mercredi 25 avril 2012

L'Inde des Grands Moghols. Varanasi





Me revoilà donc pour un temps, et avec bonheur, redevenue piétonne et voyageuse plus classique.
A Jaipur, ma décision de laisser là mon vélo me permet de rester quelques jours supplémentaires, et d'assister à la grande fête que la famille de Kanu avait organisée pour commémorer la mort de l'arrière-grand-mère, quelques années auparavant. Cela faisait des jours que tout le monde ne parlait que de cette fête, et la famille était arrivée au compte-gouttes, des quatre coins du Rajasthan, toute la semaine précédente. Chaque jour voyait la maison un peu plus remplie, un cousin venant s'ajouter à l'autre pour dormir tous en rang d'oignons, dans le grand salon ou la chambre de Kanu. A cela s'étaient ajoutés des rituels toujours différents selon les jours, en prévision de la grande cérémonie : le henné sur les mains, l'huile de coco dans les cheveux... Drole de mélange, entre rites obligatoires et joies des retrouvaille. Kanu et ses cousines chuchotent en pouffant jusque tard dans la nuit, confidences échangées sur les matelas posés par terre.


Le dimanche matin nous cueille tot avec l'arrivée de toute la famille élargie, qui débarque aux premières lueurs de l'aube, piaillant, s'échangeant les bises en même temps que les dernières nouvelles puis fonçant chacun son tour dans la salle de bain pour une douche salutaire. 
Les choses se précisent aux alentours de dix-neuf heures. Les femme se précipitent dans la chambre, des étoffes multicolores dans les mains. C'est que pour la cérémonie, il est d'usage de porter quelque chose de neuf. Et les saris qu'elles ont choisi pour l'occasion sont tous somptueux. A chaque fois que l'une d'elle sort de la salle de bains attenante, vêtue différemment du moment ou elle y est entrée, j'en ai le souffle coupé. Saris vert bouteille, saris jaune roi. Le plus majestueux est sans doute celui de la jeune tante de Kanu, un sari bleu nuit presque noir dont les perles argentées qui le parsèment sont autant d'étoiles.


Au rez-de-chaussée, les chants de prière sont déjà tonitruants. Il est vingt heures : ils dureront jusqu'à quatre heures du matin. Tout le monde est assis en tailleur, autour du prêtre - un membre de la famille - qui s'époumonne dans le micro, accompagné de son harmonium, d'un violoniste et de quelques percussionnistes. Au centre du cercle qu'ils forment, le père de Kanu, l'ainé des petits-enfants de la défunte, danse, tout seul. Il dansera toute la nuit, sans jamais s'arrêter. Comment traduire l'expression que je découvre sur son visage, au moment ou je l'aperçois ? Comme un bonheur pur, qui le fait sauter, le yeux clos, qui lui fait arborer un sourire de félicité inébranlable. Sa danse est tantot frénétique, tantot extatique, au grédes chants religieux, au gré de son humeur.. Car ce qui l'anime semble plus complexe qu'une simple joie. Ainsi je le vois s'approcher de sa mère, le même sourire heureux aux lèvres, la regarder une seconde, en suspension... Et tomber dans ses bras, en larmes, sans pouvoir se calmer.


Sur la piste de danse, il est tantot rejoint par les uns ou les autres qui dansent tous avec le même bonheur. Kanu et ses cousines s'autorisent une danse toutes les demi-heures, auxquelles je me joins à chaque fois. On prend parfois à pleines poignées des pétales de roses qu'on jette sur l'assemblée. On se bénit avec des bougies, de la poudre ou même des billets de banque, auxquels on fit faire ds tours au-dessus des têtes avant qu'ils ne finisent dans l'harmonium du prêtre musicien. Et l'on accueille les nouveaux arrivants dans d'immenses embrassades. Les hommes dansent, leurs neveux dans les bras. Les plus vieux ont aussi droit à leur tour de danse, soutenus par les plus jeunes. Beaucoup de rire, quelques larmes, une nuit de danses et de prières ; cette cérémonie, c'est aussi et peut-être avant tout la possibilité de retrouver pour une soirée toute sa famille, tous ceux qui avaient la défunte pour aieule. 


