vendredi 27 janvier 2012

Jeunesse iranienne. Lâr, km 7800

Je ne suis pas ménagée à la sortie d'Esfahan. Le vent et le sable, la pluie, la police même, se succèdent avec une précision parfaite pour me faire perdre tous mes moyens. Images d'apocalypse que ces milliers de grains de sables balayés par un vent terrible qui viennent me heurter de plein fouet, faire tomber mon vélo, m'empêcher d'avancer. Dégoût total de cette pluie glacée, d'autant plus insolite et injuste dans ce paysage aride, qui n'en finit pas de tomber, moqueuse et vicieuse.
Enfin, j'arrive à Shiraz. Je ne sais qu'une chose : on doit venir me récupérer sur la route pour m'emmener dans la maison qui m'héberge. Je roule un peu à l'aveuglette, quand enfin une voiture s'arrête devant moi. La fille qui en sort me fait instantanément sourire : son écharpe grise négligemment jetée sur ses cheveux glisse jusque sur son cou. Ses énormes lunettes de soleil et son manteau au ras des fesses viennent compléter le tableau. Sareh me tend la main et me salue avec un drôle d'accent américain : elle a vécu cinq ans près de Chicago quand elle était encore gamine, pour que son père finisse son doctorat. Et puis ils sont retournés à Shiraz. "Mais alors il faudra que tu lui demandes pourquoi ! On n'a jamais compris. Je crois qu'il ne supportait pas d'être aussi loin de sa famille. Et d'être aussi loin de l'Iran. C'est son pays".
Pour elle, c'est différent. Diplômée d'architecture, professeur à l'université, elle s'envole dans trois mois pour Melbourne. Elle aussi, elle va y passer son doctorat. Mais elle, elle ne reviendra pas. "Ce qui va le plus me manquer quand je serai en Australie ? Les vieux bâtiments de Shiraz. Si tu savais comme j'aime me balader dans cette ville, passer mon après-midi dans les jardins, dessiner les vieilles maisons... Oh, et bien sûr, la cuisine aussi, ça va me manquer." Mais pas la famille, pas spécialement. Sareh rigole : "Je suis la moins iranienne de la famille ! Je ne suis pas vraiment attachée à toutes ces valeurs familiales. Et il n'y a pas que ça. Ma sœur aînée s'est mariée avec son premier copain, mon autre sœur n'en a eu qu'un et je crois bien que la plus petite n'en a jamais eu. Et moi... Ouh là là ! Je ne peux même pas les compter !". Et elle ajoute, après un silence : "Au fait, je vais boire du vin, demain avec des amis. Tu veux venir ?".

