dimanche 27 novembre 2011

Une fierté turque. Doğubayazit, km 5995




Doğubayazit, à 30 km de la frontiere iranienne, au pied du Mont Ararat, reflète à elle seule toute l'ambivalence des sentiments que j'aie pu éprouver pour la Turquie depuis presque deux mois. Arrivez-y par une fin d'après-midi nuageuse, fatiguée, affamée, frigorifiée. Elle apparaitra comme une ville glauque au possible, combinant à la fois le côté peu amène de nombre de villes-frontières et l'aspect agaçant des bourgades conservatrices et étouffantes. Promenez-y vous après une bonne nuit de sommeil, un petit-déjeuner consistant et par temps dégagé,et son côté déglingué finira peut-être par vous séduire. Et le mont Ararat qui surgit au détour de certaines ruelles laissera enfin agir son charme, distillant à la fois ses légendes et une majesté inouie.
A Doğubayazit je m'arrête quelques jours, quelques jours de néant pour faire le vide. Les villes-frontières abritent souvent tout à la fois les trafics les plus divers et les voyageurs au long cours qui après une longue marche hibernent quelques jours en attendant d'avoir retrouvé l'énergie nécessaire pour un nouveau saut dans le vide. Voilà ou j'en suis. A un tour de pédale de l'Iran, mais pas encore prête à y mettre les pieds. Valsant entre le manuel de turc que j'aimerais terminer, et celui de persan qu'il faudrait bien que j'ouvre. Essayant surtout de prendre, en quelques jours, le recul nécessaire sur mon aventure turque, pour arriver avec le plus de fraicheur possible et d'énergie retrouvée aux portes de la République Islamique.
Je repense alors beaucoup à ces phrases entendues jour après jour, deux mois durant, et qui ont constitué une sorte de routine, tantôt amusante, tantôt franchement agaçante, me dévoilant quelques aspects insoupçonnés de la Turquie que j'ai admirés ou rejetés selon mon humeur du moment.





"Tu connais Ataturk ?"

Ataturk est partout. Ataturk en peinture sur les façades des écoles, des gendarmeries, des mairies. Ataturk en statue dorée de trois mètres de haut dans des villes de moins de dix mille habitants. Ataturk dans les livres de classe, sur les calendriers, en magnets sur le frigo, en tatouage sur la peau des plus fervents. Les explications que l'on me donne parfois pour trouver des adresses en ville sont surréalistes. "Bon alors tu arrives dans la ville par l'avenue Ataturk. C'est la plus grande. Tu vas passer devant une petite statue Ataturk. Ne t'arrête pas. Il faut en fait que tu ailles jusqu'au parc Ataturk, et là tu m'attends devant la grande statue d'Ataturk."
Ataturk, le fameux père de la Turquie moderne, on m'en parle comme d'un héros intouchable, capable de libérer le pays tout à la fois des puissances occidentales concupiscentes à la sortie de la Première Guerre, et des démons asiatiques qui l'auraient enfermé depuis trop longtemps dans les ténèbres pour en faire une puissance moderne et occidentalisée. Les historiens européens sont beaucoup plus nuancés. Mais ici, difficile de trouver une seule zone d'ombre dans la biographie de l'illustre homme.

Inutile de dire que lorsqu'à Samsun Cağan veut absolument m'emmener dans le musée Ataturk, je ne me fais pas prier. Les superlatifs pleuvent tadis qu'on passe devant des dizaines et des dizaines de photos retraçant le voyage d'Ataturk à Samsun, et des vitrines rutilantes exposant les objets qu'auraient touchés le chef d'état. La lettre qu'il a écrite depuis le logement qu'il occupa dans la ville et qui est exposée là est insignifiante au possible. Ce n'est pas une exaltatation de la République que se propose de faire ce musée mais bien une exaltation de l'homme. Une sorte d'icône sacrée. Drôle de pays qui se targue d'être moderne et éclairé, et qui se laisse aller depuis des décennies à un culte de la personnalité confondant.
Et il est difficile d'en parler avec Cağan. Tout au plus ce matin-là verra-t-il un léger souci dans le fait que critiquer Ataturk aujourd'hui en Turquie soit passible de gros problèmes. "Mais de toute manière, à propos de quoi voudrais-tu qu'on le critique ? Et quand bien même il aurait fait quelques choses critiquables, mais honnêtement, j'ai du mal à voir quoi... Eh bien, le critiquer, ce serait comme critiquer mon père. Inadmissible."

