mardi 20 novembre 2012

Epilogue. France-Chine, kilomètre 12000 et des poussières.

Et puis il faut revenir.

Revenir et s'interdire de penser à son voyage, parce qu'il y a plus urgent, parce qu'il y a plus grave. S'interdire de rêver à ces douze mille kilomètres, à ces ailes dans le dos, à ces matins angoissés, à ces soirées souriantes, s'interdire de comparer le bonheur et l'insolence d'alors et l'épreuve d'aujourd'hui, parce que c'est la vie, que c'est ainsi, qu'il faut faire front et éviter tant bien que mal de se retourner.

Heureusement, quatorze mois, ça ne s'efface pas comme ça.
Et, de même que la vie ressurgit toujours, malicieuse, effrontée, aux moments les plus noirs, mon voyage a fini par me revenir, boomerang joyeux, coloré, odorant, et me signaler qu'il était quand même de mon devoir d'y mettre un point final.

Je rêvais d'une fin au bord de l'eau, je rêvais de voir le Yang-Tsé se jeter dans la Mer de Chine, et moi dans un retour plein de promesses.
Mon voyage s'est achevé sur le tarmac d'un aéroport chinois.
Mais qu'importe, lorsque le but, c'est le chemin....

J'étais partie pour beaucoup de bonnes raisons, et pour quelques mauvaises que je ne voulais pas m'avouer. Je voulais contenter mes jambes pleines de fourmis, et mon coeur un peu trop palpitant. Je voulais me créer une vie pleine de souvenirs. Je voulais voir, les yeux écarquillés, le monde et ceux qui l'habitent. Je voulais savoir de quoi j'étais faite. Et je voulais de cette vie nomade qui me faisait vibrer depuis si longtemps. Voilà pour les bonnes raisons.
Je voulais essayer d'arrêter un peu ce temps qui file trop vite. Je voulais me prouver que j'étais capable de réaliser quelques chose qui me semblait objectivement impossible. Et peut-être voulais-je aussi le prouver au reste du monde. Voilà pour les raisons moins avouables.

De mon premier coup de pédale plein de questions à mon arrivée en Chine, de l'épopée turque à l'angoisse indienne, du sourire de la Bavière à la nonchalance du Laos, mon voyage a dépassé toutes mes attentes. J'en reviens fière des obstacles franchis. Humble des renoncements, des découragements, de ces quelques épreuves trop dures pour moi. Fascinée par ce monde si complexe, si changeant, si frileux parfois, mais si bienveillant partout.
J'en reviens surtout éperdue de reconnaissance pour toutes ces mains qui m'ont poussées, kilomètres après kilomètres. Toutes ces portes qui se sont ouvertes, chaque soir, sans faillir. Et tous ces encouragements que vous m'avez prodigués ici, et qui m'ont portées comme jamais je n'aurais cru cela possible. Ce voyage aurait été fini depuis bien longtemps, s'il n'y avait pas eu tous vos commentaires, j'en suis convaincue. Merci infiniment.

Mon voyage se termine, et j'en reviens plus forte, et, parce que je connais mes faiblesses et mes limites, plus humble aussi. Prête à faire front, mais les bras ouverts.

Miracle, le temps avait réussi à filer moins vite. Mais les fourmis, elles, sont toujours là.

Tout reste à vivre.

jeudi 6 septembre 2012

Bonjour à tous,

Le décès de mon grand frère, à 35 ans, a soudain rendu ce voyage bien futile et bien loin de mes préoccupations.
Me voilà de retour en France, auprès des miens.

Je reviendrai plus tard faire un bilan de ces quatorze mois.
Pour l'heure, merci infiniment de m'avoir suivie.
Mon adresse mail : juliette.jacquemin@yahoo.fr

A bientôt,
Juliette

dimanche 26 août 2012

Aux portes de Chine. Luang Prabang, km 12000




Quel délicieux été, à pédaler de concert aux bords du Mékong... Apres les quelques ajustements nécessaires, l'étonnement de ne plus me sentir seule au moment de partir, le rythme à trouver et a adapter, quel bonheur ! Je découvre un pays avec non plus une paire d'yeux, mais deux, ou trois. C'est par cette multitude de regards que le Laos se dévoile, au fil des coups de pédale.
Le Laos, l'un des pays les plus pauvres du monde. Les images que je garde en tête, du sud du pays tout du moins, font mentir celles que font imaginer les études alarmistes qui nous alertent sur ces malheureux qui vivent "sous le seuil de pauvreté"...
Et quoi ? Nous devrions les plaindre, ceux dont la faiblesse serait de réussir à vivre avec moins de deux euros par jour ? Nous devrions les plaindre alors que leur conception de la société, de l'éducation des enfants, aurait plutôt tendance à nous faire rougir.
Ici dans les campagnes, la communauté prend en charge les plus jeunes. A quatre ans, on est souvent sous l'aile de gamins de huit ans. On doit aussi s'occuper des plus petits, ceux de deux ans - sans que le regard bienveillant d'un adulte ne soit jamais trop loin, bien sur. Les enfants qui pullulent sont très tôt rendus responsables - et par la même plus débrouillards, jouissant aussi de l'amour de toute une communauté.
Il n'est pas rare de croiser, sur la route principale, des scooters conduits par une gamine de dix ans tout au plus, concentrée sur la route, les pieds touchant à grand peine les pédales, et a qui s'accrochent comme autant de poussins gouailleurs et courageux une ribambelle de marmots...





L'opulente Asie des rizières que nous traversons, douce et rieuse,  lente et sereine, semble chaque jour nous narguer de sa joie de vivre. Elle que l'on dit stagnante ; entendre : sous-développée.
Au Laos pourtant, les dangers guettent, tapis. Les riches voisins, Chine et Thaïlande qui, eux, n'ont jamais souhaité rater le train du "développement convoitent cette bande de terre léthargique. Petit à petit, parcelle par parcelle, le Laos est racheté, grignoté par les investisseurs intéressés par des gisements prometteurs. Comme autant des verrues fleurissent dans les campagnes des maisons incroyables et kitschissimes et qui attirent à chaque fois notre œil surpris. A Vientiane, Vilayvanh qui nous reçoit nous explique :
"Ces maisons appartiennent souvent à des paysans qui ont accepté de céder leurs terres agricoles à des Chinois, moyennant des sommes exorbitantes. Une fois l'argent encaissé, c'est comme s'ils avaient gagné au loto. Et le but premier, c'est d'abord de se faire construire une maison identique à celle qu'ils voient tous les jours dans les séries thaïes..." Et c'est ainsi que la colonisation économique - et, de plus en plus, culturelle, prend de l'ampleur. Vientiane elle-même croule sous les chantiers d'envergure qui essaiment sur les bords du Mékong. Partout, d’immenses panneaux indiquent à grands coups d'images bien léchées la construction prochaine d'édifices copiant bien souvent les grands immeubles new-yorkais... Et payés bien souvent par les Chinois. Pendant ce temps, le système éducatif et médical stagne à l'état embryonnaire... Mais en République Populaire du Laos, on n'en est pas à une contradiction près.





Apres Vientiane, le paysage change radicalement. Les pains de sucre qui donnent toujours un peu l'impression d'être poses, bêtement, par une main immense et invisible au milieu des rizières, se multiplient, au point de boucher tout l'horizon de leurs formes extravagantes. C'est la saison des pluies au Laos et les formes mystérieuses des massifs sont toutes enveloppées de brume. Parfois le voile se déchire et l'un d'entre eux apparait, plus imposant qu'on l'aurait imagine. Et ces monstres de pierre semblent soudain si vaporeux, si délicats. Nous roulons dans une estampe, sur du papier de soie que l'on aurait presque peur de froisser, de déchirer. Nous roulons en suffocant, la route monte dur, pour mieux nous rappeler surement que rien n'est acquis, et que chaque fois que nous voudrons nous perdre dans ce paysage d'elfes et de fées, il faudra le mériter.






Et puis soudain m'y voila. Aux portes de la Chine. J'y arriverai donc ? Oui, mais seule. Et à Luang Prabang, a un pas de l'Empire, je titube et j'hésite, effrayée par ce géant qui m'attend et par la solitude qui m'étreint de nouveau. Et comme a la frontière iranienne, je sens que plus qu'un pas en avant c'est un nouveau saut dans le vide que je dois faire.
Mais le dernier.




dimanche 22 juillet 2012

Quelques images du Laos...