On serait tenté, à voir cette drôle de fille qui slalome en professionnelle dans les embouteillages en écoutant de la pop américaine, les cheveux à l'air libre, et qui remet son foulard avec juste ce qu'il faut de nonchalance et de désinvolture quand elle s'arrête aux feux rouges, d'en faire comme un symbole politique. C'est là le vice de la République Islamique de faire du moindre geste de n'importe quel citoyen, et surtout de n'importe quelle citoyenne, quelque chose de politique. C'est vrai, être rebelle en Iran, c'est laisser dépasser un peu trop de cheveux, ou rire un peu trop fort, ou c'est boire un verre de vin en cachette chez des amis. Mais Sareh ne se résume pas à ça. Sareh, c'est juste une fille chouette, artiste et dragueuse, cultivée et futile, rebelle c'est vrai, mais un peu par conviction et beaucoup par plaisir. Une fille qui quitte l'Iran parce qu'elle ne supporte pas la condition des femmes ici, mais aussi et surtout parce qu'elle pense avoir plus de chances de réussir sa carrière ailleurs.
Je suis entrée en Iran en cherchant inconsciemment des signes politiques partout, les signes de l'oppression et les signes de rébellion, encore sous le choc de toutes ces images de juin 2009 et des milliers d'Iraniens dans la rue. Quelle erreur ! Sareh vient me rappeler avec ses conversations qui durent jusque tard dans la nuit et ses problèmes amoureux que l'Iran, n'en déplaise aux politiciens de toute sorte qui aimeraient le voir prospérer ou être rayé de la carte, c'est d'abord un pays qui pleure et qui rit, qui s'amuse d'un rien, qui palabre à longueur de temps, un pays qui vit.
Sareh n'est pas faite pour vivre en Iran mais s’il y a bien une ville qui lui ressemble et qui peut l'accueillir, ici, c'est Shiraz. Si Paris est une ville d'automne, Shiraz est définitivement une ville du printemps, joyeuse et tranquille, souriante et paresseuse. Les jardins éclatent partout dans les rues, les palmiers s'échappent de toutes les cours de maison. Shiraz est la ville des poètes, la ville du vin, la ville des roses et des cyprès. Il y a ici, même en pleine hiver, une certaine douceur de vivre, un raffinement tout persan qui se moque bien du reste du monde.
Il faut aller pour s'en rendre compte sur la jolie tombe du poète Hafez, où se pressent continuellement, peu importe l'heure et peu importe le temps, des admirateurs de tous âges qui effleurent la tombe du doigt, respectueusement, se récitent des poèmes ou ouvrent en solitaires leurs livres de Hafez pour y lire l'avenir. C'est une pratique bien courante ici : poser au maitre une question sur son avenir, ouvrir l'un de ses livres au hasard et y piocher deux vers. Ceux-ci sont si profonds, regorgent de tant de sens différents qu'il n'est pas rare qu'ils permettent vraiment de trouver une réponse à sa question. Et cela rend sa poésie, encore maintenant, si vivante et si proche de chacun que je comprends l'engouement des jeunes et leur rassemblement, ce soir, sur la tombe du grand poète.
Il faut aller aussi se promener à vélo par un vendredi matin un peu frais, une thermos de thé bien calée sur le porte-bagage, dans les rues de la jolie Shiraz, se perdre dans ces ruelles incroyables, croiser les pâtres et leurs troupeaux à deux pas de la plus grande artère de la ville, s'arrêter enfin manger des petits gâteaux dans l'un de ses improbables jardins, ouverts aux quatre vents, à l'ombre d'un palmier qui semble avoir été là depuis toujours, impassible et solitaire.
Il faut surtout emprunter enfin une voiture, la remplir en chemin de filles toutes plus maquillées les unes que les autres et qui entrent dans l'habitacle chargées de nouveaux parfums, souriantes et heureuses de vivre. Et se rendre ensemble et en secret chez un ami de Sareh, une grande salle plongée dans l'obscurité où quatre bougies allumées guident le chemin vers une petite table sur laquelle on aura disposé, miracle, quelques verres de vin rouge. Le vin de Shiraz a le délicieux goût du désert et de l'interdit, et nous le sirotons, tous ensemble complices, levant notre verre à la grandeur de l'Iran et la beauté de ce pays, et nous moquant bien, comme Sareh et comme Shiraz toute entière, de ces dirigeants rebutants que personne n'écoute et qui ne nous valent pas.
Et je repars, amoureuse folle de Shiraz.

La route qui part de Shiraz et qui file vers le sud est un petit bonheur. Après ces lignes droites interminables qui semblent se perdre dans le désert, ces kilomètres entiers de poussière et de sable, il faut bien me frotter les yeux : au loin, ce ne serait pas... Un arbre ? Ce n'est pas un mirage : les oasis se succèdent, véritables tours de magie dans cet univers si austère. J'ai du mal à croire à ces orangers éclatants, à ces pelouses aussi vertes que des terrains de golf qui tout à coup bordent la route. Le désert de nouveau puis, quelques kilomètres plus loin, la même luxuriance. Les oasis sont de petits miracles. Et la vie qui en dépend y semble condensée, plus intense qu'ailleurs. Les villages que je traverse déballent à chaque fois leur étalage de richesse sur les trottoirs, dattes et oranges que l'on vend à la criée et avec le sourire, entre deux bouts de gazon. A-t-on jamais été plus conscient que dans le désert de ce que l'émergence de la vie compte de merveilleux et d'insensé ? Et l'a-t-on jamais mieux exprime ailleurs que dans le désert ?

mardi 17 janvier 2012

Des martyrs et des oiseaux. Shiraz, kilomètre 7415

Les trois semaines écoulées ressemblent fort à des vacances au beau milieu de mon voyage. Trois semaines sans vélo et sans incertitudes, trois semaines partagées entre l'attente de mon visa indien à Téhéran et le doux plaisir des retrouvailles familiales à Ispahan. Trois semaines durant lesquelles ce fichu visa indien qui n'arrive pas m'oblige par manque de temps à renoncer à tout faire à vélo. Pour la première fois, je prendrai le bus sur cinq cents kilomètres. Cela ne se fait pas sans quelques pincements au cœur. Mais un voyage se nourrit aussi de concessions.