Il faudra attendre mon passage en territoire kurde, après Erzurum, pour entendre dans une chambre d'étudiantes les seuls sons de cloche un peu divergeants. Hatice, fièrement, les yeux dans les yeux et devant toutes ses camarades qui se taisent, gênées, clame : "Eh bien moi, je suis kurde, et Ataturk, je ne l'aime pas !". Et elle ajoute en un murmure, dans le silence pesant qui suit sa sortie, en me désignant une autre fille qui baisse la tête :
" Elle non plus, elle ne l'aime pas. Mais elle ne te le dira pas, elle a trop peur". Le visage de la jeune fille s'empourpre, et elle garde le silence.



"Tu es musulmane,toi ?"

La question est récurrente. Chez tout le monde : les jeunes, les vieux, les Stambouliotes, les Kurdes. La question est posée l'air de rien mais la réponse est attendue avec fièvre. Je réponds, un peu à la va-vite, c'est vrai, que je suis plutôt de tradition chrétienne... Cette réponse est souvent suffisamment bouleversante. Parfois, dans les villages surtout, ma réponse est suivie d'un long silence. Il y a toujours une petite vieille pour répéter avec incrédulité, dans un murmure : "chrétienne... chrétienne..." comme effrayée tout à coup de sa propre audace à accueillir un chrétien chez elle. Une française d'accord, c'est concevable. Mais un chrétien ? on n'avait pas imaginé ça.
Les enfants m'accablent de questions ésotériques, curieux et avides de réponses. "Mais alors, chez vous, vous priez quel Dieu ?". Benyamin, onze ans, me regarde de ses yeux noirs et attentifs. Que répondre à ça avec mes trois mots de turc ? "Ben, euh, le même..." Cela ne le satisfait pas tellement. Mais il y a chez beaucoup, à propos de la religion, une curiosité insatiable qui m'impressionne énormément. On veut savoir comment se dit la prière en France, comment elle se fait, qui sont nos prophètes, pourquoi les cloches des églises sonnent et comment on enterre nos morts. Et me voila à mimer toutes les pratiques d'une religion que je ne partage pas... Mais je suis sidérée par ce pays ou, avant de me demander comme dans beaucoup d'autres ce que l'on mange chez nous ou combien l'on gagne, on me demande comment l'on prie.

Souvent toutefois cette curiosité n'est pas désintéressée. Et mes réponses hésitantes ne sont pour beaucoup que la preuve éclatante que l'Islam est définitivement la meilleure des religions possibles. Özlem, le même âge qıe moi, me regarde avec un peu de compassion : "Il faut absolument que tu deviennes musulmane ! Tu te trompes en restant chrétienne." Je ne compte plus le nombre de fois ou j'ai entendu ces conseils péremptoires, agrémentés d'explications plus ou moins naives sensées me démontrer la supériorité de l'Islam et, bien souvent, d'une moue de dédain qui me choque. Cela m'attriste toujours un peu. J'aimerais tellement lui dire, a Özlem, l'émotion que je ressens à chaque fois que je rentre dans une mosquée, ou celle que j'aie eue quand j'ai entendu Salih, l'imam qui m'a si gentiment accueillie pour ma deuxième nuit en Turquie, appeler d'une voix sublime tout le village à la priere. Mais devant ses joyeuses pressions et l'intolérance incroyable dont elle n'a même pas conscience, je me renferme et je me tais.






"Et l'histoire de Pasinler, tu la connais ?"


