Je n'aurai pas suivi le Gange à vélo... Mais il y avait en tout cas une ville ou je me devais d'aller. Varanasi, l'ancienne Bénarès, est l'un de ces lieux qui font travailler depuis longtemps l'imaginaire. L'un de ces lieux qui justifient les rêves, les projets, les départs.
Car Varanasi, c'est d'abord le Gange, qui à cet endroit forme un coude, un parfait croissant de lune permettant, sur les rives du fleuve, d'observer la ville jusque loin. D'immenses escaliers, les ghats, mènent jusqu'au fleuve les pélerins qui débouchent des petites ruelles adorables et sinueuses. Pas d'autre bruit sur ces marches que les cris des enfants, le bourdonnement d'une prière, le claquement du linge qu'on lave dans le fleuve et qu'on frappe sur de grosses pierres. Le chaos de la foule et de la circulation est bien loin, de ce coté-ci de la ville. En journée, cet isolement du bord du fleuve est une bénédiction. Ecrasés par le soleil implacable que ne cache aucun arbre, aucune façade, les Indiens du fleuve dorment sur leur bateau qui tangue, ou sur une marche inconfortable. Les plus jeunes jouent au cricket, et se dévouent avec bonheur pour aller récupérer la balle tombée dans le fleuve dès que le batteur a mis un peu trop d'enthousiasme dans son coup. Quelques buffles les interrompent dans leur jeu en descendant lourdement les marches avant de s'immerger totalement dans le fleuve - presque totalement : les naseaux seuls dépassent, donnant à tous ceux qui les observent, accablés de chaleur, l'envie folle de se jeter à l'eau. On croise bien, au hasard des déambulations que l'on entreprend le long du fleuve, quelques saddhus en prière, quelques autels ou l'encens brule. Mais à cette heure-ci de la journée, ceux-là même semblent participer à ce calme. Les bourdons des prières sont la bande-son parfaite de ce décor de paresse bienheureuse.
En journée donc, le Gange isolé du monde réel n'est que tranquillité et bonheur paisible.
L'atmosphère change avec la tombée de la nuit. Quelque chose se tend, imperceptiblement. L'air ambiant se fait plus lourd, chargé soudain d'électricité ou d'autre chose. On ne flane plus au hasard, l'air de rien. On sent que quelque chose se passe, et, irrépressiblement, on converge vers le ghat tout embrasé de lumière, le ghat principal ou déjà résonnent les tambours. Là, à la tombée de la nuit, un rituel immuable se déroule. Chaque soir, au chant d'un sixième, cinq brahmanes remettent au Gange la lumière du soleil. Une heure durant, en une danse soigneusement organisée, ils brulent l'encens, soufflent dans leurs conques, parsèment la terre et l'eau de pétales de rose, exécutent une infinité de gestes dont la signification demeure obscure à la foule qui les contemple. Le Gange s'est couvert de petites bougies vascillantes qui flottent un temps dans l'eau avant de s'éteindre. Leurs flammes tremblottantes et incertaines forment un joli contraste avec le cadre si calibré du rituel des brahmanes. Ce même rituel, là, soir après soir, sans déroger, depuis des millénaires...
A Varanasi, on vient aussi mourir. Les chanceux qui expirent dans la cité sacrée sont libérés du cycle infernal des réincarnations. Voilà pourquoi on croise partout sur les bords du fleuve des hommes, des enfants, des femmes, le crane rasé, signe de deuil chez les hindous. Les corps sont brulés au bord du fleuve, les cendres déposées dans l'eau sacrée. Cette tension, le soir, aux abords du principal ghat de crémations ! Les regards à l'arrivée de tout étranger sont méfiants. Surtout, ne pas prendre de photos ! nous répète-t-on. Comme si cela m'était venu à l'esprit. Les corps arrivent à une cadence effrénée. On meurt décidément beaucoup à Varanasi. Tout parés de soie dorée, couchés sur des brancards, les corps sont amenés par les hommes de la famille jusqu'à l'un des buchers qui brule sans discontinuer. Là comme à la prière, un même vertige me prend. Ces feux qui brulent, sans jamais s'éteindre, jour après jour depuis des millénaires...
Un peu plus au sud, sur le fleuve, un autre ghat est dévolu aux crémations. Ici l'atmosphère n'est pas la même. Des gamins jouent toujours près des buchers. La mort ici est naturelle, si naturelle qu'on ne voit pas l'intérêt de la séparer de la vie ambiante. Lorsque j'y passe la première fois, un groupe de momes, le crane fraichement rasé, déboule en hurlant de rire, un énorme matelas pneumatique porté à bout de bras au-dessus de leurs petites têtes tondues. Contournant les feux de crémation, ils précipitent le matelas dans le fleuve et se jettent dessus à grands cris. La frêle embarcation adresse de grands signes aux hommes qui attisent les feux sur la berge. Ceux-ci leurs répondent en souriant. Ces rires ! Peut-être que lorsque la vie cotoie la mort de manière aussi prégante, elle n'en devient que plus éclatante. Ainsi va Varanasi, la ville ou sur le fleuve blanc des heures matinales, tout est possible, tout arrive, et tout n'en semble que plus vrai.