Je loge dix jours durant chez Ruhollah, et me balade des heures durant dans cette capitale incroyable, l'une des plus polluées du monde où pourtant dans chaque rue coulent des petites rivières charmantes charriant l'eau des montagnes toutes proches.
Le week-end, il est rare que l'on reste à Téhéran. Mon visa indien est toujours en attente, alors j'accepte la proposition de Ruhollah : une petite escapade de deux jours à Mashhad, à la frontière afghane, l'un des principaux lieux saints de l'islam chiite, et pour cause : c'est là que l'imam Reza aurait trouvé la mort il y a près de douze siècles. Depuis, des milliers de croyants viennent pleurer chaque jour sur son mausolée... Pour moi, c'est peut-être l'occasion de me replonger dans l'ambiance de l'Achoura qui m'avait tant subjuguée à Tabriz.
Aller à Mashhad depuis Téhéran est tout un périple, et c'est ainsi que je me retrouve dans un compartiment pour femmes du train de nuit Téhéran-Mashhad, en compagnie de deux filles de mon âge. L'une est voilée des pieds à la tête, l'autre laisse négligemment tomber son foulard qui pendouillait déjà bien bas sur son cou dès que le train est en marche. Et la troisième, c'est moi, qui lance des sourires timides auxquels on ne tarde d'ailleurs pas àrépondre. Les filles parlent un anglais hésitant, on se comprend à demi-mot. Comme un fait exprès, cette nuit est la plus longue de l'année... Et en Iran, on la fête comme il se doit. Les filles m'expliquent les festivités : on se réunit en famille, autour du feu, et on passe la soiréeà se lire des poèmes et à manger amandes et noix. L'intérieur d'un compartiment de train est l'endroit rêvé pour cette occasion et nous grignotons nos fruits secs pendant que l'une d'elle essaie tant bien que mal de me traduire les poèmes de Hafez. Coupées du reste du monde qui se manifeste néanmoins de temps à autres par le biais d'un contrôleur venant vérifier que tout va bien et nous obligeant dans le même temps à remettre nos foulards, nous sommes comme dans un cocon rassurant et douillet. Le thé circule autant que les vers de Hafez ou d’Omar Khayyâm et je décide tout à coup que cette nuit dans ce train qui nous emmèneà l'autre bout de l'Iran sera ma nuit de Noël.
A personne demain n’est promis.
Garde en joie ce cœur plein de mélancolie.
Bois du vin au clair de lune, ô ma lune, car la lune,
Bien souvent brillera sans plus nous retrouver.