Pasinler, ou je m'arrête un soir, compte à tout casser une dizaine de milliers d'habitants. Coincée dans les montagnes, elle est l'archétype même de la bourgade turque ou il ne se passe pas grand chose et ou, en toute honnêteté, il n'y a rien à voir. Alors, ce qui s'est passé à Pasinler les quelques siècles passés, évidemment, je n'en ai pas la moindre idée. Je confesse mon ignorance, pressée de savoir ce que j'ai raté. Immédiatement, mes hôtes affichent une mine qui hésite entre l'étonnement incrédule et l'indignation : "Mais tu ne viens pas de me dire que tu avais fait des études d'histoire ?!"
C'est récurrent depuis que je suis en Turquie. Chacun a à coeur de me prouver à quel point le pays peut se targuer d'avoir une histoire exemplaire et grande, de Gengis Khan aux souverains ottomans, d'Attila à Ataturk. Cette fierté souvent démesurée m'impressionne beaucoup, et me surprend, française qui n'ai jamais été particulierement patriote. Ici, c'est l'inverse, et cette démesure outrancière m'agace un peu, surtout quand j'en fais part aux Turcs et qu'on me répond... "Oui, enfin c'est un peu normal qu'on soit plus fiers d'être Turcs que vous d'être Français ! Vous n'avez quand même pas une histoire aussi impressionnante que la nôtre..." Je réprime un mouvement d'indignation et je m'étonne : ah, tiens, je serais un peu chauvine, quand même ?




Je croyais arriver en Turquie sans rien en attendre et je me rends compte que j'étais finalement pétrie de clichés et d'idées toutes faites que le pays a, petit a petit, patiemment déconstruits. Cela ne s'est pas fait sans mal, ni sans douleur. Mais au moment de la quitter je suis reconnaissante à la Turquie de m'avoir montré qu'elle était infiniment plus complexe que ce que je croyais, moi qui étais prête à l'aimer toute entière, sans mesure.
A l'heure de tourner la page il faudrait que je retienne la leçon, et que j'entre en Iran sans rien en attendre, sans rien en imaginer. Mais face a un pays comme celui-là, est-ce seulement possible ?
Alors je me couvre la tête, je prends une grande inspiration, je ne réfléchis pas trop, et je le fais, ce saut dans le vide.


mercredi 16 novembre 2011

Mais comment tu as fait ? Erzurum, km 5740

 Merci a tous pour vos commentaires ou pour vos messages d'encouragement et de soutien... Je ne le répéterai jamais assez, ils me sont indispensables et imcroyablement réconfortants...





Je dois une fière chandelle aux Turcs : celle de me pousser à être de plus en plus forte. En Allemagne, en Roumanie, c'était facile. Tout le monde me chouchoutait, me répétait combien j'étais courageuse. Je partais le matin sous les regards d'admiration et avec la sensation tres agréable d'être quelqu'un que l'on enviait un peu. En Turquie, pas de cadeau. Le moindre signe de faiblesse, le moindre éternuement est vu comme la preuve éclatante de ma folie à vouloir continuer.

D'ailleurs, il y a quelques semaines encore, je n'étais pas loin de penser la même chose. De la Mer Noire à Erzurum, trois cols à 2000m d'altitude barrent fièrement la route. En Novembre, il neige à de telles altitudes. Je me le disais déjà à Istanbul : Erzurum, probablement, j'y arriverai en train... Je ne croyais pas être le genre de personnes à pouvoir relever des défis trop durs ou trop contraignants. Découvrir le monde, et à vélo, d'accord, à condition qu'il n'y ait pas trop de montées ni de vent de face, alors !
Mais voila, les Turcs sont passés par là. Et à force de me répéter, tous les soirs sans exception, qu'à Erzurum je n'arriverai jamais, ils ont fini par réveiller un aspect de ma personnalité qu'étrangement j'avais un peu laissé en sommeil depuis le début de mon voyage : ma susceptibilité...
Et au sortir de Trabzon, dernière étape sur la Mer Noire avant le début des vraies difficultés, bien sûr je doute un peu, bien sûr j'ai un peu peur, mais plus forte que tout, il faut bien l'avouer, une susceptibilité dévorante me donne des ailes.



