Après Bundi la bleue, de laquelle j'ai bien du mal à m'arracher, Jaipur la rose. Les couleurs ont changé et je suis ici reçue dans une famille, mais l'angoisse reste la même. Une angoisse terrible qui oppresse ma poitrine et me donne tous les matins de belles crampes d'estomac, à l'idée d'affronter à nouveau les quarante-deux degrés ambiants, le trafic fou et la cohue à chaque arrêt. Je broie du noir dans les rues roses, incapable d'envisager lucidement la suite du voyage. Un rien me fait perdre pied, et je me raccroche, désespérée et pour n'importe quelle décision à prendre, à Tarun, le fils de la maison, qui a mon age et qui semble un peu dépassé par la situation : une Française en détresse dont on se demande, à la voir aussi démunie, si elle vient vraiment de France à vélo. Et ce n'est pas tant la difficulté du voyage qui me fait à ce point douter, que cette attitude résolument fermée à tout que j'adopte en ce moment, et qui va à l'encontre de toutes mes valeurs de voyageuse.
C'est lorsque je me surprends à regarder dans le Guide du Routard s'il existe des avions ralliant Jaipur à Paris que je me rends compte d'à quel point la situation est critique. Il me faut vingt-quatre heures de plus et une longue promenade solitaire dans les rues de Jaipur pour que, soudain, après deux semaines de doute et de panique, la solution m'apparaisse clairement : je ne peux plus voyager en vélo en Inde. Persister serait ridicule. Ce serait user mes dernières forces et m'acheminer inévitablement vers une catastrophe : un accident peut-être. Un retour prématuré en France surement. Cela n'a pas de sens de voyager sans envie. Alors tant pis pour la vallée du Gange que je ne descendrai pas en vélo. Tant pis pour ce gros millier de kilomètres que je parcourrai en bus, tant pis pour mon dernier mois en Inde ou je ne toucherai pas à mes pédales. Tant pis, parce que soudain je sais que c'est la seule manière d'aller jusqu'au bout, et d'y aller sans rien regretter.
Pourquoi autant de temps pour prendre cette décision ? Surement parce qu'il faut du temps pour renoncer. Parce qu'après avoir fait 9500 kilomètres, on espère un peu passer le cap du dix-millième au plus vite. Parce qu'on veut toujours se croire très fort et parce qu'on se dit qu'en surmontant cette nouvelle épreuve on en imposera, aux autres et à nous-même. Autant de raisons mauvaises et puériles dont se défaire est loin d'être facile. Et pourtant, une fois que ma décision est prise, je sais que c'est la bonne. Ce n'est pas une décision par défaut. Au contraire : j'ai l'impression en la prenant d'avoir un peu grandi, affranchie du regard des autres et de mes propres barrières. A Calcutta, j'y arriverai en bus. Et alors ? A ce degré de fatigue, de lassitude, et de détresse, c'est la meilleure manière de voyager et d'essayer de comprendre l'Inde. Le vélo a été un moyen fantastique de me déplacer jusqu'ici. Il le sera encore en Asie du sud-est et en Chine. Mais pour l'heure et pour un mois, j'ai mieux à faire. Et soudain je me rappelle les valeurs et les principes de mon voyage, les vrais, ceux que j'avais oubliés depuis des semaines. Ce voyage, ce n'est pas tout faire pour aller le plus loin possible en vélo. Ce voyage, c'est d'abord tout faire pour comprendre le monde dans lequel je vis. Découvrir, partager, rester curieuse et éveillée. Et grandir en acceptant que, parfois, les choses sont un peu trop compliquées, et que le chemin n'en est pas moins beau pour autant.