Au petit matin, je retrouve Ruhollah et je laisse là mes compagnes de voyage. L'Imam Reza m'attend.
Je suis partie de Téhéran avec un tchador qu'une amie de Ruhollah m'a prêté. Je me sens un peu anxieuse en quittant l'hôtel : les non-musulmans n'ont pas le droit de pénétrer dans le saint des saints. Je n'y serais pas allée par moi-même... Mais Ruhollah a insisté : l'imam Reza se fiche bien de qui est musulman et de qui ne l'est pas. Et il m'a invitée. C'est une affaire qui ne regarde que lui et moi. Après la fouille de rigueur à l'entrée du mausolée, je pénètre enfin dans l'enceinte. La nuit tombe doucement. L'ambiance est magique. Le lieu d'abord : les immenses places qui cernent le mausolée, toutes couvertes de faïences bleues, sont sublime. La coupole se dresse fièrement au second plan. Le soleil qui se couche darde ses rayons sur les carreaux, les rendant encore plus bleus qu'ils ne sont. L'endroit est l'un des plus beaux que j'aie jamais vus. Mais ce n'est pas ce qui rend cet instant magique. Ce qui m'enveloppe de toute sa chaleur dès que je pénètreà l'intérieur du monument, c'est ce murmure permanent, cette ferveur incroyable. Car le lieu est habité et tous ceux qui sont là se pressent pour la même raison : honorer la mémoire de l'imam et lui rendre hommage.
Au moment où nous nous approchons de la salle qui comprend la tombe de l'Imam, j'hésite encore un peu, mais Ruhollah me pousse : "Vas-y ! Je t'ai dit qu'il t'avait invitée !" Alors, j'entre. A l'intérieur, c'est la cohue. Les femmes se poussent sans ménagement pour aller au plus près de la tombe et pour avoir la chance de la toucher. Je dois faire attention en marchant à ne pas écraser toutes celles qui sont assises et qui inlassablement lisent le Coran ou prient. Il y a toujours du bruit ici, entre les murmures du Coran qu'on récite, les pleurs, les bruissements des tchadors. Je ne m'approche pas trop près, juste assez pour apercevoir la tombe tout en verre et les mains qui empoignent les barreaux, les femmes qui sanglotent, les pétales de rose que l'on jette sur la tombe. En quittant le lieu, je croise une femme en larmes, le téléphone portable brandi bien haut en direction de la tombe, pour que son interlocuteur de Téhéran ou d'ailleurs lui aussi puisse parler à l'imam et peut-être faire un vœu, lui qui n'a pas pu se rendre àMashhad. Quand je ressors, je retrouve Ruhollah et lui aussi est en larmes. Nous marchons un peu, sans parler, comme dans un état second. En apesanteur.
Le mausolée de l'imam Reza illustre bien toute la complexité et toute l'ambivalence du chiisme à l'iranienne. Ce mélangeétonnant de superstition pure et de véritable ferveur. Les deux sont intimement liées dans une union sacrée qui me dépasse un peu mais dont le spectacle me plait beaucoup. Ruhollah incarne bien ce double aspect de la religion, lui qui me confie aller voir l'imam Reza chaque fois qu'il a une décision importante à prendre, pour se porter chance autant que pour apaiser son esprit et pour trouver la bonne réponse, la bonne voie dans cette ambiance incroyable. On jette des billets de banque, pratique impie par excellence, à l'intérieurmême de la tombe de l'imam pour qu'il réalise nos rêves les plus chers, mais on pleure en un deuil éternel sa mort violente. L'imam est un maitre, un modèle et un bon génie, mais aussi un frère que l'on pleurera toute sa vie.
Ce culte des martyrs a un pendant beaucoup plus contemporain que je retrouve, lorsque je reviens àTéhéran, en visitant l'immense cimetière du Paradis de Zahra. Les cimetières iraniens sont des lieux de vie par excellence. On y vient toutes les semaines, on y retrouve ses amis, on y pique-nique directement sur les tombes, et on y pleure aussi bien sûr beaucoup ; mais en Iran, pleurer, c'est d'abord un témoignage de vie. Je me balade longuement dans les allées de ce cimetière qui n'a rien de joli mais qui respire une certaine forme de vie, et à voir toutes ces femmes qui pleurent et qui rient à la fois en déposant des pétales de fleurs sur la tombe de leurs parents, j'ai moi aussi le sourire aux lèvres. J'aime tant les cimetières... Comme toujours dans ces lieux, une certaine sérénité me gagne. Et puis soudain, j'arrive dans l'aile des martyrs.
Dans les années 1980, l'invasion de l'Iran par l'Irak de Saddam a donné lieu à une guerre qui a embrasé la région pendant huit ans. Huit longues années durant lesquelles les principales victimes mortes au combat n'étaient pas des soldats surentrainés mais des jeunes garçons sans expérience, dont certains n'avaient pas encore fêté leur treizième anniversaire. Leur rôleétait simple et clairement défini : marcher sur les mines pour libérer le passage aux armées plus expérimentées. Bien sûr, le gouvernement n'a pas hésitéà mener une abjecte propagande pour amener les adolescents à s'enrôler - sans prendre en compte d'ailleurs l'avis de leurs parents. Mais cette propagande se faisait sur un terreau déjà existant : ce culte du martyre qui envahit toutes les consciences, cette gloire du sacrifice ultime, cette exaltation de la mort pour servir une cause plus noble. Et aujourd'hui dans l'aile des martyrs, avec le souvenir des pleurs pour l'Imam Hossein ou pour l'Imam Reza, devant ces centaines de photographies toutes différentes et pourtant toutes semblables - des garçons plus jeunes que mon frère qui sourient d'un air à la fois revanchard et insouciant, aujourd'hui sur ces tombes, j'accepte de ne pas comprendre, de ne pas juger, ou peut-être que je refuse de comprendre, et moi aussi, je pleure.


Et puis, ma famille arrive et soudain tout est si facile. Qu'il est bon d'êtreà nouveau quatre et de se balader sans penser a rien dans les rues d'Ispahan la belle, l'envoûtante. C'est ici, et àShiraz aussi, que l'Iran montre, après son attrait évident pour la mort, à quel point il aime la vie. Tout, des coupoles des mosquées aux façades en émail, éclate de joie. Pas un monument, peu importe l'époque, qui ne soit envahi en peinture par les fleurs et les oiseaux. L'année commence dans la gaieté de l'art persan, et le temps des retrouvailles donne à tout l'Iran des couleurs nouvelles et rayonnantes.
Apres dix jours, me revoilà seule. C'est dur, la solitude, et c'est cruel, quand on a retrouvé pour quelques temps le bonheur d'être entouré. Et au moment de quitter mes parents et de me retourner vers la longue année qui vient, je fais l'état des lieux.
Est-ce qu'il m'en reste encore dans le ventre ?
Ouf, encore un peu.
Est-ce que ça suffira ?
Inch'Allah....

dimanche 25 décembre 2011

Une hospitalité codifiée. Téhéran, km 6930

Juliette nous offre ce texte en ce jour de Noël et vous souhaite de bonnes fêtes.