Après une grosse semaine, les montagnes me font de l'oeil.
Avant Darjeeling, je fais une courte escale à Calcutta. L'humidité et la chaleur m'étreignent dès ma sortie du train. Calcutta n'est pas une ville comme les autres. Calcutta est poisseuse, Calcutta est collante. Elle vous agrippe et ne vous lache pas, vous accablant de sa moiteur, de sa foule toujours pressante, toujours en mouvement. Elle vous suffoque toujours un peu.
Calcutta, la ville de tous les extrêmes, ou les pousse-pousse n'ont pas de roues, mais des jambes, et courent sous des chaleurs harrassantes, transportant dans des sièges de fortune de gros bourgeois qui s'éventent. Calcutta, la ville de la grande pauvreté, qui se cache dans le centre-ville mais que l'on devine, chez ces gosses hauts comme trois pommes qui semblent n'appartenir à personne et qui gambadent les fesses nues entre les voitures. Ou dans cette foule, trop dense, bien trop dense pour que tout se passe bien et pour que personne ne soit lésé. Ou dans ces toits de tole qui fleurissent sur les grandes avenues et sous lesquels on aperçoit, parfois, un regard.
Calcutta, créée par les anglais, batie par eux. En s'installant là, en imposant leur propre système partout dans la plaine du Gange, en prolongeant la domination moghole, ils contribuèrent à appauvrir considérablement une région pourtant fertile et prometteuse. Dans l'est de l'Inde, l'une des régions de grande pauvreté de la planète, les effets se font encore sentir aujourd'hui.
Et pourtant il est un lieu envoutant à Calcutta. Un lieu qui vient raconter autre chose que cette éternelle histoire de domination et d'asservissement. Caché derrière ses hauts murs, discret au possible à deux pas de la circulation incontrolable de l'avenue, le cimetière de Park Street est plongé dans un sommeil éternel. Passé la porte, le lieu surprend : c'est un bric-à-brac étonnant, une accumulation de tombeaux plus grandiloquents les uns que les autres. Mausolées à colonnes, pyramides, obélisques : un amas de ruines bouffées par les tropiques. L'humidité a fait une bonne partie du travail. Les arbres envahissants font le reste. Le cimetière est un entassement de vieilles pierres kitshes que vient dévorer la jungle. On ose s'aventurer dans cette touffeur : dès les premiers tombeaux, les inscriptions qu'on lit sur la pierre révèlent des tragédies insoupçonnables. Les colons enterrés là au tournant du vingtième siècle avaient rarement plus de trente ans à leur mort. Décimés par les mutineries et les révoltes, tombés comme des mouches sous le coup des fièvres tropicales. Des vers de pacotille exaltent ça et là les beaux yeux de Margaret, le sens de l'honneur d'Edward. Ces quatrains, comme ces luxueux tombeaux dont l'on ne voit pas vraiment la poésie qu'ils dégagent mais plutot les dépenses somptuaires qu'ils ont du entrainer, masquent mal l'ampleur des drames que raconte chacune des dates gravées.
Dans l'Antivoyage, Muriel Cerf raconte comment, dans les années 1970, après avoir passé la soirée dans une maison de diplomates britanniques à Calcutta qui n'ont eu de cesse de lui raconter à quel point la vie était douce et saine ici, elle est glacée par le cri d'horreur de la petite fille de la maison qui la voit se frotter les yeux. "Don't touch your eyes !" supplie-t-elle, de manière irraisonnée, parce qu'une épidémie de conjonctivite a éclaté dans les environs. Un cri terrifiant dans cette maison ou tout le monde s'obstinait à croire que tout était normal. Le cimetière de Park Street ne dit pas autre chose. La bonne bourgeoisie britannique, fondatrice de la ville, a du se demander souvent avec angoisse ce qu'elle faisait là, prisonnière de cet enfer, condamnée à voir tous ses jeunes gens mourir avant trente ans. Peut-être a-t-elle du longtemps se sentir étouffée, lentement machée et digérée par cette Calcutta sortie de ses mains, tout comme la ville semble aujourd'hui encore se repaitre de ces tombeaux en ruine sous la mousse.
A Calcutta, les uns dominaient quand les autres sombraient dans une misère dont ils ne sont toujours pas remis. Mais à Calcutta il n'y eut pas de vainqueur, les uns et les autres englués ensemble dans l'inextricable désespérance de cette cité maudite.
Après Calcutta, Darjeeling et les plus hauts sommets du monde sonnent comme une délivrance. Je me perds quelques jours sur les sentiers montagneux. Le temps de me souvenir d'à quel point l'effort a du bon. D'à quel point le chemin rend libre... Le temps de retrouver, enfin, mes fourmis dans les jambes et l'envie de remonter sur mon vélo. Celui-ci doit piaffer d'impatience de voir la Thailande. Un dernier coup d'oeil aux montagnes, et je pars le retrouver.