Comme promis, voici quelques photos du Laos en attendant de vous retrouver en aout pour un nouvel article plus complet !
A tres bientot, 
Juliette









mercredi 18 juillet 2012

Fermé pour congés... Vientiane, km 11450

Cet été, je continue à pédaler, je remonte le Laos tranquillement en suivant le Mékong... Mais cet été, je ne suis pas seule. Mes proches, lassés de me voir si loin, se relaient pour pédaler quelques temps à mes cotés. L'occasion pour moi de découvrir une autre manière de partager, plus directe, plus affective, et de laisser pour Juillet le blog en jachère... Je reviens en aout pour des articles plus construits, et vous ferai patienter d'ici là avec quelques photos du Laos !
A très bientot,
Juliette

samedi 30 juin 2012

Le dix-millième. Kratie, km 10 650

J'arrive à Phnom Penh après quelques jours délicieux, parsemés de rencontres faciles et chaleureuses. J'en profite pour fêter mon dix-millième kilomètre, un peu après Siem Reap, en rase campagne.
Je ne parle pas beaucoup de mes longues heures passées sur le vélo. Le plat du terrain, en ce moment, me permet de les passer à penser à tout et à rien, surtout à rien, à chanter, à rêver à toutes mes vies futures et à celles que je ne vivrai jamais. J'aime cette idée de mettre plusieurs heures, chaque jour, mon cerveau à disposition. De l'irriguer comme il faut par l'intermédiaire des mes coups de pédale, de le plonger dans un univers serein, et de regarder ce qui se passe... Parfois, les idées viennent d'elles-même. Parfois, c'est le grand vide. C'est comme pour mes étapes du soir : l'essentiel est toujours de créer les conditions propices à la surprise. De tout faire pour qu'il se passe quelque chose, et puis d'attendre, sans trop s'en faire.
Je laisse aussi des pans entiers de ma mémoire affleurer. Des souvenirs minuscules et futiles que j'aurais définitivement  oubliés si je ne leur avais permis, comme une dernière chance, d'émerger. De ces délicieux moments, madeleines de Proust sans madeleines, je suis friande. Cette année et demie de parenthèse, c'est aussi une manière de prendre le temps de faire le point sur les vingt années passées. Quel luxe inoui ! Peut-on si souvent, dans la vie ordinaire, se permettre de prendre vraiment du recul sur ce que l'on a vécu, d'arrêter le cours des choses, de se poser en spectateur de notre vie passée ? Démarche égocentrique au possible, mais démarche essentielle, qui ne donne que plus de valeur à la vie. C'est si riche, une vie !




ŠA Phnom Penh, je suis accueillie par un couple d'expatriés, Solène et Laurent, chez qui je passe plusieurs jours. Les quelques jours passés avec eux et avec leurs enfants, Benjamin et Thomas, me font un bien fou, d'autant que leur regard d'expatriés ayant vécu de nombreuses années au Laos et au Cambodge est passionnant, juste et sans complaisance, notamment sur le milieu des expatriés en lui-même. Solène, professeur de Francais-Langues Etrangères au lycée français, m'explique :
" Dans cette école, on n'a pas que des enfants d'expats. Il y a aussi plein de petits Khmers, qui ont obtenu une bourse sans qu'on sache trop comment, grace aux relations de leurs pères le plus souvent, et qui se retrouvent là. Ca donne une mixité sociale très importante, et qui va des gamins au passif très lourd, avec des histoires familiales compliquées, aux enfants de l'élite qui débarquent tous les matins dans les Lexus rutilantes qui circulent partout en ville." Elle me sert un thé, puis reprend : "Et même parmi les expatriés, les situations sont vraiment très différentes. Tu n'imagines pas le nombre d'occidentaux débarqués là avec un contrat de travail qui a fini par s'achever, sans qu'ils aient pu trouver autre chose, et qui restent là, incapables moralement de retourner en France ; comme le gouvernement au Cambodge n'accorde pas d'aides sociales, ils se paupérisent extrêmement vite et sont vite réduits à l'état de survie. Ils se disent surement qu'il vaut mieux vivre sous les tropiques qu'en France... Sauf qu'ils n'ont plus rien à faire ici et que, pour le coup, ils seraient bien mieux dans leur propre pays. On n'est pas forcément plus heureux au soleil.
A coté de ça, quand tu as un travail ici, c'est vrai que tu peux avoir un train de vie qui dépasse de très loin ce que tu peux espérer en France. Du coup, on assiste très souvent à l'excès inverse, des expats qui brisent des tabous, des limites auxquels ils se seraient pliées sans même y penser en France. Ici quand tu es expatrié, la norme veut que tu aies au moins une femme de ménage. On nous l'a fait comprendre dès qu'on est arrivés. Du coup, au début, on était un peu ennuyés, on ne savait pas vraiment quoi lui faire faire... Je dois avouer que depuis que les enfants sont nés, c'est quand même plus pratique. La notre vient du lundi au vendredi, de 10h a 19h environ. Elle s'occupe des nfants, fait le ménage et la cuisine. On nous dit qu'on la paie trop ; je ne vois pas en quoi. La vie n'est pas si bon marché ici. Mais il y en a chez qui c'est la folie. Ils exigent que la bonne soit là les week-ends, qu'elle arrive le dimanche avant qu'ils soient levés, pour leur préparer leur petit-déjeuner... Un truc qu'ils n'imagineraient jamais en France, bien sur ! Les voyages se font avec la bonne, pour qu'elle s'occupe des enfants, ce qui fait qu'ils ne partent pour ainsi dire jamais en famille. Voilà ! Et pour tout ca, ils paient une misère..."
L'exploitation de l'homme par l'homme a de beaux jours devant elle quand elle se fait loin de chez soi. Et toujours sous le soleil. Comme si c'était moins grave.



"Et oui, comme tu le vois, il y a de tout ici ! Le problème du Cambodge, c'est qu'il n'y a pour ainsi dire pas de réglementation. Du coup, il est très facile pour les Occidentaux de venir, d'y rester d'y faire un peu tout et n'importe quoi. Il y a beaucoup de dérives. Avec les ONG notamment. Tu as du remarquer le mombre effarant d'ONG qu'il y a dans ce pays ! Or, si à la fin de la période khmère rouge, soit dans les années 1980, elles étaient nécessaires, tant le pays était à feu et à sang, et tant il y avait tout à reconstruire, aujourd'hui elles ont bon dos pour justifier un assistanat qui sert tout sauf la cause du Cambodge. Mais comme rien n'est controlé... Et elles restent là, ça fait des décennies maintenant qu'elles sont là, alors que l'idée d'une ONG à la base c'est quand même de mener un projet de développement qui soit viable sans elle, puis de s'en aller, non ? Mais personne ne se pose de questions et, quand tu vois combien sont payés certains de leurs responsables, tu comprends mieux qu'ils ont tout intérêt à rester là. Et ensuite, en France, les mêmes viennent toujours te présenter la même image du Cambodge, une vision misérabiliste au possible. Bonjour l'envie de se reconstruire après ça..."
Prisonnier à la fois d'un passé douloureux et jamais raconté, et d'un futur qui n'offre pas beaucoup de perspectives, le Cambodge semble s'embourber doucement mais surement, cas d'école de l'aide humanitaire et de ses travers. Solène et Laurent poursuivent :
"Il y a aussi, ici, une violence latente, qu'on masque derrière un sourire et une attitude policée, mais qui s'exprime de temps à autres de manière extrême. Comment faire autrement après les années de terreur de Pol Pot ? Une étude a récemment montré que 70 pour cent de la population cambodgienne avait des problèmes psychologiques. Ici, on l'a vu avec par exempls notre chauffeur de tuk-tuk, une vraie crème, à qui on laisse les enfants en toute confiance, et qui s'est retrouvé à brandir une barre de fer à bout de bras, en pleine rue, après un accident avec un autre type. Il a fini par se calmer parce que j'étais là, avec les enfants, mais quand même, je t'assure que ça fait bizarre !"



