mercredi 13 juin 2012

Le vieux aux secrets. Phnom Penh, km 10 260



Mon séjour au Cambodge, après avoir avalé tout rond la Thailande, commence par une rencontre ratée. Etonnement de me voir là, méfiance, problèmes de compréhension surtout : les habitants du premier village à qui je demande l'hospitalité appellent la police. Je passe la nuit au commissariat, sans que l'on me fasse le moindre reproche mais parce que les gendarmes estiment que je ne peux pas dormir ailleurs. Ambiance de bienvenue... Mais je ne m'en fais pas trop : j'ai appris depuis le temps qu'il faut toujours faire confiance à son chemin. Il sinue parfois un peu, mais pour peu que l'on sache s'y arrêter, il offre toujours des merveilles.
D'ailleurs le lendemain, à Siem Reap, le point de chute de tous les explorateurs en herbe des temples d'Angkor, je fais connaissance avec Kol, franco-khmer, ami d'amie d'amie débusqué en quelques mails de dernière minute et qui me reçoit chez lui trois jours. A peine arrivée, il m'amène, à la nuit tombante, faire un petit tour de moto entre les temples. La foule de touristes a déserté et personne ne nous demande rien, surtout pas les billets d'entrée que nous n'avons pas. Nous avons les temples pour nous tous seuls. Ces immenses visages au sourire insondable, mais si pénétrant, me touchent au coeur, tandis qu'autour de nous seuls les grillons, en de longues plaintes surréalistes, composent la bande-son de ma rencontre avec l'invraisemblable art angkorien. Instants d'éternité.
Et dire que vingt-quatre heures auparant je rongeais mon frein, couchée à même le sol dans la salle surchauffée du poste de police ! Décidément c'est vrai, la route ne trahit jamais...



Après ma pause bienvenue à Siem Reap, mes heures passées à vélo sont un bonheur. Je pédale, depuis la frontière, comme enveloppée : enveloppée de tous ces "hellos !" joyeux qui rebondissent le long du chemin, d'une maison à l'autre, annonçant ainsi mon arrivée aux suivants qui sortent alors de leurs maisons en courant pour venir à leur tour me saluer. Le Cambodge tout entier se charge de m'accueillir et veille à ce que je ne me sente jamais trop seule. Cela donne, tout soudain, à mon périple des airs de jubilée de la Reine, ma main droit se retrouvant plus occupée à distribuer les signes de bonjour qu'à tenir le guidon. Mais cela crée surtout un lien ininterrompu, un échange permanent de regards et de sourires qui m'impressionne beaucoup.
Et sur la route, le spectacle est permanent. Je suis un jour dépassée par des discothèques sur roues : deux fourgonettes ouvertes aux quatre vents qui passent dans un tumulte de pop asiatique, et à l'intérieur desquelles se déhanchent quelques jeunes qui s'accrochent à peine aux parois du véhicule pour éviter une chute fatale... Je dois me frotter les yeux pour être bien sure que je ne rêve pas. Plus souvent, je croise des motos ordinaires sur lesquelles sont attachés, à l'arrière, deux énormes cochons beuglant tout ce qu'ils peuvent, étendus l'un sur l'autre, de tout leur long, sur le porte-bagages. Ou d'autres motos encore, conduites par des adolescents renfrognés, à l'arrière desquelles émergent, véritable queue de paon, plusieurs tiges en éventail, pointées vers le ciel, embrochant chacune plusieurs canards morts et déplumés, et qu'ils vont vendre sur le bord de la route aux conducteurs ayant décidé qu'il y aurait du canard au diner...

Plusieurs fois par jour, tout ce beau monde qui se croise tant bien que mal sur les routes défoncées du Cambodge s'arrête de vivre. C'est qu'en un instant, sans que l'on comprenne comment il est possible que cela aille si vite, le soleil a disparu derrière des nuages énormes, énormes, et si noirs ! Et à peine a-t-on eu le temps de sentir la première goutte s'écraser de tout son poids sur le coin de notre nez, indécemment grosse, que c'est le ciel entier qui nous tombe sur la tête. Pour mon vélo, c'est toujours un désastre. Branle-bas de combat, je sors mon kway comme je peux, recouvre ma sacoche avant de l'indispensable bache plastique qui une fois sur deux s'envole au milieu de la chaussée avant d'être convenablement ajustée, et fais le gros dos en dégoulinant de partout. Une épopée à tous les coups. Sur la route, plus personne pendant quelques minutes. Du fond de leurs gargottes, les clients regardent en silence la pluie tomber, comme étonnés à chaque fois d'une telle violence. Puis le front passe, l'ondée s'adoucit, sortir redevient envisageable malgré les flaques impressionnantes que la chaussée n'arrive pas à boire. Et ce ciel ! Le ciel après la mousson fait à lui seul accepter les quelques minutes insensées qui le précèdent. Phosphorescent, métallique, hésitant entre le bleu et le gris, tout chargé de nuages qui ne se contentent pas d'être là, bêtement, comme de simples nuages, mais qui s'étirent, qui s'enchainent, qui tracent des perspectives et des lignes de fuite, et qui rendent le ciel profond. Profond et plein.