Et instantanément tout devient plus facile. Maintenant que je sais que les trois prochaines semaines, je les passerai à vadrouiller en bus, quelque part plus libre de mes mouvements et surtout plus anonyme et peut-être moins impliquée, l'avenir me parait radieux, excitant à nouveau, et l'Inde un pays de nouveau attirant. Je suis toujours dans les rues de Jaipur, et au moment même ou je prends ma décision, je suis justement dans une rue que j'arpentais deux jours auparavant. Mais ces marchands de pates de toutes les formes et de toutes les couleurs, ces tas d'épices incroyables sur le trottoir, et le sourire de ceux dont je croise les regards, je ne me rappelle pas les avoir vus la dernière fois... Toute fermée que j'étais, emprisonnée dans mon angoisse, repliée à l'intérieur de moi-même.
Je reste une semaine a Jaipur, dans la famille Nagar qui m'accueille. Avec ce besoin de rester assez longtemps pour construire un début de relation. C'est aussi cela qui a manqué jusqu'ici dans mon voyage en Inde. Quand Tarun se décarcasse pour faciliter au plus mon séjour, sa soeur Kanupriya, dix-huit ans et un physique frêle de souris passe des heures à bavarder avec moi, à se raconter. Elle m'affirme haut et fort qu'elle ne veut surtout jamais se marier. Un choix détonnant dans un pays ou tout est fait et pensé en fonction du mariage. Elle sait très bien que les filles célibataires, une fois passés les vingt-cinq ans, s'exposent aux commérages des voisins, aux rumeurs les plus insultantes et à une réputation qu'elles traineront toutes leur vie. Elle sait aussi que ses parents lui ont affirmé que si elle trouvait un bon job, capable de subvenir à ses besoins, ils ne s'opposeraient pas à son choix. Elle n'en démord pas : le mariage, ça n'apporte que des problèmes. Elle a trop vu sa mère faire passer la famille avant elle-même. Elle revendique le droit à l'égoisme. Je me demande combien de temps tiendra sa décision. Peut-être qu'elle finira par tomber amoureuse et changer d'avis. Rien n'est moins sur : le mariage d'amour n'est pas bien vu en Inde. Il est rare que les parents le soutiennent, vexés de ne jouer aucun role dans l'union ; et si celle-ci se passe mal, les filles auront bien du mal à trouver refuge et soutien dans leur famille. "Je te l'avais bien dit !". La formule et sans appel. A la rigueur, le célibat est préférable. Et Kanupriya n'imagine même pas la possibilité que tomber amoureuse puisse lui arriver, même si elle évoque de temps en temps en pouffant ce garçon "si mignon"...
Pas facile d'assumer des choix non-conventionnels dans une société qui fait pression sur chaque individu. Mais elle en veut, Kanu ; ses quarante-cinq kilos au service d'une détermination à toute épreuve. Elle rêve de devenir ingénieur dans l'environnement, et d'allier inovations écologiques et transformations sociales. Son master, elle voudrait le faire à l'étranger. Ce ne sera pas facile de convaincre ses parents : ils ont déjà refusé que Tarun parte. Pour une fille, ils seront encore plus réticents. Il faudrait qu'elle parte avec une copine, ou que quelqu'un de confiance lui serve de chaperon dans son pays d'accueil. Je la sens déjà qui prospecte, l'air de rien : " Tu sais s'il y a des masters en sciences environnementales, à Paris ?". Il lui faudrait apprendre le français, mais ce n'est pas le genre de défis qui lui fait peur.
Quand elle avait huit ans, toute la famille a déménagé de leur village natal, Aklera, jusqu'à Jaipur. Elle et son frère ont été inscrits dans une école privée, ou tous les cours se font en anglais et que les enfants fréquentent d'ordinaire depuis bien plus longtemps. Il lui a fallu essayer de comprendre les cours dans cette nouvelle langue inconnue, en même temps que gérer la violence de ses camarades, trop heureux de pouvoir s'en prendre à deux campagnards fraichement débarqués et n'appartenant pas à la caste majoritaire. "Ils cassaient des oeufs sur la tête de mon frère, parce qu'ils savaient très bien que nous étions végétariens et que cela nous faisait horreur. Evidemment ils se moquaient de mes vêtements, de mon accent... Aujourd'hui on ne parle plus de cette période. Les rares fois ou on l'a évoquée, mes parents ont fondu en larmes." Ils se sont accrochés. Deux ans plus tard, elle était première de sa classe.