De mes conversations avec eux se dessine donc un Cambodge complexe et passionnant, aux questionnements multiples, que mon simple passage chez les gens ne me permet pas vraiment d'appréhender. Car mon voyage au Cambodge a, inévitablement, quelque chose d'un peu frustrant : je n'avais pas prévu que j'y passerais autant de temps, alors je n'ai pas pris la peine d'apprendre la langue. Comme en Hongrie, je traverse le pays sans base, condamnée à une communication minimale avec les familles qui m'accueillent. Confamnée à ne pas vraiment comprendre le pays, à ne pas pouvoir le rationnaliser, condamnée surtout à laisser toutes mes questions sans réponses. Tant pis. Tant mieux : car ce faisant, j'apprends à appréhender autrement le pays : à le ressentir. Mes sens en alerte s'en donnent à coeur joie. L'odeur de la pluie sur le bitume quand vient enfin éclater l'orage libérateur d'une journée harrassante de mauvais soleil... La caresse d'un souffle de vent sur ma peau. Les couleurs électriques, métalliques, royales du ciel à l'infini. Le picotement de la soupe au gingembre : tout me pénètre en douceur. Je deviens hyper-sensible, réceptive à tout : et le soir je reste longtemps les yeux grands ouverts, étendue sous la moustiquaire, à écouter le moindre bruit, le jappement des chiens, le rire des enfants qui ne s'arrêtent décidément jamais de rire, le ronronnement des moteurs, le crépitement de la pluie.
Et ça tombe bien : le Cambodge est d'abord un pays qui se ressent. Délicatesse ; peut-être que pour l'aimer, il ne faut pas chercher à le comprendre ; seulement lui sourire, et le voir venir comme un cadeau. Et je me prends, au bord du Mékong, à rêver de poser mon vélo, d'enfoncer mes deux pieds le plus profondément possible dans la lathérite, cette terre rouge et meuble comme devraient l'être toutes les terres, à m'y planbter comme un arbre et à rester là pour des siècles, ancrée à la terre.
Il y a ici quelque chose qui me touche profondément sans que je sache quoi exactement. Peut-être seulement le fait qu'ici on se lave à l'eau de pluie et qu'on se sèche au soleil. Que tout semble simple et doux. Je traverse le pays avec pour livres de chevet les témoignages des survivants de la période khmère rouge. Le contraste entre la brutalité, la froide exécution de l'horreur, et la vie des cambodgiens que je rencontre chaque jour, leur gentillesse souriante, me fascine. Rien n'est réglé au Cambodge, le passé ne passe pas, il semble roder, tapi, prêt à bondir... Mais au-delà, il y a cette vie au présent, cette vie qui est là tout entier, et ces scènes fugaces que je tente d'ancrer à jamais dans ma tête : deux fillettes en ombre chinoise qui jouent au badminton dans une ruelle sombre. Un jeune homme qui lit en tailleur sur les bords du Mékong. Une gamine qui danse en riant aux éclats sous la pluie, se croyant seule...



Le cinéaste franco-khmer Rithy Panh, rescapé du génocide, écrit : "Aux intellectuels de l'Ouest, qui ont rédigé des odes et des poèmes, des tracts, des livres, ou des articles enthousiastes, et qui aujourd'hui encore, depuis le monde démocratique, aspirent à un communisme nouveau, purifié, lissant dans les salons leur radicalité de velours, je dis : il n'y a qu'un homme". Tout est dit.
Et c'est peut-être pour cela que ce pays me bouleverse aussi profondément - comme me bouleversait l'Iran de Sareh. Parce qu'au delà des idéologies froids et pures, il y a toujours un homme, qui sourit au bord de la route.
En parcourant à vélo les routes cambodgiennes, je n'ai jamais autant l'impression de communier avec mes frères humains.

Quelques kilomètres avant la frontière laotienne, je suis frappée de plein fouet, Fièvre de cheval, articulations douloureuses : un retour à Phnom Penh s'impose pour quelques tests. C'est le chikungunya. Repos forcé, et somme toute pas désagréable, dans une maison que je commence à bien connaitre... Merci, Solène et Laurent.

mercredi 13 juin 2012

Le vieux aux secrets. Phnom Penh, km 10 260



Mon séjour au Cambodge, après avoir avalé tout rond la Thailande, commence par une rencontre ratée. Etonnement de me voir là, méfiance, problèmes de compréhension surtout : les habitants du premier village à qui je demande l'hospitalité appellent la police. Je passe la nuit au commissariat, sans que l'on me fasse le moindre reproche mais parce que les gendarmes estiment que je ne peux pas dormir ailleurs. Ambiance de bienvenue... Mais je ne m'en fais pas trop : j'ai appris depuis le temps qu'il faut toujours faire confiance à son chemin. Il sinue parfois un peu, mais pour peu que l'on sache s'y arrêter, il offre toujours des merveilles.
D'ailleurs le lendemain, à Siem Reap, le point de chute de tous les explorateurs en herbe des temples d'Angkor, je fais connaissance avec Kol, franco-khmer, ami d'amie d'amie débusqué en quelques mails de dernière minute et qui me reçoit chez lui trois jours. A peine arrivée, il m'amène, à la nuit tombante, faire un petit tour de moto entre les temples. La foule de touristes a déserté et personne ne nous demande rien, surtout pas les billets d'entrée que nous n'avons pas. Nous avons les temples pour nous tous seuls. Ces immenses visages au sourire insondable, mais si pénétrant, me touchent au coeur, tandis qu'autour de nous seuls les grillons, en de longues plaintes surréalistes, composent la bande-son de ma rencontre avec l'invraisemblable art angkorien. Instants d'éternité.
Et dire que vingt-quatre heures auparant je rongeais mon frein, couchée à même le sol dans la salle surchauffée du poste de police ! Décidément c'est vrai, la route ne trahit jamais...



Après ma pause bienvenue à Siem Reap, mes heures passées à vélo sont un bonheur. Je pédale, depuis la frontière, comme enveloppée : enveloppée de tous ces "hellos !" joyeux qui rebondissent le long du chemin, d'une maison à l'autre, annonçant ainsi mon arrivée aux suivants qui sortent alors de leurs maisons en courant pour venir à leur tour me saluer. Le Cambodge tout entier se charge de m'accueillir et veille à ce que je ne me sente jamais trop seule. Cela donne, tout soudain, à mon périple des airs de jubilée de la Reine, ma main droit se retrouvant plus occupée à distribuer les signes de bonjour qu'à tenir le guidon. Mais cela crée surtout un lien ininterrompu, un échange permanent de regards et de sourires qui m'impressionne beaucoup.
Et sur la route, le spectacle est permanent. Je suis un jour dépassée par des discothèques sur roues : deux fourgonettes ouvertes aux quatre vents qui passent dans un tumulte de pop asiatique, et à l'intérieur desquelles se déhanchent quelques jeunes qui s'accrochent à peine aux parois du véhicule pour éviter une chute fatale... Je dois me frotter les yeux pour être bien sure que je ne rêve pas. Plus souvent, je croise des motos ordinaires sur lesquelles sont attachés, à l'arrière, deux énormes cochons beuglant tout ce qu'ils peuvent, étendus l'un sur l'autre, de tout leur long, sur le porte-bagages. Ou d'autres motos encore, conduites par des adolescents renfrognés, à l'arrière desquelles émergent, véritable queue de paon, plusieurs tiges en éventail, pointées vers le ciel, embrochant chacune plusieurs canards morts et déplumés, et qu'ils vont vendre sur le bord de la route aux conducteurs ayant décidé qu'il y aurait du canard au diner...

Plusieurs fois par jour, tout ce beau monde qui se croise tant bien que mal sur les routes défoncées du Cambodge s'arrête de vivre. C'est qu'en un instant, sans que l'on comprenne comment il est possible que cela aille si vite, le soleil a disparu derrière des nuages énormes, énormes, et si noirs ! Et à peine a-t-on eu le temps de sentir la première goutte s'écraser de tout son poids sur le coin de notre nez, indécemment grosse, que c'est le ciel entier qui nous tombe sur la tête. Pour mon vélo, c'est toujours un désastre. Branle-bas de combat, je sors mon kway comme je peux, recouvre ma sacoche avant de l'indispensable bache plastique qui une fois sur deux s'envole au milieu de la chaussée avant d'être convenablement ajustée, et fais le gros dos en dégoulinant de partout. Une épopée à tous les coups. Sur la route, plus personne pendant quelques minutes. Du fond de leurs gargottes, les clients regardent en silence la pluie tomber, comme étonnés à chaque fois d'une telle violence. Puis le front passe, l'ondée s'adoucit, sortir redevient envisageable malgré les flaques impressionnantes que la chaussée n'arrive pas à boire. Et ce ciel ! Le ciel après la mousson fait à lui seul accepter les quelques minutes insensées qui le précèdent. Phosphorescent, métallique, hésitant entre le bleu et le gris, tout chargé de nuages qui ne se contentent pas d'être là, bêtement, comme de simples nuages, mais qui s'étirent, qui s'enchainent, qui tracent des perspectives et des lignes de fuite, et qui rendent le ciel profond. Profond et plein.