Ici les maisons ont de grandes pattes, qui les sauvent chaque année des inondations, et une unique pièce à l'étage, immense et toujours presque vide, si ce n'est une table, parfois quelques chaises, le temple près duquel brulent toujours quelques batons d'encens, et la sacro-sainte télé, branchée dans un coin et qui ne fonction que pendant les rares heures ou le courant passe. Les familles qui m'accueillent sont invariablement douces et souriantes. On fait venir les jeunes pour qu'ils me parlent anglais, les vieux pour qu'ils me parlent français. Comme ce premier soir après Siem Reap. Le couple de petits vieux qui m'avait accueillie, recueillie plutot au cours d'un orage phénoménal, était adorable, mais peu causant. A peine avaient-ils approuvé à ma requête, avaient-ils fait rentrer mon vélo pour qu'il échappe aux trombes d'eau, m'avaient-ils tendu une chaise en me souriant gentiment. Pas un mot d'échangé, seulement des sourires, et nous avions regardé longtemps la pluie tomber. Et puis, après ces longues minutes silencieuses, le vieux s'était penchée vers moi, et m'avait dit, tout doucement, si doucement que je l'avais à peine entendu, mais dans un français fluide et sans accent : ''est-ce que vous avez faim ?"
Il était presque sourd : ne comprenait pas quand je lui parlais, ne répondait à mes questions que par un petit rire gêné qui me montrait qu'il n'avait rien entendu. Alors tant pis : ce soir-là, pas de dialogues, pas de questions, malgré toutes celles qui se bousculaient à mes lèvres. Ce soir-là, j'étais suspendue à ce qu'il voulait bien me livrer. Suspendue à ses rares paroles, suspendue plus encore à ses silences, si longs, si lourds.
Il avait commencé à me raconter qu'il habitait Phnom Penh, il y a longtemps, bien longtemps, avant 75, avant les Khmers Rouges et l'exil forcé vers la campagne. Et quand Pol Pot... Il avait hésité, s'était tu, m'avait regardée, avait haussé les épaules dans un sourire si triste, si triste. D'un mouvement de tête, il avait chassé ce qu'il venait de dire. Avait murmuré : "enfin c'est fini..." et s'était replongé dans le silence.
Ne pas dire. Ne pas raconter l'horreur de ces années, cette violence inouie qui venait de l'intérieur et qui a tué près du quart de la population, ces détails sordides et abjects, les têtes cassées à coup de pioche pour économiser les balles, les nourrissons massacrés à mains nues. Ne pas dire la terreur de ces années-là et la terreur qui doit le tenailler, surement, aujourd'hui encore. Ne pas le dire et tenter de l'effacer, d'un coup de tête vers la télé, ne pas le dire et pourtant ne pas pouvoir s'empêcher, les rares fois ou il ouvre la bouche ce soir-là, d'y revenir. D'essayer d'en parler, et de se taire, finalement, incapable d'aller plus loin.
Avant de se coucher, il avait farfouillé dans le tas de papiers qui jonchaient la vieille table usée, en avait finalement tiré une pochette plastique de laquelle il avait précautionneusement sorti une photo vieillie : celle d'un jeune couple souriant dans un décor ringard au possible. C'était son oncle, écrivain et tué par les Khmers rouges qui n'aimaient pas beaucoup que l'on réfléchisse. Il n'avait rien ajouté. De nouveau, ces silences, si lourds de secrets, et je l'avais longuement regardé à la dérobée, perdu dans des souvenirs monstrueux dont il semblait ne plus pouvoir sortir.
Je les avais quittés très émue le lendemain matin. Eux aussi, je crois.