Salut Juliette,
RépondreSupprimerJe suis contente de voir que tu as repris goût, et plaisir, à ce voyage.
Tes photos sont très belles, et me donnent moi aussi quelques fourmis dans les jambes... Et ton art du récit ne gâche rien à cela !
Bises,
Violette
coucou Juju!!!
RépondreSupprimerJ'attendais ton nouveau post avec impatience...et je ne suis pas déçue, moi qui rêve d'aller en Inde un jour, tu me fais voyager avec toi, ta plume est excellente et je me régale en te lisant!!!contente de voir que ton moral est au plus haut!!!
je te fais des gros bisous!!!!!pédale bien!!; )
Johanna!!!; )
hi Juliette
RépondreSupprimerhow are you
we hope every thing be ok for you
Roholah and Mehrdad (Iran)
Bonjour Juliette
RépondreSupprimerToujours aussi passionnant, prends soin de toi.
Bonne fin de voyage et bon courage pour la suite.
Valerie Geusa
C'est clair qu'en te lisant on ne s’ennuie pas du tout ! On a tout juste envie de te rejoindre ! Et quel contraste entre ton précédent récit et celui ci ! On sent que le goût du voyage revient à l'approche de tes derniers pays ! Savoure les autant que les premiers !
RépondreSupprimerBIZ
Rachid. (decathlon)
Bonsoir Juliette!
RépondreSupprimerJe ne me lasse pas de dire et de te dire comme ton écriture est aussi fine que puissante. C'est un plaisir!
Ta description des scènes autour des ghats est à couper le souffle. Ces rites inlassablement répétés, ces buchers toujours... Cela donne le vertige, on ne sait pas si ces pensées nous font perdre pied avec la réalité et la raison, ou la recouvrir.
En relisant tes précédents articles, on se rend compte aussi de ton courage. Pour avoir gouté à l'Inde fin d'avril, et dans des conditions bien plus faciles que les tiennes, je dis "chapeau bas!" et même "mais comment t"as fait??". La chaleur et l'humidité, cette culture aux antipodes de la nôtre qui dicte des comportements déroutants depuis l'extérieur, la circulation infernale, la foule, le régime alimentaire, tout cela cumulé prend beaucoup de place dans nos petites têtes habituées à plus de calme. L'Inde, on pourrait dire que c'est le pays du "tout en trop" pour nous, mais cela implique une idée de jugement que tu n'as jamais eu la faiblesse d'avoir même quand tu étais au plus mal. Disons donc que c'est le pays du "tout PLEIN" dans le sens "saturé": PLEIN d'épices, PLEIN de chaleur, PLEIN de bruit, PLEIN de gens, PLEIN de rituels, PLEIN d'odeurs, PLEIN de pauvres, PLEIN de castes, PLEIN de hiérarchies, PLEIN de dieux et de dévotions, PLEIN de sourires, etc...
Un énorme **MERCI** Juliette, pour ces expériences que tu te donnes à éprouver personnellement pour nous les transmettre ensuite.
Je ne sais pas si tu imaginais cela avant de partir, mais ton voyage c'est aussi cela : un plongeon en situation pour éprouver (parfois "dans la douleur" comme tu l'écris) les lieux et les gens, et nous transmettre un regard qui sort de l'ordinaire. Car ce tableau que tu nous as peint depuis ton premier coup de pédale en Inde jusqu'à maintenant, est bien différent des images qui collent à ce pays: Inde des mystiques et des sages, Inde des pauvres, Inde de l'informatique de demain, Inde des soieries... Avec tes articles, on a en tête une autre image de l'Inde, c'est l'Inde à travers des yeux de Juliette, qui vient s'ajouter aux autres, et former une image finale plus juste et plus sensible encore.
Je me souviens avoir eu le même sentiment au sujet de la Roumanie et de l'Iran. Comme l'impression de connaitre plus justement ces pays après ton passage.
Eh bien je ne pensais pas être aussi bavarde en commençant ce commentaire...
Fin du chapitre "Inde"
Début du chapitre "Thaïlande". Nouveau départ pour toi. Profite belle Juliette.
Nelly
Bravo Juliette et comme dit la personne Nelly : Chapeau bas . Tu as su repartir et trouver tout le courage nécessaire à ce grand et beau voyage. Je pense que maintenant en Thaïlande tu vas faire des découvertes douces et reposantes. Je ne manquerai pas de te lire avec autant de gourmandise.
RépondreSupprimerA bientôt et beaucoup de bonheur pour toi.
Dominique
bonjour a toi.
RépondreSupprimerje suis Thibaud nous nous sommes vus sur Darjeeling le long de la rivière ^^
juste pour te dire que je retrouve juste le confort d'une maison.
j'espere que tout se passe comme tu le souhaite et a une prochaine fois qui sait.
pédale bien !!!!
thibaud
Bonjour !
RépondreSupprimerNous nous étions croisées à Darjeeling (je voyageais avec Thibaud).
Je viens de retrouver l'adresse de ton blog dans mes notes !
Bon voyage et peut être à bientôt à Paris :)
Alizée