Ici les maisons ont de grandes pattes, qui les sauvent chaque année des inondations, et une unique pièce à l'étage, immense et toujours presque vide, si ce n'est une table, parfois quelques chaises, le temple près duquel brulent toujours quelques batons d'encens, et la sacro-sainte télé, branchée dans un coin et qui ne fonction que pendant les rares heures ou le courant passe. Les familles qui m'accueillent sont invariablement douces et souriantes. On fait venir les jeunes pour qu'ils me parlent anglais, les vieux pour qu'ils me parlent français. Comme ce premier soir après Siem Reap. Le couple de petits vieux qui m'avait accueillie, recueillie plutot au cours d'un orage phénoménal, était adorable, mais peu causant. A peine avaient-ils approuvé à ma requête, avaient-ils fait rentrer mon vélo pour qu'il échappe aux trombes d'eau, m'avaient-ils tendu une chaise en me souriant gentiment. Pas un mot d'échangé, seulement des sourires, et nous avions regardé longtemps la pluie tomber. Et puis, après ces longues minutes silencieuses, le vieux s'était penchée vers moi, et m'avait dit, tout doucement, si doucement que je l'avais à peine entendu, mais dans un français fluide et sans accent : ''est-ce que vous avez faim ?"
Il était presque sourd : ne comprenait pas quand je lui parlais, ne répondait à mes questions que par un petit rire gêné qui me montrait qu'il n'avait rien entendu. Alors tant pis : ce soir-là, pas de dialogues, pas de questions, malgré toutes celles qui se bousculaient à mes lèvres. Ce soir-là, j'étais suspendue à ce qu'il voulait bien me livrer. Suspendue à ses rares paroles, suspendue plus encore à ses silences, si longs, si lourds.
Il avait commencé à me raconter qu'il habitait Phnom Penh, il y a longtemps, bien longtemps, avant 75, avant les Khmers Rouges et l'exil forcé vers la campagne. Et quand Pol Pot... Il avait hésité, s'était tu, m'avait regardée, avait haussé les épaules dans un sourire si triste, si triste. D'un mouvement de tête, il avait chassé ce qu'il venait de dire. Avait murmuré : "enfin c'est fini..." et s'était replongé dans le silence.
Ne pas dire. Ne pas raconter l'horreur de ces années, cette violence inouie qui venait de l'intérieur et qui a tué près du quart de la population, ces détails sordides et abjects, les têtes cassées à coup de pioche pour économiser les balles, les nourrissons massacrés à mains nues. Ne pas dire la terreur de ces années-là et la terreur qui doit le tenailler, surement, aujourd'hui encore. Ne pas le dire et tenter de l'effacer, d'un coup de tête vers la télé, ne pas le dire et pourtant ne pas pouvoir s'empêcher, les rares fois ou il ouvre la bouche ce soir-là, d'y revenir. D'essayer d'en parler, et de se taire, finalement, incapable d'aller plus loin.
Avant de se coucher, il avait farfouillé dans le tas de papiers qui jonchaient la vieille table usée, en avait finalement tiré une pochette plastique de laquelle il avait précautionneusement sorti une photo vieillie : celle d'un jeune couple souriant dans un décor ringard au possible. C'était son oncle, écrivain et tué par les Khmers rouges qui n'aimaient pas beaucoup que l'on réfléchisse. Il n'avait rien ajouté. De nouveau, ces silences, si lourds de secrets, et je l'avais longuement regardé à la dérobée, perdu dans des souvenirs monstrueux dont il semblait ne plus pouvoir sortir.
Je les avais quittés très émue le lendemain matin. Eux aussi, je crois.



Comment se reconstruire aujourd'hui, quelques trente-cinq ans après l'inexplicable, le monstrueusement inexplicable, quand ceux qui en ont réchappé se retrouvent pour la vie prisonniers de ces quelques années, incapables d'en parler, ne pouvant s'empêcher d'y revenir pourtant ? Et quand les plus jeunes ignorent tout de la tragédie et, surtout, ne veulent rien en savoir ?
A Phnom Penh, le mémorial du génocide est installé à S-21, le camp d'extermination qui vit périr plusieurs dizaines de milliers de personnes. Les cellules de fortunes et les salles de tortures, conservées telles quelles, cotoient des centaines de photos de victimes dont les regards noirs en mosaique hantent longtemps ceux qui les contemplent. Le lieu est chargé jusqu'à l'écoeurement de douleurs indicibles. Il retourne le coeur, donne honte à tous les êtres humains. J'y retrouve le même sentiment d'horreur qu'à Auschwitz, le même hurlement qui vient des tripes et ne veut pas sortir. Pour calmer un peu cette angoisse, cette sensation de souffrance universelle, j'allume un baton d'encens, en pensant à l'oncle de mon petit vieux aux secrets.

En ressortant de ces batiments témoins de l'enfer, quelque chose me trouble plus encore. Un groupe piaillant de collégiennes en uniformes se prend en photo sur les tombes des dernières victimes du camp. Doigts en V, sourires enjoleurs, éclats de rire outranciers. Elles prennent la pose contre la potence qui trone encore dans la cour du camp et s'interpellent d'un bout à l'autre du batiment dédié aux tortures.
Comme elles le feraient dans la cour de récréation de leur collège.
C'est le professeur qui prend la photo, lançant des blagues pour mieux les faire sourire.
Je rentre avec une nausée persistante, et la terrifiante sensation que, demain, peut-être, tout pourrait recommencer à l'identique.

mercredi 30 mai 2012

Le vent dans le dos ! Sisophon, km 9800



Enfin, après quelques semaines d'oisiveté, je reprends la route ! Après les quelques jours au frais à Darjeeling, à avaler des litres de thé en regardant les montagnes, la redescente sur Calcutta pour mes derniers jours indiens est brutale. Replongée dans la torpeur et la folie de l'Inde des plaines, je bloque une dernière fois, au point que je passerai mes quatre jours d'attente de mon train enterrée au fin fond de l'Alliance Française. Quatre jours au milieu de Bourdieu et de Foucault : décidément, il est temps que je reprenne le vélo !


Je retrouve celui-ci ou je l'avais laissé, à Jaipur. En deux décollages, terrifiants comme il se doit, et autant d'atterrissages, je dis adieu à l'Inde une bonne fois pour toutes, et je débarque à Bangkok. La chaleur moite n'est guère différente de celle de Calcutta. Pourtant, à me balader dans les rues de la capitale thaie, je mesure le bonheur de me retrouver dans une atmosphère enfin sereine. La Thailande n'est certes pas moins dépaysante que l'Inde : nouvelles odeurs, nouvelles couleurs, nouveaux fruits étranges, nouvelle intonations inconnues. Mais l'Inde m'assaillait sans répit. A force de me gaver démesurément, elle avait fini par m'écoeurer. La Thailande au contraire se laisse découvrir au rythme que l'on a choisi. Les petites ruelles de Bangkok n'affichent aucune ostentation. Elles se cachent au regard et c'est pour cela que je retrouve aussitot l'envie de les débusquer. La ville me rappelle parfois Téhéran, pour ses artères ahurissantes baties en dépit de tout sens esthétique et pour la vie qui s'en fiche et qui y fleurit quand même, parfois Dubai pour ses immenses tours de verre exhubérantes de modernité et de luxe. Mais les temples thais, les monastères au bord du fleuve sont uniques et charmants, peuplés qu'ils sont de bouddhas dorés, de dragons de pierre et de toutes sortes de créatures magiques statifuées, directement sorties d'un rêve.


Pendant ces quelques jours à Bangkok, je loge chez Pop et sa petite famille. Pop tient un cybercafé, en attendant d'ouvrir une guesthouse, dans la rue ou il est né et, en soirée, c'est justement toute la rue qui s'y presse et s'entrecroise, pour quelques heures passées sur le net, pour une partie de Fifa 2012 à la Playstation, ou juste pour quelques mots échangés, quelques potins rapportés. Dans ce quartier du vieux Bangkok, les générations se succèdent sans que les gens ne partent vraiment - les adultes veillent sur les jeunes, qui une fois adultes veilleront sur ceux qui aujourd'hui sont encore des marmots. Ainsi va la vie et défilent les années, sans se presser. Parmi les habitués du repaire de Pop, il y a ce jeune qui veut travailler dans le tourisme et qui vient prendre auprès de Pop des leçons pratiques ; il y a toute la famille du coin de la rue, qui tient une gargotte à ciel ouvert et qui sert de délicieux petits plats pas chers à même le trottoir ; il y a aussi ces deux gamins d'à peine quinze ans et déjà mariés, parce que c'était plus simple que de se fréquenter dans une société ou priment les conventions. On les regarde se sourire en coin, adopter les mêmes codes amoureux que tous les jeunes du monde, et on se demande, avec un brin d'inquiétude, jusqu'à quand ça durera. Et il y a Pop, une mère perdue trés tot, une enfance pas très facile, à deux pas de là ou il habite maintenant, et l'arrivée en France, à l'age de neuf ans, sur les traces de sa cousine. En huit heures du temps, le petit thai a été transporté de la plus vieille avenue de Bangkok à un grand appartement rue Solférino. D'une famille thaie élargie à une famille française bourgeoise toute neuve, qui l'adopte pour une dizaine d'années. Il retourne à Bangkok à l'aube de ses vingt ans, une double identité en poche, une double culture dont il semble tirer une richesse immense.