Comment se reconstruire aujourd'hui, quelques trente-cinq ans après l'inexplicable, le monstrueusement inexplicable, quand ceux qui en ont réchappé se retrouvent pour la vie prisonniers de ces quelques années, incapables d'en parler, ne pouvant s'empêcher d'y revenir pourtant ? Et quand les plus jeunes ignorent tout de la tragédie et, surtout, ne veulent rien en savoir ?
A Phnom Penh, le mémorial du génocide est installé à S-21, le camp d'extermination qui vit périr plusieurs dizaines de milliers de personnes. Les cellules de fortunes et les salles de tortures, conservées telles quelles, cotoient des centaines de photos de victimes dont les regards noirs en mosaique hantent longtemps ceux qui les contemplent. Le lieu est chargé jusqu'à l'écoeurement de douleurs indicibles. Il retourne le coeur, donne honte à tous les êtres humains. J'y retrouve le même sentiment d'horreur qu'à Auschwitz, le même hurlement qui vient des tripes et ne veut pas sortir. Pour calmer un peu cette angoisse, cette sensation de souffrance universelle, j'allume un baton d'encens, en pensant à l'oncle de mon petit vieux aux secrets.

En ressortant de ces batiments témoins de l'enfer, quelque chose me trouble plus encore. Un groupe piaillant de collégiennes en uniformes se prend en photo sur les tombes des dernières victimes du camp. Doigts en V, sourires enjoleurs, éclats de rire outranciers. Elles prennent la pose contre la potence qui trone encore dans la cour du camp et s'interpellent d'un bout à l'autre du batiment dédié aux tortures.
Comme elles le feraient dans la cour de récréation de leur collège.
C'est le professeur qui prend la photo, lançant des blagues pour mieux les faire sourire.
Je rentre avec une nausée persistante, et la terrifiante sensation que, demain, peut-être, tout pourrait recommencer à l'identique.

6 commentaires:

  1. Bonjour Juliette,
    Ici l'amie de l'amie de l'amie des mails de dernière minute, pour te cueillir à la sortie du commissariat. Je suis heureuse que le sourire du Cambodge ait effacé les premières impressions de ce magnifique pays. et comme je l'imaginais, il n'a pas fallu beaucoup de coups de pédale pour que le Cambodge, déjà, te révèle son autre visage, celui de l'impalpable silence, dans ce pays si bruyant, qui a fait place à l'horreur de l'auto-génocide. Et encore moins de temps pour que tu te rendes compte aussi de la faille entre ceux savent et les jeunes, qu'on a protégés dans une insouciance frivole. Bravo: ça représente beaucoup de découvertes en peu de temps, et c'est la preuve que tu sais regarder. Tu feras bonne route.

    Même si j'ai oublié de dire à Katia de te dire de t'arrêter à Kompong Thom, entre Siem Reap et Phnom Penh, et d'aller manger une soupe de boeuf derrière le marché. La meilleure du monde! :)

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  2. P.S. Katia m'a dit que tu passais par le Laos. Demande à Laurent pour des points de chute, sinon écris-moi. Tu verras, les paysages sont magnifiques et les gens, d'une douceur insondable.

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  3. Combien de petits vieux aux secrets sur terre...
    Nelly

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  4. heeyyy Juju!!!
    coïncidence....Sam et moi sommes devant notre tv (comme deux ptits vieux que nous sommes)nous regardons "j'irais dormir chez vous" et il est au Cambodge!!!je suis sur le pc en même temps....sur ton site je vois que tu y es également!!suuuuper!!je te lis en voyant quelques images de là où tu es!!que demander de plus!!!!; )on pense à tooooi comme tu vois!!!!gros bisous pédale biiiien!!

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  5. Juliette,
    Ton récit m'évoque un couple de cambodgiens que j'avais en cours d'alphabétisation, ils avaient vécu plus de dix ans dans un camp de rétention en Thaïlande et ils me racontaient...
    J'aime ton regard sur les êtres et les choses.
    Francine et Pat

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  6. Beau texte sur le Cambodge.

    Pour compléter, filez à l'Autre Rive Rue du Pont Mouja (ou dans une autre crémerie de votre choix), achetez Kampuchea de Michel DEVILLE - et vous retrouverez l'odeur, la grande et la petite histoire de ce pays - par un bel écrivain voyageur.
    La vie est toujours plus forte.

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