L'étape du premier soir est magique. La Turquie tout entière se prépare à fêter la semaine sainte. Dans le village ou je m'arrête, affamée et transie de froid, la grand-mère accueille toute la famille pour l'occasion - ses dix enfants et ses innombrables petits-enfants. Certains viennent de loin, beaucoup ne se sont pas vus depuis longtemps. Pourtant, au milieu de toutes ces retrouvailles, la petite française arrivée là par hasard sur son vélo occupe une place de choix. On répète à l'envi aux nouveaux arrivants toute mon histoire qui s'enrichit à chaque nouveau membre arrivé de détails inédits. Au fil de l'apres midi, la maison se remplit de conversations, d'embrassades, de cris d'enfants qui galopent dans tous les sens. C'est la fête ! On me comble d'attentions autant que de sucreries et les enfants m'adoptent instantanément. Au milieu des sourires et des exclamations, ils sont heureux que je sois là et je le sens, et cela m'émeut terriblement. Bien sûr les mêmes mises en garde et les mêmes incompréhensions qu'ailleurs se répètent sur tous les tons. Mais à présent cela me tient moins a coeur. Je souris devant leurs airs incrédules, devant leurs "tu es folle !". J'essaie d'expliquer, et puis je passe à autre chose. Avec un grand sourire, tout passe, de toute manière... Il me suffit de savoir que je suis sur le bon chemin. Qu'importent les autres ! Moi, j'avance ! Je crois que ma sérénité, un peu retrouvée, et ma volonté, plus affirmée, se font ressentir. Mes hôtes eux aussi passent à autre chose.

Et c'est là que le voyage est beau : quand après cette période de doute et surtout d'incompréhension de l'autre, je peux surmonter cela et apprécier avec d'autant plus de force les petites choses qui nous unissent, eux et moi. Bien sûr parfois nous ne nous comprenons pas. Et alors ? Ce soir ils sont heureux de me voir chez eux et moi je suis heureuse, tellement heureuse, d'être avec eux et de partager sinon des idées, du moins des sourires et la douce chaleur du foyer.

Le lendemain, la semaine sainte commence et moi je me lance à l'assaut du col. Toute la famille est là pour me regarder partir. La route que je prends surplombe le village. Tant de gens sont passés dans la maison ou je dormais hier soir que, quand j'agite mes bras un peu à l'aveuglette au-dessus de ma tête pour un dernier adieu avant le virage, on me répond de toutes les fenêtres, de toutes les maisons. Le village entier me fête.
Toujours poussée par ma volonté de voir ce qui se cache derriere ces sacrées montagnes, mais aussi par ces cris de joie qui résonneront dans ma tête plusieurs jours, je me lance enfin à l'assaut des cols.



Bien sûr c'est dur, bien sûr la neige ne me laisse pas vraiment de répit et le froid et le vent se combinent pour me mordre allègrement. Pourtant, il faut bien les passer, ces cols. Et je les passe. Et a chaque fois l'arrivée au sommet et la redescente me rappellent pourquoi je suis partie de Paris il y a quatre mois. Le paysage est somptueux. Les forêts qui s'étendent sur toutes les montagnes environnantes me jouent des tours. En un même regard j'embrasse à la fois les feuillus rougeoyants des couleurs de l'automne et les sapins couverts de neige de l'hiver. Tout est silence. Je repense au train que j'ai failli prendre. Et je me serais privée de ça ? Je cherche souvent les mots que je pourrais plaquer sur ces instants ou je releve la tete pour me retrouver seule face à la montagne. Je ne les trouve jamais, alors je ne pense plus à rien et je laisse un immense sourire me barrer le visage.