L'heure est enfin venue de repartir. Un petit état des lieux avant le premier coup de pédale. Mes semaines de repos m'ont fait un bien fou. J'ai le sentiment de commencer un nouveau voyage, peut-être un peu plus sereine qu'avant. Avec la certitude que non, je ne peux pas tout faire, mais que je peux en faire beaucoup. Que je saurai m'arrêter si cela devient trop dur, mais que pour l'heure, je n'ai qu'une envie : rouler jusqu'à Shanghai ! Et ce vent dans le dos qui me pousse à la sortie de Bangkok, ce n'est pas encore celui de l'arrivée - il en faudra, des épreuves, avant de voir Shanghai... Mais bel et bien un enthousiasme réaffirmé, une envie de croquer la route dont je me rends compte à présent que je l'avais perdue sur les routes de l'Inde. Les mollets tout heureux de servir à nouveau, les poumons qui se gonflent et le coeur qui bat plus vite, le regard qui cherche dans quelques centaines de kilomètres les rives du Mékong, les kilomètres que j'avale tout rond, les sourires de ceux qui me regardent passer et qui viennent faire écho à mon propre sourire. Bangkok-Shanghai, nouveau départ...


vendredi 11 mai 2012

Au bord du fleuve. Darjeeling.






Je n'aurai pas suivi le Gange à vélo... Mais il y avait en tout cas une ville ou je me devais d'aller. Varanasi, l'ancienne Bénarès, est l'un de ces lieux qui font travailler depuis longtemps l'imaginaire. L'un de ces lieux qui justifient les rêves, les projets, les départs.
Car Varanasi, c'est d'abord le Gange, qui à cet endroit forme un coude, un parfait croissant de lune permettant, sur les rives du fleuve, d'observer la ville jusque loin. D'immenses escaliers, les ghats, mènent jusqu'au fleuve les pélerins qui débouchent des petites ruelles adorables et sinueuses. Pas d'autre bruit sur ces marches que les cris des enfants, le bourdonnement d'une prière, le claquement du linge qu'on lave dans le fleuve et qu'on frappe sur de grosses pierres. Le chaos de la foule et de la circulation est bien loin, de ce coté-ci de la ville. En journée, cet isolement du bord du fleuve est une bénédiction. Ecrasés par le soleil implacable que ne cache aucun arbre, aucune façade, les Indiens du fleuve dorment sur leur bateau qui tangue, ou sur une marche inconfortable. Les plus jeunes jouent au cricket, et se dévouent avec bonheur pour aller récupérer la balle tombée dans le fleuve dès que le batteur a mis un peu trop d'enthousiasme dans son coup. Quelques buffles les interrompent dans leur jeu en descendant lourdement les marches avant de s'immerger totalement dans le fleuve - presque totalement : les naseaux seuls dépassent, donnant à tous ceux qui les observent, accablés de chaleur, l'envie folle de se jeter à l'eau. On croise bien, au hasard des déambulations que l'on entreprend le long du fleuve, quelques saddhus en prière, quelques autels ou l'encens brule. Mais à cette heure-ci de la journée, ceux-là même semblent participer à ce calme. Les bourdons des prières sont la bande-son parfaite de ce décor de paresse bienheureuse.



En journée donc, le Gange isolé du monde réel n'est que tranquillité et bonheur paisible.
L'atmosphère change avec la tombée de la nuit. Quelque chose se tend, imperceptiblement. L'air ambiant se fait plus lourd, chargé soudain d'électricité ou d'autre chose. On ne flane plus au hasard, l'air de rien. On sent que quelque chose se passe, et, irrépressiblement, on converge vers le ghat tout embrasé de lumière, le ghat principal ou déjà résonnent les tambours. Là, à la tombée de la nuit, un rituel immuable se déroule. Chaque soir, au chant d'un sixième, cinq brahmanes remettent au Gange la lumière du soleil. Une heure durant, en une danse soigneusement organisée, ils brulent l'encens, soufflent dans leurs conques, parsèment la terre et l'eau de pétales de rose, exécutent une infinité de gestes dont la signification demeure obscure à la foule qui les contemple. Le Gange s'est couvert de petites bougies vascillantes qui flottent un temps dans l'eau avant de s'éteindre. Leurs flammes tremblottantes et incertaines forment un joli contraste avec le cadre si calibré du rituel des brahmanes. Ce même rituel, là, soir après soir, sans déroger, depuis des millénaires...


A Varanasi, on vient aussi mourir. Les chanceux qui expirent dans la cité sacrée sont libérés du cycle infernal des réincarnations. Voilà pourquoi on croise partout sur les bords du fleuve des hommes, des enfants, des femmes, le crane rasé, signe de deuil chez les hindous. Les corps sont brulés au bord du fleuve, les cendres déposées dans l'eau sacrée. Cette tension, le soir, aux abords du principal ghat de crémations ! Les regards à l'arrivée de tout étranger sont méfiants. Surtout, ne pas prendre de photos ! nous répète-t-on. Comme si cela m'était venu à l'esprit. Les corps arrivent à une cadence effrénée. On meurt décidément beaucoup à Varanasi. Tout parés de soie dorée, couchés sur des brancards, les corps sont amenés par les hommes de la famille jusqu'à l'un des buchers qui brule sans discontinuer. Là comme à la prière, un même vertige me prend. Ces feux qui brulent, sans jamais s'éteindre, jour après jour depuis des millénaires...
Un peu plus au sud, sur le fleuve, un autre ghat est dévolu aux crémations. Ici l'atmosphère n'est pas la même. Des gamins jouent toujours près des buchers. La mort ici est naturelle, si naturelle qu'on ne voit pas l'intérêt de la séparer de la vie ambiante. Lorsque j'y passe la première fois, un groupe de momes, le crane fraichement rasé, déboule en hurlant de rire, un énorme matelas pneumatique porté à bout de bras au-dessus de leurs petites têtes tondues. Contournant les feux de crémation, ils précipitent le matelas dans le fleuve et se jettent dessus à grands cris. La frêle embarcation adresse de grands signes aux hommes qui attisent les feux sur la berge. Ceux-ci leurs répondent en souriant. Ces rires ! Peut-être que lorsque la vie cotoie la mort de manière aussi prégante, elle n'en devient que plus éclatante. Ainsi va Varanasi, la ville ou sur le fleuve blanc des heures matinales, tout est possible, tout arrive, et tout n'en semble que plus vrai.




Après une grosse semaine, les montagnes me font de l'oeil.

Avant Darjeeling, je fais une courte escale à Calcutta. L'humidité et la chaleur m'étreignent dès ma sortie du train. Calcutta n'est pas une ville comme les autres. Calcutta est poisseuse, Calcutta est collante. Elle vous agrippe et ne vous lache pas, vous accablant de sa moiteur, de sa foule toujours pressante, toujours en mouvement. Elle vous suffoque toujours un peu.
Calcutta, la ville de tous les extrêmes, ou les pousse-pousse n'ont pas de roues, mais des jambes, et courent sous des chaleurs harrassantes, transportant dans des sièges de fortune de gros bourgeois qui s'éventent. Calcutta, la ville de la grande pauvreté, qui se cache dans le centre-ville mais que l'on devine, chez ces gosses hauts comme trois pommes qui semblent n'appartenir à personne et qui gambadent les fesses nues entre les voitures. Ou dans cette foule, trop dense, bien trop dense pour que tout se passe bien et pour que personne ne soit lésé. Ou dans ces toits de tole qui fleurissent sur les grandes avenues et sous lesquels on aperçoit, parfois, un regard.
Calcutta, créée par les anglais, batie par eux. En s'installant là, en imposant leur propre système partout dans la plaine du Gange, en prolongeant la domination moghole, ils contribuèrent à appauvrir considérablement une région pourtant fertile et prometteuse. Dans l'est de l'Inde, l'une des régions de grande pauvreté de la planète, les effets se font encore sentir aujourd'hui.

Et pourtant il est un lieu envoutant à Calcutta. Un lieu qui vient raconter autre chose que cette éternelle histoire de domination et d'asservissement. Caché derrière ses hauts murs, discret au possible à deux pas de la circulation incontrolable de l'avenue, le cimetière de Park Street est plongé dans un sommeil éternel. Passé la porte, le lieu surprend : c'est un bric-à-brac étonnant, une accumulation de tombeaux plus grandiloquents les uns que les autres. Mausolées à colonnes, pyramides, obélisques : un amas de ruines bouffées par les tropiques. L'humidité a fait une bonne partie du travail. Les arbres envahissants font le reste. Le cimetière est un entassement de vieilles pierres kitshes que vient dévorer la jungle. On ose s'aventurer dans cette touffeur : dès les premiers tombeaux, les inscriptions qu'on lit sur la pierre révèlent des tragédies insoupçonnables. Les colons enterrés là au tournant du vingtième siècle avaient rarement plus de trente ans à leur mort. Décimés par les mutineries et les révoltes, tombés comme des mouches sous le coup des fièvres tropicales. Des vers de pacotille exaltent ça et là les beaux yeux de Margaret, le sens de l'honneur d'Edward. Ces quatrains, comme ces luxueux tombeaux dont l'on ne voit pas vraiment la poésie qu'ils dégagent mais plutot les dépenses somptuaires qu'ils ont du entrainer, masquent mal l'ampleur des drames que raconte chacune des dates gravées.