Le lendemain matin, je quitte jaipur dans un décor de champ de bataille - le salon investi de dizaines de dormeurs couchés n'importe comment. Direction Agra !

Après Jaipur, le plaisir que me procure le fait me retrouver seule avec moi-même est très ressourçant. Les quelques jours passés à Agra ne me font pas rencontrer grand monde - et c'est très bien comme ça. J'apprécie trant le fait de ne plus être l'objet permanent de l'attention de tous et rétrospectivement, je comprends à quel point cela était pesant... Alors ces jours passés à Agra, je les passe dans un état d'esprit particulièrement contemplatif, ne recherchant pas vraiment le contact, jouissant du fait de pouvoir enfin être à nouveau spectatrice et presque invisible. 



D'ailleurs, Agra, une fois passé le premier choc de l'ambiance un peu excécrable, des gamins qui vous suivent une demi-heure pour une roupie ou un chocolat, des sollicitations permanentes et toujours intéressées, m'apparait presque charmante. Agra, la ville des grand moghols et de l'influence persane, la ville du pouvoir et de la splendeur, la ville de la douleur d'amour, en même temps que celle de la crasse, de la poussière, des ordures. Le Taj Mahal est un sublime joyau qu'encadrent des décharges à ciel ouvert et de vieilles ruines. Je l'admire, d'un jardin un peu en retrait. Ce n'est pas le seul trésor à émerger du chaos d'Agra. D'autres tombeaux d'autres souverains se dressent là, comme perdus dans cette ville qui pourtant n;a pas du beaucoup changer en trois siècles. Mais le contraste n'est jamais complètement choquant et le Taj ne détonne pas au milieu de la décrépitude ambiante. Je suis contente d'avoir choisi ce jardin pour le découvrir. En passant les portes de l'enceinte, en entrant par la "vraie entrée", j'imagine  que l'on doit se sentir minuscule, submergé par le Taj, par cette douleur immense, cet amour sublime et parfait. De loin, au-delà de la rivière, dans ce petit jardin, le Taj ne fait pas cet effet. ENtouré de toute cette vie déglinguée, il apparait comme un vieux complice, juste un peu plus beau, un peu plus éclatant que le reste, mais pourtant fait du même roc. Il serait surement moins beau sans tout cela. Ainsi, il nous parle à chacun, au plus profond de nous. Il nous dit l'amour que l'on connait tous, pur comme le marbre blanc, indissociable du reste de nos vies.
Agra, ou quelques unes des plus belles pages de l'histoire des civilisations se sont écrites, et qui semble aujourd'hui, dans la débauche de vie et de bruits des ruelles tortueuses, en assumer joyeusement l'héritage...


mercredi 11 avril 2012

Quelques vacances. Agra.

 
 
 
Après Bundi la bleue, de laquelle j'ai bien du mal à m'arracher, Jaipur la rose. Les couleurs ont changé et je suis ici reçue dans une famille, mais l'angoisse reste la même. Une angoisse terrible qui oppresse ma poitrine et me donne tous les matins de belles crampes d'estomac, à l'idée d'affronter à nouveau les quarante-deux degrés ambiants, le trafic fou et la cohue à chaque arrêt. Je broie du noir dans les rues roses, incapable d'envisager lucidement la suite du voyage. Un rien me fait perdre pied, et je me raccroche, désespérée et pour n'importe quelle décision à prendre, à Tarun, le fils de la maison, qui a mon age et qui semble un peu dépassé par la situation : une Française en détresse dont on se demande, à la voir aussi démunie, si elle vient vraiment de France à vélo. Et ce n'est pas tant la difficulté du voyage qui me fait à ce point douter, que cette attitude résolument fermée à tout que j'adopte en ce moment, et qui va à l'encontre de toutes mes valeurs de voyageuse. 
C'est lorsque je me surprends à regarder dans le Guide du Routard s'il existe des avions ralliant Jaipur à Paris que je me rends compte d'à quel point la situation est critique. Il me faut vingt-quatre heures de plus et une longue promenade solitaire dans les rues de Jaipur pour que, soudain, après deux semaines de doute et de panique, la solution m'apparaisse clairement : je ne peux plus voyager en vélo en Inde. Persister serait ridicule. Ce serait user mes dernières forces et m'acheminer inévitablement vers une catastrophe : un accident peut-être. Un retour prématuré en France surement. Cela n'a pas de sens de voyager sans envie. Alors tant pis pour la vallée du Gange que je ne descendrai pas en vélo. Tant pis pour ce gros millier de kilomètres que je parcourrai en bus, tant pis pour mon dernier mois en Inde ou je ne toucherai pas à mes pédales. Tant pis, parce que soudain je sais que c'est la seule manière d'aller jusqu'au bout, et d'y aller sans rien regretter.