Et après le deuxième col, j'arrive à Bayburt.
Ce jour-là, à Bayburt, c'est chez les Akkuş que je loge. Leur maison n'est pas dure à trouver : les Akkuş habitent dans l'immeuble Akkuş, propriété de la famille depuis des années. Ils en occupent tous les appartements ; c'est qu'il faut de la place pour loger Yurda et ses enfants, la grand-mère - au dernier étage - et le nouveau couple fraichement marié, au rez-de-chaussée.
Ça ne chôme pas chez les femmes Akkuş. Yurda, la cinquantaine souriante, s'occupe de ses enfants, de la cuisine, du ménage. Tout juste s'accorde-t-elle de temps en temps une pause chez l'une ou chez l'autre de ses voisines pour un petit thé qui parfois s'éternise.
Sa première fille, Anife, est toujours la premiere levée le matin. C'est qu'Anife étudie à l'université. Il faut la voir virevolter, se préparer, longtemps dans la salle de bain, choisir ses habits, se maquiller un peu et partir dans le froid, son sac à dos négligemment jeté sur l'épaule. L'année prochaine, Anife sera institutrice. Elle quittera la famille pour aller s'installer ailleurs, loin d'ici, peut-être à Ankara.
Sa soeur Semra, de deux ans plus jeune, ne fera pas d'études. Elle est la deuxieme fille : celle qui reste avec sa mère, qui récure et qui cuisine, et qui attend le jour ou un homme l'emmènera dans son foyer. Elle s'y prépare et assume déja, jusque dans sa posture, son rôle de mère de famille.



Il y a une troisième femme qui s'active dans l'appartement de Yurda. Kübra a dix-neuf ans. Voilà trois mois qu'elle a épousé Bekir, le fils ainé de Yurda. Elle habite avec lui au rez-de-chaussée. Mais chez Yurda, la main d'oeuvre est toujours la bienvenue. Alors Kübra monte, chaque matin, défait les draps, plie les vetements de Tahar, le petit dernier, prépare le thé, fait la vaisselle.
Les voilà, les femmes Akkuş, les abeilles travailleuses qui s'affairent toute la journée dans l'appartement. Yurda qui commande les opérations de sa voix forte et autoritaire de maitresse de maison, Semra qui obéit et qui apprend, Kübra qui s'active autant pour aider que pour plaire à sa nouvelle belle-mère. Quand un homme arrive, de temps en temps, le père ou Békir, elles se replient, silencieuses.
Mais le soir, à partir de dix-neuf heures, les femmes s'en donnent à coeur joie. Elles arrivent, l'une apres l'autre - les tantes, les cousines, les voisines. Les petits gâteaux sont déposés, innombrables, sur les tables, en même temps que les marrons grillés, les noisettes, et quelques plats salés. Le thé est servi, une rondelle de citron dans chaque tasse. Les femmes assises en rond sur le tapis commentent leur journée, ressassent les vieilles histoires, se montrent les petits pompons multicolores qu'elles coudront plus tard sur leurs voiles. Le rituel est quotidien, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et les hommes n'apparaissent pas, ou bien se tiennent à distance, en respect. Les femmes ne travaillent plus.


Sauf une. Kübra, elle, ne s'arrête pas. Les petits gâteaux, c'est elle qui les a disposés. Le thé, c'est elle qui l'a préparé. Kübra est la nouvelle venue - et, de fait, elle sert un peu dans toutes les maisons de la famille élargie.
De temps en temps, elle me rejoint. Elle regarde avidement toutes mes photos et m'interroge sur les pays que j'aie déja traversés. Quand j'avais raconté mon voyage le premier jour c'était la seule qui m'avait regardé avec des yeux ronds, grands ouverts. Quand les autres m'avaient comme a l'accoutumée asséné que c'était trop dur, impossible et absurde, elle les avait pour une fois contredit : "Attendez, mais c'est super ! Vous imaginez, aller de ville en ville, de pays en pays, les visiter, un par un...". Elle n'en était pas revenue.
Et a présent, de temps en temps, entre la vaisselle et l'aspirateur, Kübra rêve avec moi. N'y tenant plus, je lui demande, déjà regrettant ma question : "Mais pourquoi tu ne fais pas d'études ?". Pour la premiere fois, l'espace d'un instant, elle quitte son air de femme au foyer modèle. Assise par terre en tailleur, elle lève les yeux au ciel pour répondre à ma question.
" J'ai cinq grands frères alors, pour moi, c'était hors de question...
- Mais toi tu voulais y aller, à l'université ?
- Ben oui, j'aurais bien aimé, mais bon..."
Nouveau roulement d'yeux, le même que celui de toutes les adolescentes qui un jour ou l'autre trouvent que leurs parents ont pris la mauvaise décision, mais qui acceptent et passent à autre chose. Le même que celui qu'elle fera quelques heures plus tard, quand toute la famille m'accompagnera visiter la ville, et qu'elle devra rester à la maison préparer le repas du soir. Minuscules instants de rebellion volés, avant que Kübra ne reprenne le rôle que d'autres lui ont assigné.