Dans l'Antivoyage, Muriel Cerf raconte comment, dans les années 1970, après avoir passé la soirée dans une maison de diplomates britanniques à Calcutta qui n'ont eu de cesse de lui raconter à quel point la vie était douce et saine ici, elle est glacée par le cri d'horreur de la petite fille de la maison qui la voit se frotter les yeux. "Don't touch your eyes !" supplie-t-elle, de manière irraisonnée, parce qu'une épidémie de conjonctivite a éclaté  dans les environs. Un cri terrifiant dans cette maison ou tout le monde s'obstinait à croire que tout était normal. Le cimetière de Park Street ne dit pas autre chose. La bonne bourgeoisie britannique, fondatrice de la ville, a du se demander souvent avec angoisse ce qu'elle faisait là, prisonnière de cet enfer, condamnée à voir tous ses jeunes gens mourir avant trente ans. Peut-être a-t-elle du longtemps se sentir étouffée, lentement machée et digérée par cette Calcutta sortie de ses mains, tout comme la ville semble aujourd'hui encore se repaitre de ces tombeaux en ruine sous la mousse.



A Calcutta, les uns dominaient quand les autres sombraient dans une misère dont ils ne sont toujours pas remis. Mais à Calcutta il n'y eut pas de vainqueur, les uns et les autres englués ensemble dans l'inextricable désespérance de cette cité maudite.



Après Calcutta, Darjeeling et les plus hauts sommets du monde sonnent comme une délivrance. Je me perds quelques jours sur les sentiers montagneux. Le temps de me souvenir d'à quel point l'effort a du bon. D'à quel point le chemin rend libre... Le temps de retrouver, enfin, mes fourmis dans les jambes et l'envie de remonter sur mon vélo. Celui-ci doit piaffer d'impatience de voir la Thailande. Un dernier coup d'oeil aux montagnes, et je pars le retrouver.


mercredi 25 avril 2012

L'Inde des Grands Moghols. Varanasi





Me revoilà donc pour un temps, et avec bonheur, redevenue piétonne et voyageuse plus classique.
A Jaipur, ma décision de laisser là mon vélo me permet de rester quelques jours supplémentaires, et d'assister à la grande fête que la famille de Kanu avait organisée pour commémorer la mort de l'arrière-grand-mère, quelques années auparavant. Cela faisait des jours que tout le monde ne parlait que de cette fête, et la famille était arrivée au compte-gouttes, des quatre coins du Rajasthan, toute la semaine précédente. Chaque jour voyait la maison un peu plus remplie, un cousin venant s'ajouter à l'autre pour dormir tous en rang d'oignons, dans le grand salon ou la chambre de Kanu. A cela s'étaient ajoutés des rituels toujours différents selon les jours, en prévision de la grande cérémonie : le henné sur les mains, l'huile de coco dans les cheveux... Drole de mélange, entre rites obligatoires et joies des retrouvaille. Kanu et ses cousines chuchotent en pouffant jusque tard dans la nuit, confidences échangées sur les matelas posés par terre.


Le dimanche matin nous cueille tot avec l'arrivée de toute la famille élargie, qui débarque aux premières lueurs de l'aube, piaillant, s'échangeant les bises en même temps que les dernières nouvelles puis fonçant chacun son tour dans la salle de bain pour une douche salutaire. 
Les choses se précisent aux alentours de dix-neuf heures. Les femme se précipitent dans la chambre, des étoffes multicolores dans les mains. C'est que pour la cérémonie, il est d'usage de porter quelque chose de neuf. Et les saris qu'elles ont choisi pour l'occasion sont tous somptueux. A chaque fois que l'une d'elle sort de la salle de bains attenante, vêtue différemment du moment ou elle y est entrée, j'en ai le souffle coupé. Saris vert bouteille, saris jaune roi. Le plus majestueux est sans doute celui de la jeune tante de Kanu, un sari bleu nuit presque noir dont les perles argentées qui le parsèment sont autant d'étoiles.


Au rez-de-chaussée, les chants de prière sont déjà tonitruants. Il est vingt heures : ils dureront jusqu'à quatre heures du matin. Tout le monde est assis en tailleur, autour du prêtre - un membre de la famille - qui s'époumonne dans le micro, accompagné de son harmonium, d'un violoniste et de quelques percussionnistes. Au centre du cercle qu'ils forment, le père de Kanu, l'ainé des petits-enfants de la défunte, danse, tout seul. Il dansera toute la nuit, sans jamais s'arrêter. Comment traduire l'expression que je découvre sur son visage, au moment ou je l'aperçois ? Comme un bonheur pur, qui le fait sauter, le yeux clos, qui lui fait arborer un sourire de félicité inébranlable. Sa danse est tantot frénétique, tantot extatique, au grédes chants religieux, au gré de son humeur.. Car ce qui l'anime semble plus complexe qu'une simple joie. Ainsi je le vois s'approcher de sa mère, le même sourire heureux aux lèvres, la regarder une seconde, en suspension... Et tomber dans ses bras, en larmes, sans pouvoir se calmer.


Sur la piste de danse, il est tantot rejoint par les uns ou les autres qui dansent tous avec le même bonheur. Kanu et ses cousines s'autorisent une danse toutes les demi-heures, auxquelles je me joins à chaque fois. On prend parfois à pleines poignées des pétales de roses qu'on jette sur l'assemblée. On se bénit avec des bougies, de la poudre ou même des billets de banque, auxquels on fit faire ds tours au-dessus des têtes avant qu'ils ne finisent dans l'harmonium du prêtre musicien. Et l'on accueille les nouveaux arrivants dans d'immenses embrassades. Les hommes dansent, leurs neveux dans les bras. Les plus vieux ont aussi droit à leur tour de danse, soutenus par les plus jeunes. Beaucoup de rire, quelques larmes, une nuit de danses et de prières ; cette cérémonie, c'est aussi et peut-être avant tout la possibilité de retrouver pour une soirée toute sa famille, tous ceux qui avaient la défunte pour aieule. 


Le lendemain matin, je quitte jaipur dans un décor de champ de bataille - le salon investi de dizaines de dormeurs couchés n'importe comment. Direction Agra !

Après Jaipur, le plaisir que me procure le fait me retrouver seule avec moi-même est très ressourçant. Les quelques jours passés à Agra ne me font pas rencontrer grand monde - et c'est très bien comme ça. J'apprécie trant le fait de ne plus être l'objet permanent de l'attention de tous et rétrospectivement, je comprends à quel point cela était pesant... Alors ces jours passés à Agra, je les passe dans un état d'esprit particulièrement contemplatif, ne recherchant pas vraiment le contact, jouissant du fait de pouvoir enfin être à nouveau spectatrice et presque invisible. 



D'ailleurs, Agra, une fois passé le premier choc de l'ambiance un peu excécrable, des gamins qui vous suivent une demi-heure pour une roupie ou un chocolat, des sollicitations permanentes et toujours intéressées, m'apparait presque charmante. Agra, la ville des grand moghols et de l'influence persane, la ville du pouvoir et de la splendeur, la ville de la douleur d'amour, en même temps que celle de la crasse, de la poussière, des ordures. Le Taj Mahal est un sublime joyau qu'encadrent des décharges à ciel ouvert et de vieilles ruines. Je l'admire, d'un jardin un peu en retrait. Ce n'est pas le seul trésor à émerger du chaos d'Agra. D'autres tombeaux d'autres souverains se dressent là, comme perdus dans cette ville qui pourtant n;a pas du beaucoup changer en trois siècles. Mais le contraste n'est jamais complètement choquant et le Taj ne détonne pas au milieu de la décrépitude ambiante. Je suis contente d'avoir choisi ce jardin pour le découvrir. En passant les portes de l'enceinte, en entrant par la "vraie entrée", j'imagine  que l'on doit se sentir minuscule, submergé par le Taj, par cette douleur immense, cet amour sublime et parfait. De loin, au-delà de la rivière, dans ce petit jardin, le Taj ne fait pas cet effet. ENtouré de toute cette vie déglinguée, il apparait comme un vieux complice, juste un peu plus beau, un peu plus éclatant que le reste, mais pourtant fait du même roc. Il serait surement moins beau sans tout cela. Ainsi, il nous parle à chacun, au plus profond de nous. Il nous dit l'amour que l'on connait tous, pur comme le marbre blanc, indissociable du reste de nos vies.
Agra, ou quelques unes des plus belles pages de l'histoire des civilisations se sont écrites, et qui semble aujourd'hui, dans la débauche de vie et de bruits des ruelles tortueuses, en assumer joyeusement l'héritage...


mercredi 11 avril 2012

Quelques vacances. Agra.