Pourquoi autant de temps pour prendre cette décision ? Surement parce qu'il faut du temps pour renoncer. Parce qu'après avoir fait 9500 kilomètres, on espère un peu passer le cap du dix-millième au plus vite. Parce qu'on veut toujours se croire très fort et parce qu'on se dit qu'en surmontant cette nouvelle épreuve on en imposera, aux autres et à nous-même. Autant de raisons mauvaises et puériles dont se défaire est loin d'être facile. Et pourtant, une fois que ma décision est prise, je sais que c'est la bonne. Ce n'est pas une décision par défaut. Au contraire : j'ai l'impression en la prenant d'avoir un peu grandi, affranchie du regard des autres et de mes propres barrières. A Calcutta, j'y arriverai en bus. Et alors ? A ce degré de fatigue, de lassitude, et de détresse, c'est la meilleure manière de voyager et d'essayer de comprendre l'Inde. Le vélo a été un moyen fantastique de me déplacer jusqu'ici. Il le sera encore en Asie du sud-est et en Chine. Mais pour l'heure et pour un mois, j'ai mieux à faire. Et soudain je me rappelle les valeurs et les principes de mon voyage, les vrais, ceux que j'avais oubliés depuis des semaines. Ce voyage, ce n'est pas tout faire pour aller le plus loin possible en vélo. Ce voyage, c'est d'abord tout faire pour comprendre le monde dans lequel je vis. Découvrir, partager, rester curieuse et éveillée. Et grandir en acceptant que, parfois, les choses sont un peu trop compliquées, et que le chemin n'en est pas moins beau pour autant.

Et instantanément tout devient plus facile. Maintenant que je sais que les trois prochaines semaines, je les passerai à vadrouiller en bus, quelque part plus libre de mes mouvements et surtout plus anonyme et peut-être moins impliquée, l'avenir me parait radieux, excitant à nouveau, et l'Inde un pays de nouveau attirant. Je suis toujours dans les rues de Jaipur, et au moment même ou je prends ma décision, je suis justement dans une rue que j'arpentais deux jours auparavant. Mais ces marchands de pates de toutes les formes et de toutes les couleurs, ces tas d'épices incroyables sur le trottoir, et le sourire de ceux dont je croise les regards, je ne me rappelle pas les avoir vus la dernière fois... Toute fermée que j'étais, emprisonnée dans mon angoisse, repliée à l'intérieur de moi-même.