L'ascension du dernier col est épique. La route n'est pas déneigée et mon vélo, transi de froid, peine à avancer. Je m'arrête régulierement pour tenter d'ôter la glace qui s'accumule sur mes pneus, entrainant des frottements supplémentaires qui me ralentissent irrémédiablement. Je sens que je me refroidis, penchée dans le vent glacé sur les roues de mon vélo, mais impossible de faire autrement... Les chiens eux aussi s'y mettent. Deux fois ce jour-là des molosses me harcèlent. Impossible de les semer. Il me faut m'arrêter, face à eux, crier, jeter des cailloux, me résigner et attendre de longues minutes qu'enfin ils s'éloignent et me laissent repartir. Je sens le froid partout en moi, et je n'arrive plus à me réchauffer une fois sur le vélo. Avancer, avancer, ne pas avoir peur... Comme une prière un peu grandiloquente je crie, rageuse, face au vent qui ne me laisse pas tranquille le poème de Nazım Hikmet que je récite depuis quelques jours déja.

"A Erzurum, l'hiver est rude mon enfant.
Les moustaches s'y givrent de glace.
On meurt debout à Erzurum,
On n'y accepte pas la défaite..."

Enfin, le col arrive et avec lui le refuge a la porte duquel je tambourine, laissant enfin éclater ma peur maintenant que je suis hors de danger. On m'ouvre, la chaleur du poele agit comme un aimant. Je m'effondre épuisée sur le canapé du salon. Bien consciente, et un peu honteuse, d'avoir un peu joué avec le feu ce jour-là.



Mais je l'ai fait, et je me découvre plus forte que je ne le croyais. Et c'est toute la Turquie qui me félicitera deux jours plus tard quand, un peu après le panneau Erzurum, m'arrêtant pour un thé plus que bienvenu dans une station service, le pompiste ouvrira de grands yeux incrédules en sachant que je viens de Trabzon, et passant enfin du futur au passé il ne me demandera plus : "Mais comment tu vas faire ?"... mais bien : "Mais comment tu as fait ?"