Aujourd'hui, elle s'est fait une place parmi ses camarades de lycée, puis de fac. L'ambiance est moins dure, mais la pression reste forte pour espérer trouver l'emploi rêvé. Elle me raconte ces années qui n'en finissent pas, ces examens à longueur de temps, et toutes ces nuits ou elle s'impose de dormir quatre heures pour passer le reste du temps à réviser. Pendant qu'elle me parle, je feuillette son carnet de liaison dont chaque page est marquée d'un slogan qui se veut percutant : "Le monde appartient à ceux qui se lèvent tot", ou "Si l'escalator du progrès est en panne, prenez les escaliers". Toutes les écoles du pays sont friandes de ce genre de maximes sensées édifier les troupes et les placardent partout. Leur répondent les phrases malicieuses plaquées sur les tee-shirts des ados : "Plus de devoirs ? Plus de soucis", ou la très populaire : "Je suis un être humain".
Bonjour Juliette, je suis cliente à la Carpinienne et hier, après avoir fait ma curieuse concernant cette carte du monde et ces coupons de journaux affichés dans la boutique, j'ai retenu le nom de ton blog et je crois que je vais maintenant te suivre jusqu'à la fin ;-) Je trouve ça très fort de faire un truc pareil, ces milliers de km parcourus seule (ou presque!) ! Et puis tu fais preuve d'une grande intelligence en changeant de programme, le but étant que tu profites de ce grand voyage et que tu reste en sécurité. Peu importe ce qui était prévu! Bon courage pour la suite et profite bien , Armelle
RépondreSupprimerton but n'est-il pas de rencontrer? de partager ? de sourire à l'aventure ? alors qu'importe le moyen, il faut parfois faire l'impasse sur ce qui était programmé (un peu comme dans nos voyages ) pour mieux continuer et s'émerveiller à nouveau .
RépondreSupprimerNe regrette rien et va de l'avant , de belles rencontres t'attendent .....
bisous de M.JO et J P
Salut Juliette,
RépondreSupprimertes derniers articles nous avaient un peu "stressés", tu avais l'air si fatiguée et un peu découragée, nous voilà rassurés!! Ta décision est toute empreinte de sagesse et tu nous donnes à tous une belle leçon de vie... Profite de ton périple et mets tes mollets au repos!
Gros bisous,
Céline et Olivier
C'est très réjouissant de te voir retrouver une certaine sérénité soutenue par de nouvelles dispositions concernant ton parcours. Tu es à Jaipur, une étape qui fait rêver; suivront d'autres étapes, d'autres rencontres qu'on a hâte de partager avec toi.
RépondreSupprimerFrancine et Pat ont rédigé le message précédant
RépondreSupprimerc'est joêlle, la maman de Manon; il a fallu que je vienne à Montréal (où nous venons de la retrouver,ça fait du bien de la retrouver en forme)pour qu'elle me montre comment te répondre...pas très douée...depuis le début, je te suis dans tes blogs, attendant avec impatience le suivant, tour à tour admirative, inquiète, envieuse, enthousiaste de lire tes aventures; tes semaines difficiles en inde m'avaient beaucoup interrogé et j'espérais que tu arriverais à laisser une partie de tes rêves et de ton amour propre pour garder l'essentiel:ton amour de la vie , ta soif de découverte et de rencontres; on est bien soulagé de ta décision et même si tu revenais maintenant tu aurais vécu tellement déjà...je te souhaite de continuer(ou d'arrêter) avec cette ouverture au monde et aux autres qui te caractérise;à nous aussi ton voyage fait du bien (même de savoir que quelquefois tu n'es pas une surfemme..
RépondreSupprimertendresse
Joëlle
Bonjour.
RépondreSupprimerJe admiratif, toujours, de voir des personnes comme toi qui se mettent en route, sans regarder les épines, pour aller jusqu'au bout d'un rêve.