 
 
 
Après Bundi la bleue, de laquelle j'ai bien du mal à m'arracher, Jaipur la rose. Les couleurs ont changé et je suis ici reçue dans une famille, mais l'angoisse reste la même. Une angoisse terrible qui oppresse ma poitrine et me donne tous les matins de belles crampes d'estomac, à l'idée d'affronter à nouveau les quarante-deux degrés ambiants, le trafic fou et la cohue à chaque arrêt. Je broie du noir dans les rues roses, incapable d'envisager lucidement la suite du voyage. Un rien me fait perdre pied, et je me raccroche, désespérée et pour n'importe quelle décision à prendre, à Tarun, le fils de la maison, qui a mon age et qui semble un peu dépassé par la situation : une Française en détresse dont on se demande, à la voir aussi démunie, si elle vient vraiment de France à vélo. Et ce n'est pas tant la difficulté du voyage qui me fait à ce point douter, que cette attitude résolument fermée à tout que j'adopte en ce moment, et qui va à l'encontre de toutes mes valeurs de voyageuse. 
C'est lorsque je me surprends à regarder dans le Guide du Routard s'il existe des avions ralliant Jaipur à Paris que je me rends compte d'à quel point la situation est critique. Il me faut vingt-quatre heures de plus et une longue promenade solitaire dans les rues de Jaipur pour que, soudain, après deux semaines de doute et de panique, la solution m'apparaisse clairement : je ne peux plus voyager en vélo en Inde. Persister serait ridicule. Ce serait user mes dernières forces et m'acheminer inévitablement vers une catastrophe : un accident peut-être. Un retour prématuré en France surement. Cela n'a pas de sens de voyager sans envie. Alors tant pis pour la vallée du Gange que je ne descendrai pas en vélo. Tant pis pour ce gros millier de kilomètres que je parcourrai en bus, tant pis pour mon dernier mois en Inde ou je ne toucherai pas à mes pédales. Tant pis, parce que soudain je sais que c'est la seule manière d'aller jusqu'au bout, et d'y aller sans rien regretter.



Pourquoi autant de temps pour prendre cette décision ? Surement parce qu'il faut du temps pour renoncer. Parce qu'après avoir fait 9500 kilomètres, on espère un peu passer le cap du dix-millième au plus vite. Parce qu'on veut toujours se croire très fort et parce qu'on se dit qu'en surmontant cette nouvelle épreuve on en imposera, aux autres et à nous-même. Autant de raisons mauvaises et puériles dont se défaire est loin d'être facile. Et pourtant, une fois que ma décision est prise, je sais que c'est la bonne. Ce n'est pas une décision par défaut. Au contraire : j'ai l'impression en la prenant d'avoir un peu grandi, affranchie du regard des autres et de mes propres barrières. A Calcutta, j'y arriverai en bus. Et alors ? A ce degré de fatigue, de lassitude, et de détresse, c'est la meilleure manière de voyager et d'essayer de comprendre l'Inde. Le vélo a été un moyen fantastique de me déplacer jusqu'ici. Il le sera encore en Asie du sud-est et en Chine. Mais pour l'heure et pour un mois, j'ai mieux à faire. Et soudain je me rappelle les valeurs et les principes de mon voyage, les vrais, ceux que j'avais oubliés depuis des semaines. Ce voyage, ce n'est pas tout faire pour aller le plus loin possible en vélo. Ce voyage, c'est d'abord tout faire pour comprendre le monde dans lequel je vis. Découvrir, partager, rester curieuse et éveillée. Et grandir en acceptant que, parfois, les choses sont un peu trop compliquées, et que le chemin n'en est pas moins beau pour autant.

Et instantanément tout devient plus facile. Maintenant que je sais que les trois prochaines semaines, je les passerai à vadrouiller en bus, quelque part plus libre de mes mouvements et surtout plus anonyme et peut-être moins impliquée, l'avenir me parait radieux, excitant à nouveau, et l'Inde un pays de nouveau attirant. Je suis toujours dans les rues de Jaipur, et au moment même ou je prends ma décision, je suis justement dans une rue que j'arpentais deux jours auparavant. Mais ces marchands de pates de toutes les formes et de toutes les couleurs, ces tas d'épices incroyables sur le trottoir, et le sourire de ceux dont je croise les regards, je ne me rappelle pas les avoir vus la dernière fois... Toute fermée que j'étais, emprisonnée dans mon angoisse, repliée à l'intérieur de moi-même.



Je reste une semaine a Jaipur, dans la famille Nagar qui m'accueille. Avec ce besoin de rester assez longtemps pour construire un début de relation. C'est aussi cela qui a manqué jusqu'ici dans mon voyage en Inde. Quand Tarun se décarcasse pour faciliter au plus mon séjour, sa soeur Kanupriya, dix-huit ans et un physique frêle de souris passe des heures à bavarder avec moi, à se raconter. Elle m'affirme haut et fort qu'elle ne veut surtout jamais se marier. Un choix détonnant dans un pays ou tout est fait et pensé en fonction du mariage. Elle sait très bien que les filles célibataires, une fois passés les vingt-cinq ans, s'exposent aux commérages des voisins, aux rumeurs les plus insultantes et à une réputation qu'elles traineront toutes leur vie. Elle sait aussi que ses parents lui ont affirmé que si elle trouvait un bon job, capable de subvenir à ses besoins, ils ne s'opposeraient pas à son choix. Elle n'en démord pas : le mariage, ça n'apporte que des problèmes. Elle a trop vu sa mère faire passer la famille avant elle-même. Elle revendique le droit à l'égoisme. Je me demande combien de temps tiendra sa décision. Peut-être qu'elle finira par tomber amoureuse et changer d'avis. Rien n'est moins sur : le mariage d'amour n'est pas bien vu en Inde. Il est rare que les parents le soutiennent, vexés de ne jouer aucun role dans l'union ; et si celle-ci se passe mal, les filles auront bien du mal à trouver refuge et soutien dans leur famille. "Je te l'avais bien dit !". La formule et sans appel. A la rigueur, le célibat est préférable. Et Kanupriya n'imagine même pas la possibilité que tomber amoureuse puisse lui arriver, même si elle évoque de temps en temps en pouffant ce garçon "si mignon"...



Pas facile d'assumer des choix non-conventionnels dans une société qui fait pression sur chaque individu. Mais elle en veut, Kanu ; ses quarante-cinq kilos au service d'une détermination à toute épreuve. Elle rêve de devenir ingénieur dans l'environnement, et d'allier inovations écologiques et transformations sociales. Son master, elle voudrait le faire à l'étranger. Ce ne sera pas facile de convaincre ses parents : ils ont déjà refusé que Tarun parte. Pour une fille, ils seront encore plus réticents. Il faudrait qu'elle parte avec une copine, ou que quelqu'un de confiance lui serve de chaperon dans son pays d'accueil. Je la sens déjà qui prospecte, l'air de rien : " Tu sais s'il y a des masters en sciences environnementales, à Paris ?". Il lui faudrait apprendre le français, mais ce n'est pas le genre de défis qui lui fait peur.
Quand elle avait huit ans, toute la famille a déménagé de leur village natal, Aklera, jusqu'à Jaipur. Elle et son frère ont été inscrits dans une école privée, ou tous les cours se font en anglais et que les enfants fréquentent d'ordinaire depuis bien plus longtemps. Il lui a fallu essayer de comprendre les cours dans cette nouvelle langue inconnue, en même temps que gérer la violence de ses camarades, trop heureux de pouvoir s'en prendre à deux campagnards fraichement débarqués et n'appartenant pas à la caste majoritaire. "Ils cassaient des oeufs sur la tête de mon frère, parce qu'ils savaient très bien que nous étions végétariens et que cela nous faisait horreur. Evidemment ils se moquaient de mes vêtements, de mon accent... Aujourd'hui on ne parle plus de cette période. Les rares fois ou on l'a évoquée, mes parents ont fondu en larmes." Ils se sont accrochés. Deux ans plus tard, elle était première de sa classe.