Les jours qui suivent mon départ de Tabriz sont très enthousiasmants : je chemine sur la Route de la Soie, et cette pensée me donne chaque jour des ailes. Le paysage qui borde ma route est sublime - aride, désertique et d'une immensité vertigineuse. Il me regarde avancer avec la même indifférence qu'il contemplait voilà plusieurs siècles les marchands qui reliaient la Chine à l'Europe. Les villes que je traverse gardent toutes des vestiges de cette époque mythique et je n'aime rien tant que me perdre dans les bazars qui abritent encore les caravansérails où venaient se reposer les voyageurs. Avec un peu d'orgueil, je m'y sens un peu chez moi. Même lorsqu'il ne reste plus que des ruines, j'entre dans chacun d'eux avec la rassurante sensation qu'ils m'attendent et que j'y ai droit.
Sur ma route, pas de chameaux couverts d'épices ou de tissus, mais des convois ahurissant offrant à intervalles réguliers des spectacles dont je ne me lasse pas: des camions qui transportent des tourets de plusieurs mètres de haut menaçant à tout instant de rouler sur la chaussée; des remorques charriant d'immenses câbles qui traînent sur la route et produisent des milliers d'étincelles sur leur passage. Des chargements divers et toujours surprenants : bidons de cuivre entassés, bonbonnes de gaz, imposants blocs de marbre. Les camions sont pleins à ras bord, mais les voitures ne sont pas en reste et débordent de partout. Des barres de fer de deux mètres de long dépassent des fenêtres et rasent ma tête à quelques centimètres à peine. La Route de la Soie est encore aujourd'hui le lieu des trafics les plus divers ! Au milieu de ces convois, des vieilles guimbardes pleines de monde - la grand-mère en tchador, le père qui roule comme un fou, la mère qui disparaît sous une ribambelle d'enfants sautant dans tous les sens - me doublent en klaxonnant. Quand je relève la tête, j'ai toujours la fugitive et très agréable vision de ces regards étonnés et incrédules braqués sur moi, qui s'éclairent de joie quand j'ose un sourire.

Les villages que je traverse en revanche sont uniformément lépreux et glauques. Les rues disparaissent sous la crasse, les bâtiments tombent en ruine, les maisons sont ceintes d'immenses murailles qui empêchent de voir à l'intérieur. C'est pourtant là qu'est la vraie richesse. Même dans les familles les plus pauvres, la pièce à vivre est douillette et chaleureuse. Les tapis qui couvrent le sol forment un cocon dans lequel chacun se blottit et regarde le temps passer. Les hommes enquillent les thés, les femmes aussi, entre deux aller-retour à la cuisine. On dort, on parle, on accueille le nouveau venu sans trop s'en faire. Et puis, soudain, annoncée par les parfums qui s'échappent des casseroles, c'est l'heure : on apporte la grande nappe qu'on déplie cérémonieusement à même le sol : elle se recouvre peu à peu du dîner du soir. En Iran, le repas se savoure bien avant la première bouchée : la table enfin mise se regarde avec gourmandise, et toutes ces textures mélangées mettent immanquablement l'eau à la bouche. Il y a les torchis, ces légumes marinés dans le vinaigre et dont les couleurs joyeuses se côtoient dans les petits bols disposés tout autour de la table ; les ramequins remplis de yaourt ; le plat de riz gigantesque et recouvert d'une gracieuse ligne de safran ; les pains plats que l'on fait passer à chacun. Et le plat enfin, trônant fièrement au milieu et exhalant ses effluves de cannelle, de curry, de curcuma. On sait recevoir en Iran, et chaque repas est une fête.

Une fête, un délicieux moment. Mais aussi l'occasion de s'adonner à un art aussi savoureux que redoutable pour l'étranger de passage : celui du tarof. Comprenez, celui des bonnes manières poussé à l'extrême. Trois semaines que je suis dans le pays et je ne le maîtrise toujours pas vraiment. Trois semaines que je commets impairs sur impairs en manquant forcement, à un moment ou à un autre, une règle de bonne conduite persane. Trois semaines que je ressors de chaque invitation un peu guindée avec de grosses douleurs dans le cou, à force d'être crispée deux heures durant par la peur de paraître impolie.
Le tarof, c'est d'abord une suite à peu près ininterrompue de formules de politesse, que l'on s'échange un peu tout le temps : en arrivant chez notre hôte, en voyant le plat arriver, en finissant le repas, en repartant après l'inévitable thé digestif. "Je suis ton mouton sacrificiel !" "Et moi, je suis ta pelouse !" "N'aie pas mal à la main !" " Et toi, marche sur mes yeux...". Dans chaque pays, les premiers mots que je dois apprendre d'urgence diffèrent. En Turquie, c'étaient les innombrables subtilités des liens de parenté. En Iran, ce sont ces formules de politesse surréalistes que je récite consciencieusement mais qui ne me permettent jamais d'avoir le dernier mot : on renchérit toujours derrière moi, et je clos systématiquement mes visites par un sourire un peu désarmé... Certains excellent dans ce domaine. Comme Reza à Tabriz, que je surprends au sortir du repas à remercier notre hôte. Il enchaîne les formules, un sourire béat et bienheureux aux lèvres, assurant avoir passé le meilleur dîner de sa vie. Après une bonne minute de remerciements élogieux, il se retourne vers moi, l'air à nouveau impassible, le repas déjà oublié.
Mais surtout, le tarof, c'est, plus subtilement encore, l'art de ne jamais accepter quelque chose frontalement, de toujours arriver à ses fins de manière détournée. Cela m'en donne le tournis ; on commence ainsi toujours par refuser avant d'accepter : une invitation, un cadeau, le fruit qu'on vous tend, l'argent pour payer le taxi. L'interlocuteur insiste, on refuse de nouveau, il ne cède pas, on accepte à contrecœur en précisant que l'on se sacrifierait pour lui. Toute une mécanique que je suis loin de maîtriser. Voulant faire bonne mesure, je refuse ainsi chez Zahra le plat que l'on me tend au dîner, comme j'ai vu le reste de l'assemblée le faire. Mon hôte hausse les épaules, vaguement surprise, et le plat me passe sous le nez. Raté !