jeudi 3 novembre 2011

Mélancolie noire. Giresun, km 5250

Il y a de ces soirs, de ces endroits ou l'on n'est pas le bienvenu. Dans ce village boueux, désert, triste au possible, j'en ai la certitude. Les gens m'ignorent, les têtes se détournent avec dédain sur mon passage. Je peux voir, des maisons, les coins des rideaux se soulever doucement sur mon passage, se rabaisser ensuite. On ne répond pas à mes demandes, ou on m'envoie ailleurs, plus loin, ici non, ce n'est pas possible, dejà la porte se referme. Et soudain, sans crier gare, le desespoir éclate.
Cela faisait quelques jours déjà que je trainais comme une mélancolie partout ou j'allais. La sensation de ne plus parvenir à partager comme je le voudrais, celle que malgré les belles rencontres et les moments d'humanité, l'on ne se comprenait pas vraiment, les Turcs et moi.
Les différences de conception du monde parfois tiennent à un seul mot. A une négation, en l'occurrence.
Dans les pays d'Europe de l'est, on me demandait très souvent si j'avais de la famille : on me posait alors d'innombrables questions à propos de mes parents, de mes frères et soeur, de mes beaux-frère et belle-soeur... Tout le monde y passait, ce qui montrait bien l'importance que la famille prenait dans la vie des gens.
Ici, la question a changé. On ne me demande plus : "Et tu as de la famille ?". On me demande : "Mais alors, tu n'as pas de famille ?". Cela change tout. Parce qu'en Turquie la famille est tellement importante que quelqu'un qui part, seul, si longtemps et pour un but aussi flou, forcément n'a pas de famille. Et quand on apprend que, si, pourtant... On ne comprend pas. Ou on se méfie, un peu. On se demande bien quel genre de personne elle est, pour laisser ainsi les siens. Peut-être qu'elle est folle ?
Voilà peut-être d'ou vient cette rudesse à mon égard, et cette volonté incessante, permanente, tellement minante, de me prouver que j'ai tort, qu'il faut que je m'arrête, que je rentre, maintenant. Tout ce que je veux entreprendre ici pose problème. Aller jusqu'à Bolu ? Problème ! Jusqu'à Trabzon ? Problème ! Et l'Iran ? Mais tu n'y penses pas ! Mais tu es folle ! Rentre donc chez toi ! Tu y seras mieux !
Regarder la météo à mes côtés est souvent la grande joie de mes hôtes. Ils attendent, en silence, avec recueillement presque, les températures des montagnes de l'Est. Istanbul, Ankara, Samsun... Enfin, elles arrivent ! Un sourire de triomphe se peint instantanément sur leur visage, ils me frappent la cuisse du plat de la main. "Ah ! Tu vois ! Je te l'avais dit ! Il fait beaucoup trop froid ! Rentre-donc chez toi !" Et pendant que je souris en essayant de montrer que toutes ces pesantes bienveillances ne m'affectent pas, un détail me revient. Dans tous les autres pays jusqu'ici je m'amusais du fait que l'un des premiers mots que je parvenais à comprendre, souvent, c'était "courageuse". On me le répétait dès les premieres phrases de chaque conversation. En Turquie je ne sais toujours pas comment se dit "courageuse". En revanche, "folle", j'ai eu três rapidement à le chercher dans mon lexique.

Et dans la petite ville de montagne ou je m'arrête pour deux jours, histoire de souffler un peu et d'éviter les villages à l'atmosphère parfois trop pesante, c'est la police qui s'y met. Il ne faut pas me promener seule bien longtemps dans les rues escarpées d'Ilgaz pour que deux policiers zélés m'interpellent. Contrôle d'identité. "Mais pourquoi ?" La question m'a échappé. L'un des deux me regarde, indigné : "C'est la terreur, mademoiselle !".
L'espace d'un instant, j'avais oublié. Ici, le terrorisme - bien réel il est vrai dans les montagnes de l'est - constitue pour tous une psychose récurrente. Il suffit de regarder le journal télévisé du soir pour le comprendre : la grande majorité des titres est consacrée à la terreur kurde sous toutes ses formes, meme lorsqu'il s'agit de diffuser un reportage sur le fait que les joueurs de foot de Galatasaray se mobilisent contre le terrorisme en portant des maillots particuliers. Cette angoisse permanente permet de justifier sans trop de mal le nombre impressionnant de policiers à Istanbul ou ailleurs et, donc, ce contrôle de police. Me voilà fichée, mes activités dument consignées, mon passeport photocopié et moi ramenée comme il se doit à mon lieu de résidence.
Cela m'aurait étonnée que l'affaire s'arrête là. Le lendemain matin, mon passage au café internet ne passe pas inaperçu : trois pas esquissés dans la rue et c'est une voiture entière de police qui s'arrête à mes côtés. Le cybercafé est à huit cents mètres, et j'ai envie de marcher un peu ? Qu'à cela ne tienne ! La voiture me suit, au pas, sur toute la distance, pour vérifier que j'entre bien à l'endroit indiqué. Je m'installe à un ordinateur en maugréant. Les voilà plus ou moins rassurés, ils repartent en trombe. Pourtant, quand une heure plus tard je quitterai la ville à vélo, je n'aurai pas à être particulièrement attentive pour remarquer, pendant toute la matinée, cette voiture de police qui régulierement me dépasse, s'arrête sur le bas-côté, attend que je passe et recommence son manège... J'appuie très fort sur mes pédales. Je quitte la région avec la désagréable sensation d'être suivie.