Peut-être as-tu déjà, si jeune, commencé à comprendre que l'erreur n'existe pas. Ce n'est qu'une invention de l'humain pour se "dédouaner". L'erreur n'existe pas mais quel que soit ton choix, une fois pris, il faut te donner les moyens d'aller jusqu'au bout. Ce n'est qu'arrivée au bout que tu verras que la chose était impossible à faire tant elle était folle et que, pourtant, tu l'as faite.
J'ai voyagé beaucoup et j'ai été amoureux de ces voyages durant lesquels je trouvais toujours quelqu'un pour lui demander : dis-moi, s'il te plaît. Apprends-moi ton pays.
Bravo à toi. Je ne te connais pas mais mes pensées t'accompagnent.
ouiiiiiiiii!!!!! Les surprises en voyage c'est toujours le mieux! Vive l'aventure!
RépondreSupprimerflore
Salut Juliette,
RépondreSupprimeron est toujours aussi impressionnés par le cran que tu as de voyager seule... Un grand bravo!
De notre coté, on est rentré fin janvier. Depuis la Grèce, j'ai montré des signes de fatigue moral et physique mais on s'est motivé pour finir le voyage à 2, pour aller rejoindre nos familles à Palerme.On a fait des compromis et décidé de parcourir la Tunisie en train et bus.
Le plus important, c'est de savoir écouter son corps...
En espérant te voir bientôt.
Bonne fin de voyage et bon retour en France.
Cloé et Yohan
www.sans-toit-ni-loi.overblog.com
coucou Juju!!!!!!
RépondreSupprimerje viens de rattraper tout le retard que j'avais accumulé!!!!; /je suis également très heureuse de ta décision...ne regrettes rien!!!!ton corps le réclame et c'est légitime!!!tu profiteras encore mieux de ton voyage une fois bien revigorer!!!sage décision qui ne m'étonne pas de toi!!; )
Sabrina et moi parlons souvent de toi et un endroit bien particulier nous ramène souvent à toi!!!!; )
Je pense fort à toiiii!!!et continueeees!!!!!!grooos bisous de soutien!!!!Johanna!!!
Salut Juliette,
RépondreSupprimerNous avons partagé avec toi une des soirées que tu as passées à Bundi. Tes doutes et tes douleurs étaient perceptibles, bien que tu aies fait des efforts pour les minimiser et pour répondre aux dizaines de questions que nous te posions et auxquelles tu avais sans doute déjà répondu 1000 fois auparavant.
Nous sommes ravis de voir que tu as repris la route en prenant une décision qui te donnera le temps de reposer ton corps et de profiter pleinement, enfin, des richesses de l'Inde.
Caroline et Emmanuel
slt juliette !
RépondreSupprimerC'est le préparateur du vélo à décathlon qui te parle ! :) Il faut aller jusqu'au bout !!!!? même s'il faut pousser le vélo qui fait des kilogrammes sur des kilomètres !
La chine n'est plus très loin courage ! J'admire toujours autant tes récits, et on en veut d'autres donc faut pas rentrer maintenant, j'espère avoir le droit à un compte rendu à ton retour ! car je prépare aussi mon voyage ! www.helloearth.fr
Courage ! à bientôt !
Coucou ptite Juju !!!
RépondreSupprimerun message de soutien car on en a jamais assez et te dire de profiter à fond, et surtout de ne jamais regretter tes choix !!!
et en marquant ce message je me souviens d'une longue discussion que l'on avait eut lors d'une soirée, concernant l'aboutissement d'un métier que tu ne trouvais pas des plus épanouissant culturellement. moi je te parlais du bonheur simple des sourires, des rencontres et du plaisir de voir les autres heureux, et bien je commence à me dire que ton périple t'auras peut être fait changer d'avis ;)
ou bien t'auras renforcé dans tes idées, et là ce ne sera pas gagné, et on se reprendra la tête un de ces jours ;)
bises et pleins de rencontres !!!!
shrek / max