Je reste une semaine a Jaipur, dans la famille Nagar qui m'accueille. Avec ce besoin de rester assez longtemps pour construire un début de relation. C'est aussi cela qui a manqué jusqu'ici dans mon voyage en Inde. Quand Tarun se décarcasse pour faciliter au plus mon séjour, sa soeur Kanupriya, dix-huit ans et un physique frêle de souris passe des heures à bavarder avec moi, à se raconter. Elle m'affirme haut et fort qu'elle ne veut surtout jamais se marier. Un choix détonnant dans un pays ou tout est fait et pensé en fonction du mariage. Elle sait très bien que les filles célibataires, une fois passés les vingt-cinq ans, s'exposent aux commérages des voisins, aux rumeurs les plus insultantes et à une réputation qu'elles traineront toutes leur vie. Elle sait aussi que ses parents lui ont affirmé que si elle trouvait un bon job, capable de subvenir à ses besoins, ils ne s'opposeraient pas à son choix. Elle n'en démord pas : le mariage, ça n'apporte que des problèmes. Elle a trop vu sa mère faire passer la famille avant elle-même. Elle revendique le droit à l'égoisme. Je me demande combien de temps tiendra sa décision. Peut-être qu'elle finira par tomber amoureuse et changer d'avis. Rien n'est moins sur : le mariage d'amour n'est pas bien vu en Inde. Il est rare que les parents le soutiennent, vexés de ne jouer aucun role dans l'union ; et si celle-ci se passe mal, les filles auront bien du mal à trouver refuge et soutien dans leur famille. "Je te l'avais bien dit !". La formule et sans appel. A la rigueur, le célibat est préférable. Et Kanupriya n'imagine même pas la possibilité que tomber amoureuse puisse lui arriver, même si elle évoque de temps en temps en pouffant ce garçon "si mignon"...



Pas facile d'assumer des choix non-conventionnels dans une société qui fait pression sur chaque individu. Mais elle en veut, Kanu ; ses quarante-cinq kilos au service d'une détermination à toute épreuve. Elle rêve de devenir ingénieur dans l'environnement, et d'allier inovations écologiques et transformations sociales. Son master, elle voudrait le faire à l'étranger. Ce ne sera pas facile de convaincre ses parents : ils ont déjà refusé que Tarun parte. Pour une fille, ils seront encore plus réticents. Il faudrait qu'elle parte avec une copine, ou que quelqu'un de confiance lui serve de chaperon dans son pays d'accueil. Je la sens déjà qui prospecte, l'air de rien : " Tu sais s'il y a des masters en sciences environnementales, à Paris ?". Il lui faudrait apprendre le français, mais ce n'est pas le genre de défis qui lui fait peur.
Quand elle avait huit ans, toute la famille a déménagé de leur village natal, Aklera, jusqu'à Jaipur. Elle et son frère ont été inscrits dans une école privée, ou tous les cours se font en anglais et que les enfants fréquentent d'ordinaire depuis bien plus longtemps. Il lui a fallu essayer de comprendre les cours dans cette nouvelle langue inconnue, en même temps que gérer la violence de ses camarades, trop heureux de pouvoir s'en prendre à deux campagnards fraichement débarqués et n'appartenant pas à la caste majoritaire. "Ils cassaient des oeufs sur la tête de mon frère, parce qu'ils savaient très bien que nous étions végétariens et que cela nous faisait horreur. Evidemment ils se moquaient de mes vêtements, de mon accent... Aujourd'hui on ne parle plus de cette période. Les rares fois ou on l'a évoquée, mes parents ont fondu en larmes." Ils se sont accrochés. Deux ans plus tard, elle était première de sa classe.

Aujourd'hui, elle s'est fait une place parmi ses camarades de lycée, puis de fac. L'ambiance est moins dure, mais la pression reste forte pour espérer trouver l'emploi rêvé. Elle me raconte ces années qui n'en finissent pas, ces examens à longueur de temps, et toutes ces nuits ou elle s'impose de dormir quatre heures pour passer le reste du temps à réviser. Pendant qu'elle me parle, je feuillette son carnet de liaison dont chaque page est marquée d'un slogan qui se veut percutant : "Le monde appartient à ceux qui se lèvent tot", ou "Si l'escalator du progrès est en panne, prenez les escaliers". Toutes les écoles du pays sont friandes de ce genre de maximes sensées édifier les troupes et les placardent partout. Leur répondent les phrases malicieuses plaquées sur les tee-shirts des ados : "Plus de devoirs ? Plus de soucis", ou la très populaire : "Je suis un être humain".