A force de trainer sa mélancolie et de tout faire pour l'ignorer, on se la prend en pleine face. La mienne a concrêtement pris l'allure d'une belle plaque de graviers bien cachée dans une descente. Trop tard pour l'éviter, mes freins crissent, mon vélo rue de droite et de gauche, et moi, je finis étalée sur la chaussée, le pantalon déchiré et les larmes qui coulent toutes seules... Je n'avais pas du ressentir cette douleur familiere depuis mes dix ans, celle des gravillons incrustés dans les genoux... Alors je pleure, je jure, mon amertume de toute une semaine remonte sous la forme d'une poignée d'insultes bien senties à l'encontre de mon vélo, de la route, de la Turquie, du monde entier !
Ma bordée de jurons est interrompue par des pas précipités derriere moi. Une demi-douzaine d'élégants messieurs en costume trois pièces et attachés-case qui se rendaient probablement à une importante réunion à bord d'une immense voiture aux vitres teintées ont vu ma chute. En un rien de temps je suis entourée, réconfortée. On m'installe sur le bord de la route, on me tend un mouchoir... Je crois rêver : me voilà entourée de tous ces hommes d'affaires dont l'un me désinfecte à présent délicatement au Mercurochrome tandis qu'un autre prépare un pansement. J'ai un peu honte, tellement ma blessure est ridicule. Eux prennent la chose très à coeur, concentrés au possible sur mon genou. Un peu plus et je les imagine me dire dans un sourire amusé : "Alors, on coupe la jambe ?". Le pansement est fait, les hommes d'affaires sortis de nulle part peuvent repartir comme ils sont venus. La petite Juliette qui a à présent huit ans peut s'arrêter de pleurer. La Mercedes repart, et moi je cligne des yeux, et je me demande si j'ai rêvé...


Alors je repense à tout ça ce soir ou décidément toutes les portes se ferment. A toutes ces journées d'effort et d'incompréhension. A tous ces mystères que je n'arrive pas à percer. Et je laisse la mélancolie prendre le dessus.
Voilà qu'on crache à mes pieds maintenant. C'est l'homme qui crache quand je lui demande si je peux dormir là ce soir. La femme, elle, aboie de la même manière que les chiens sur les routes à mon passage. La nuit tombe et moi je cherche toujours. Qu'est-ce que je fais là, dans ce hameau terrifiant ? Les croquantes et les croquants me ferment la porte au nez. Brassens en Turquie. Les larmes ruissellent, elles ne se voient pas avec toute cette pluie...

Et puis, enfin, Hussein me recueille, perdue que je suis. Il me fait des blagues pour sécher mes larmes, s'éclipse et revient avec des biscuits, des chips, et plein de minuscules poissons qu'il fait revenir à la poële dans de la chapelure. Il allume un bon feu de bois, me tend un thé trop sucré, mais j'ai tellement besoin de sucre, ce soir... Alors, c'est lui, l'Auvergnat de la chanson ! Un auvergnat musulman... Il faudrait en parler à Hortefeux ! Cela me fait sourire et de me voir sourire cela le fait sourire. Bien sûr, il ne comprend pas trop ce que je fais la. Il me demande, évidemment, si je n'ai pas de famille, et ne comprend pas quand je lui dis que j'en ai. Bien sûr, il se demande un peu pourquoi la Chine et pourquoi le vélo et pourquoi la solitude... Bien sûr, on ne parle pas la même langue, et toutes les questions que je voudrais lui poser restent bloquées dans ma gorge. Mais il est là, et ce soir dans cette petite cuisine, je me sens si proche de lui. Si proche.
Et le lendemain, quand il me quitte, les larmes aux yeux, soudain je me sens si seule, si seule...