"Je t'en prie ! Les invités, chez nous, ce sont comme des Dieux. Ou alors, comme nos meilleurs amis. Et puis, surtout... Ils attirent l'argent !". Voilà ce que me répond Rougayeh après que je l'ai remerciée (un nombre incalculable de fois, on l'aura compris) de m'avoir invitée. Les Iraniens aiment les invités, c'est vrai, et les ménagent et les comblent d'attention autant qu'ils le peuvent. Mais ils ne s'en cachent pas : accorder l'hospitalité, c'est aussi s'attirer les faveurs d'Allah ou de leurs Imams, et assurer la réalisation de leurs vœux. Un intérêt que personne ne cache et que l'on me révèle, les yeux brillants d’étoiles à l'idée de tout le bénéfice que l'on pourra retirer de la soirée. Je ne vais pas m'en plaindre : je goûte non seulement tous les plaisirs de la table persane, mais je permets en plus à mes hôtes de croire à leur bonheur prochain ! Et c'est bien souvent moi qu'ils remercient d'être venue jusqu'à eux... Sincèrement, sans tarof.

mardi 13 décembre 2011

La mort de l'Imam. Zanjan, km 6620

Pas de photos cette fois-ci et un peu de retard: en Iran Juliette ne peut pas accéder à son blog

C'est peu dire que j'étais nerveuse au moment de passer la frontière. En amont, huit kilomètres de camions arrêtés le long de la chaussée annonçaient la couleur. En slalomant sur la bande d'arrêt d'urgence, entre les tables de pique-nique et les tasses de thé des routiers qui prennent leur mal en patience, mille questions se bousculent dans ma tête. Et s'ils fouillent mes affaires, s'ils tombent sur ma bombe lacrymogène ? J'ai bien pris soin de masquer l'énorme sigle OTAN qui barre la bombe de manière peut-être un peu trop provocante pour un pays tel que l'Iran, mais est-ce que ce sera suffisant ? Et ma veste, est-elle assez longue pour ce régime ? Et le foulard, assez sobre ? Il faut dire que la République Islamique nourrit tant de clichés et de représentations en tout genre... Déjà au consulat d’Iran, à Trabzon, au moment de faire mon visa, j’avais montré des signes impressionnants de nervosité - en témoigne l'inquiétude que j'avais éprouvée quand le fonctionnaire avait pointé du doigt le bas de mon pantalon. Qu'est-ce qui n'allait pas ? Une règle vestimentaire qui m'aurait échappé et qui allait déclencher les foudres des autorités ? Rien de tout cela - mon lacet était seulement défait, avais-je fini par constater avec soulagement.
C'est pareil aujourd'hui. Je me fais toute une montagne de ce passage de frontière - et finalement, il ne se passe rien.
Les derniers mètres carrés de la route turque sont couverts de voyageurs descendus de leurs véhicules pour déballer leurs affaires devant les douaniers. Mais mon passeport européen me permet de passer devant tout le monde avec pour seule contrainte d'encaisser le sourire mi- amusé, mi- ironique du douanier qui jette un coup d'œil au spectacle ridicule de mon casque de vélo par-dessus mon voile... 
Et me voilà de l’autre côté ! Dans ce terrible Iran qu'inconsciemment j'imaginais froid, totalitaire jusqu'au bout des ongles. Pourtant la première impression que j'en ai, encore coincée à l'intérieur du poste frontière, c’est bien plutôt celle d'un grand bazar. Deux hommes se disputent violemment derrière moi et en viennent aux mains sans que personne n'intervienne… 