Aujourd'hui, elle s'est fait une place parmi ses camarades de lycée, puis de fac. L'ambiance est moins dure, mais la pression reste forte pour espérer trouver l'emploi rêvé. Elle me raconte ces années qui n'en finissent pas, ces examens à longueur de temps, et toutes ces nuits ou elle s'impose de dormir quatre heures pour passer le reste du temps à réviser. Pendant qu'elle me parle, je feuillette son carnet de liaison dont chaque page est marquée d'un slogan qui se veut percutant : "Le monde appartient à ceux qui se lèvent tot", ou "Si l'escalator du progrès est en panne, prenez les escaliers". Toutes les écoles du pays sont friandes de ce genre de maximes sensées édifier les troupes et les placardent partout. Leur répondent les phrases malicieuses plaquées sur les tee-shirts des ados : "Plus de devoirs ? Plus de soucis", ou la très populaire : "Je suis un être humain".


mercredi 28 mars 2012

La force de l'inertie. Bundi, km 9510




Et le revoilà, ce terrible sentiment de mélancolie que j'avais réussi à éloigner, ou qui s'était éloigné de lui-même, depuis quelques semaines. J'ai franchi les mille premiers kilomètres en Inde sans même m'en rendre compte. Mais je savais bien qu'il reviendrait, et le revoilà, ce doute, la revoici, cette irrépressible envie de rentrer qui n'en finit pas de s'imposer. C'est comme ça, ce voyage : cette alternance permanente de doutes et de certitudes, cette sensation qu'on va y aller, jusqu'à Shanghai, qui finit toujours par s'effacer devant celle que l'on n'y arrivera jamais, et puis qui finit toujours par revenir, malgré tout, et ce, parfois plusieurs fois dans la même heure. Comme c'est fatigant !


Cette fois-ci, il est arrivé progressivement, au contact quotidien de ce pays fatigant, usant, au contact aussi de ces familles avec lesquelles j’avais toujours un peu de mal à vraiment partager. Plus je progresse vers le nord, et plus l’accueil qu’on me fait est étouffant. Je suis tous les jours élevée au rang de grande curiosité par tous ceux qui croisent ma route. Mes repas de midi tournent court : il faut bien peu de temps avant que quelqu’un ne me repère, assise contre un arbre, un livre dans une main et un paquet de biscuits dans l’autre, et ne s’approche, les yeux ronds. C’est le signal : que l’un s’arrête et je suis perdue. Aussitot tout le voisinage débarque, se poussant du coude, rigolant de ma mine. Il ne s’agit pas de me parler ici : juste de s’approcher le plus près de moi, de me fixer obstinément, de commenter le moindre de mes gestes puis, après s'être enhardi, de se rapprocher jusqu'à me prendre mon livre des mains, pour voir ce que je lis, ou à sortir les téléphones pour me tirer le portrait. Et si je refuse, c'est encore plus drole : pensez-donc, essayer de la prendre en photo sans qu'elle s'en rende compte ! Impossible de fuir : même sur les routes les plus désertes, il y a toujours quelqu'un surgi de nulle part pour rejouer la scène dès que je mets pied à terre. 
Alors dans les villages, le soir, c'est bien pire. A chaque arrêt ce sont des dizaines de personnes qui m'entourent. On monte sur les voitures pour mieux me voir. Quand je demande un peu d'air, les plus autoritaires crient à la ronde : ''Allez, allez ! Y a rien à voir !''. Personne ne bouge. Et dans les maisons ou l'on me reçoit et ou je me refugie, je dois affronter avec plus ou moins de courage toute la soirée les hordes de ceux qui passent ''juste comme ça'', et qui éclatent de rire en me voyant, ravis de m'avoir trouvée, refusant de partir tant qu'ils n'auront pas au moins une photo de moi. Incapables de comprendre ma fatigue ou mon besoin de repos, ils me réveillent le soir pour une dernière photo avec les voisins retardataires.
Mon vélo n'échappe pas à la curiosité envahissante de ce peuple-enfant qui adore mais ne respecte pas. Et malgré toutes mes suppliques et mes explications, je sais bien qu'il suffit que j'aie le dos tourné pour qu'il soit inspecté sous toutes les coutures, les freins démontés, le dérailleur déréglé.


Et ce matin, justement, ma chaine saute à chaque tour de pédale, alors qu'hier soir, tout allait parfaitement bien. C'est pas vrai ! Je tiens un kilomètre et puis j'explose, de colère et de frustration. D'un coup, tout dans ce pays me parait intolérable. Je laisse éclater la fureur qui grandissait depuis quelques jours, en d'énormes sanglots rageurs qui me secouent autant que cette fichue chaine qui vient me rappeler, à chaque tour, à quel point je ne supporte plus d'être là, à quel point je n'arrive pas à trouver d'échappatoire à ma détresse croissante. Les camions fous qui m'obligent avec insouciance à me jeter dans le fossé en prennent pour leur grade. Je pique une colère noire.
Ca ne marche pas du tout.
Parce qu'ici comme partout on se rassemble autour de moi en rigolant, curieux de voir ce qui va se passer. Une blanche qui, en plus, s'énerve ?! Ils auront gagné leur journée.
L'Inde et moi, nous arrivons au point de rupture.
Un peu plus tard sur la route, je m'arrête un instant, toujours en maugréant, pour regarder l'état de ma chaine. Quand je me redresse, une fillette est là, qui me regarde d'un air incroyable. Elle me tire la langue, ses yeux brillent de colère et je vois bien qu'elle ne sait pas, qu'elle ne connait pas de gestes assez obscènes pour exprimer toute la haine qu'elle a pour moi. Incapable de gérer la fureur qui la prend quand elle me voit. Ca me calme immédiatement. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais qu'est-ce d'autre, ce petit démon en jupe plissée, qu'un miroir qui me renvoie l'image de ma propre colère, irraisonnée et excessive ?

Je me calme, oui, quelques jours, j'oublie, et puis soudain, c'est le court-circuit.
Il aura fallu une journée de repos, que je me décide à m'accorder dans une petite ville tranquille et plutot touristique du Rajasthan. Une journée ou je décide de prendre un hotel, de me couper du monde le temps de récupérer moralement et physiquement de la fatigue qui s'est accumulée. Et une journée pendant laquelle, quelle coincidence, je me mets à tousser, un peu, puis de manière démesurée. Je grelotte, je transpire, je tombe lamentablement malade d'une bronchite par quarante degrés dehors. Mon corps regimbe et ne veut plus me porter. Il profite de la seule journée depuis longtemps ou je relache la pression pour me le signaler. Court-circuit total : sans avoir fait attention aux signes avant-coureurs, aux petites maladies qui se succèdent depuis quelques semaines, aux baisses de moral et aux accès de colère, je suis prise de court devant l'ampleur de la révolte. Je me sens fatiguée comme jamais. Exténuée, privée de moteur. Je me sens usée, usée jusqu'à la moelle, sans plus aucun rêve, sans plus aucune envie tangible. Même dormir, je n'y arrive plus. Et je me retrouve, allongée sur mon lit, fixant les pales immobiles du ventilateur, et me demandant dans un brouillard d'incertitudes : "Mais qu'est-ce que je fais là ?"
Ces jours-ci, j'ai mille ans.

Parce que soudain je n'ai plus envie. Je n'ai plus envie de m'émerveiller chaque matin, je n'ai plus envie de garder les yeux grands ouverts écarquillés, toujours, je n'ai plus envie de tout ce partage et de toute cette gentillesse et de toutes ces couleurs non plus. Soudain je rejette tout, mon voyage et l'Inde dans le meme sac, je rejette tout ce que j'ai voulu découvrir, tout ce que j'ai déjà découvert, je rejette ce qui m'a poussé à partir. Je fais mine de ne plus m'en souvenir. Je rejette tout le chemin qu'il me reste à parcourir. Sans souvenirs et sans perspectives, ne reste plus que ce présent insipide de chambre d'hotel minable, ce bled ou je croupis en attendant... Mais en attendant quoi, au juste ?
A chaque quinte de toux, c'est mon voyage que je veux expulser, c'est toute l'énergie que j'aie pu déployer ces neuf derniers mois que je veux oublier et laisser derrière moi, toute cette énergie qui m'insupporte parce qu'elle me parait si loin déjà, et, peut-être, si vaine, si inutile. Et à chaque plat qui se présente devant moi et dont mon appétit récalcitrant refuse de prendre la moindre part, c'est comme si c'était ce voyage tout entier qui m'écoeurait, ce voyage tout entier dont je ne pouvais plus avaler la moindre bouchée, saturée, nourrie jusqu'à plus faim au biberon de la découverte, de l'aventure et du dépaysement.

Guest-houses, terrasses sur le toit : la vieille-ville est le repaire des touristes. On reconnait les Francais au Guide du Routard qu'ils promènent sous le bras ou qu'ils laissent trainer sur la table du restaurant. Plutot facile pour faire des rencontres. Mais ces jours-ci, même cela, je n'y arrive plus, incapable d'assumer mon role d'aventurière du bout du monde qui met quelques rêves dans les têtes des routards à qui je parle. Si distante de mon aventure qu'à la raconter je me demande si c'est bien moi qui suis en train de la vivre. Fascinée par ceux qui seront à Paris la semaine prochaine.
Clouée au sol, incapable de repartir.