Les jours qui suivent mon arrivée sont mitigés. Les familles chez qui je trouve refuge le soir sont toujours accueillantes et extrêmement bienveillantes. Mais l'attitude des hommes que je croise sur ma route me pèse énormément. Plus qu'en Turquie, les regards sont souvent trop appuyés, les gestes parfois déplacés. Et à mon arrivée à Tabriz, la situation est telle que je suis fermée à n’importe qui. Je me mets des œillères, je me contente d’avancer sur mon vélo, sans répondre, même aux simples bonjours que j’entends sur mon passage. Je n'arrive pas à relativiser.
Alors pourquoi est-ce qu’à la sortie de Tabriz, toujours aussi fermée et paranoïaque, je décide de laisser sa chance à celui qui une fois de plus me demande de m’arrêter sur le bas-côté, plutôt qu'à n'importe quel autre ? L'intuition peut-être, ou le hasard. Pourtant je suis méfiante. Lui me parle un anglais balbutiant autant qu'enthousiaste. Il m'explique que les deux jours qui suivent sont des jours de fête en Iran, que sa femme et lui seraient très heureux de m'inviter à les passer avec eux. Je refuse, je veux continuer ma route, mais il insiste, je le regarde et, tout-à-coup, toute ma peur disparait. "Bon, c'est d'accord". En deux secondes, mon vélo est chargé dans la voiture et nous faisons demi-tour pour revenir à Tabriz. Pourquoi ai-je autant confiance alors que cela fait plusieurs jours que je me braque à chaque regard échangé ? Je n'en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'un voyage se nourrit de ce genre de rencontres, de ces coups du destin qu'il faut savoir dans sa détresse reconnaitre et accepter. Et combien d'autres ai-je manqués ?
Et me voilà invitée à l'Achoura par Rahim et Mariam, trentenaires curieux de tout, ingénieurs chimistes tous les deux. L'Achoura. Voilà plusieurs siècles, le petit-fils de Mahomet, Hossein, venu libérer une ville du désert qui l'appelait à son secours, est tombé après un valeureux combat sous les coups du tyran Yazid. Depuis ce jours les Chiites n'en finissent plus de le pleurer. Chaque année, sa mort donne lieu à un  mois entier de deuil. Et à deux jours plus intenses encore, que je  m'apprête à vivre avec eux.

Le lendemain, nous prenons tôt la voiture, accompagnés de Reza et Negar, un couple d'amis, pour nous rendre a une cinquantaine de kilomètres de la, chez la sœur de Rahim. C'est elle et son mari qui organisent la réception pour ces deux jours. La maison est bien sûr un lieu privé, pourtant ici les règles sont strictes : femmes et hommes sont séparés, les femmes au rez-de-chaussée, les hommes à l'étage. Me voilà donc logiquement propulsée du côté des femmes. Toutes sont en tchador, mais les plus jeunes lorsqu'elles entrent dans la pièce le laissent immédiatement tomber, pour découvrir des tenues beaucoup plus affriolantes et des décolletés parfois plongeants. Pourtant, le voile reste de rigueur et, bien sûr, tout le monde est en noir. On est en deuil, tout de même !
Enfin, cela, cela ne se voit pas trop. L'ambiance est certes un peu compassée au début de la journée, et tout le monde se regarde en chien de faïence, assis en rond contre les murs, sur les tapis moelleux qui se couvrent de tasses de thé et de gâteaux. Mais peu à peu, l'ambiance se détend, et tourne à la réunion de famille agréable et conviviale. Je me demande comment cela se passe du côté des hommes. Aux alentours de midi, nous ne tardons pas à en avoir un petit aperçu. Un chanteur a été engagé  comme il se doit pour pleurer la mort de l'Imam. Un chanteur qui officie bien sûr à l'étage des hommes, mais, miracle de la technologie, les femmes bénéficient aussi du spectacle grâce à l'enceinte rediffusant ses chants au rez-de-chaussée. "Allo ! Allo ! Un, deux ! Un, deux !". Le son est tonitruant et la surprise provoquée par cette enceinte qui s'est allumée d'un coup provoque des fous-rires incontrôlés chez certaines. Le chanteur commence ses homélies à la gloire de Hossein, et nous pouvons entendre derrière lui tous les hommes qui reprennent gravement les chants en chœur, et qui frappent leur poitrine en rythme. Lointain écho de l'assemblée des hommes où l'ambiance semble être au recueillement et à la solennité.
Un étage plus bas en revanche, il n'en est rien. Les grésillements de la sono sont insupportables. Les femmes crient à présent pour se raconter les derniers potins. Etrange contraste que cette voix qui s'élève pour se lamenter sur la mort de Hossein, et cette multitude de femmes discutant et gloussant comme si de rien n'était. Au moment où le chanteur, emporté par la gravité de l'instant, se met à sangloter pour de bon, Maryam n'y tenant plus grimpe sur le buffet avec toute l'agilité que lui permet sa tenue de deuil, et d'un geste espiègle débranche l'enceinte. Ca y est, chez les femmes, le chanteur a le sifflet coupé. Chez les hommes, le recueillement continue.
L'ambiance paisible et détendue prend soudain fin après le repas, une fois la vaisselle faite. Avant même que j'aie pu comprendre quoi que ce soit, on me dirige vers une pièce minuscule un peu à l'écart de la salle principale. Toutes les femmes s'y trouvent déjà, et je suis l'une des dernières à y entrer avec Maryam avant que la porte se referme. Je lance un regard interrogateur à Maryam qui m'explique : "Les hommes ne peuvent pas manger à l'étage, ils doivent venir dans notre pièce à nous. En attendant, nous, on doit se cacher pour ne pas qu'ils nous voient !". Et elle ajoute : "Heureusement, ils ne sont pas comme nous, les femmes. Ils mangent et ne passent pas leur temps à bavarder. On n'aura pas à attendre trop longtemps !".
Le temps d'un repas tout de même, qui me laisse tout le loisir de compter : dans six mètres carrés s'entassent pour une heure dix-neuf femmes et quatre enfants qui ne mettent pas longtemps à protester violemment contre l'atmosphère étouffante et surpeuplée de la minuscule pièce. Je les comprends...

Si le premier jour du deuil n'y ressemblait donc pas vraiment, le second en revanche, c'est du sérieux. Chaque année, partout dans le pays, l'on rejoue dans des théâtres de rue la mort d'Hossein dans ses moindres détails. Lorsque nous arrivons, la cérémonie a déjà commencé. Sur la place du village, les comédiens en tenues bariolées et parfois même un peu burlesques déclament des vers, entourés de centaines de spectateurs habillés tout en noir. Le spectacle est impressionnant, et il dure plusieurs heures. La mort de l'Imam n'en finit pas. Il faut dire que chaque détail est rejoué minutieusement. Cà et là, parmi les spectateurs, j'aperçois quelques hommes pleurer, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les proches d'Hossein tombent un à un sous les coups de l'ennemi. Pour une occidentale pure souche, c'est tellement surprenant, ces larmes dont je n'arrive pas à savoir si elles sont sincères ou non ! 
Mais je comprendrai mieux un peu plus tard. Negar, Maryam et moi cherchons un endroit pour profiter du spectacle. La meilleure place : sur le toit plat d'une des maisons qui jouxtent la place. Pour y accéder, on grimpe d'abord sur des toits plus bas, à mains nues ou par le biais d'échelles en bois dangereusement accolées au mur. J'ai l'impression d'être dans Aladin. Parfois l'euphorie tient à peu de chose, mais escalader ces murs en terre, dans ce décor grandiose aride et montagneux, c'est un peu réaliser un rêve d'enfance...

Et au sommet, sur le toit le plus haut, le spectacle est incroyable. Des dizaines et des dizaines de femmes en tchador, assises en tailleur, me tournent le dos pour assister à la cérémonie en contrebas. Leur silhouette se découpe sur l'horizon désertique. Les vers des comédiens s'élèvent dans le silence religieux. Je m'approche pour, moi aussi, regarder. Le neveu de Hossein est sur le point de prendre les armes pour défendre son oncle. Je ne comprends pas les vers qu'il déclame mais je devine facilement sa ferveur et son courage. Et soudain quelque chose a changé sur le toit tout-à- l'heure silencieux. Chaque tchador se soulève doucement, en des soubresauts de plus en plus marqués. Ca y est, les femmes pleurent. Le toit entier n'est plus qu'un immense sanglot qui salue le courage du neveu de Hossein. Le temps est suspendu aux larmes des femmes. Leurs soupirs de détresse me donnent des frissons que je suis certaine de ne jamais oublier.
Nous redescendons. Maryam n'a pas pleuré, mais je la sens secouée. "Tu te rends compte, quand même, c'était un musulman, et ce sont d'autres musulmans qui l'ont tué..." Elle reste longtemps silencieuse, puis elle ajoute : "Tu sais, l'Achoura, c'est d'abord une fête pour nous rappeler qu'il y a un jour un homme qui est mort pour faire le bien. Et que pour cela, nous avons chacun le devoir de devenir meilleur jour après jour. De livrer notre combat personnel pour le bien".

Le lendemain, revenue à Tabriz, je quitte avec un gros pincement au cœur Maryam et Rahim. Eux ne devinent pas à quel point ils ont été importants pour moi. J'ai un mal fou à refuser tous les cadeaux qu'ils me prodiguent et l'argent qu'ils s'empressent de me donner. Mais Maryam me réplique : "S'il te plait ! Ca fait partie des enseignements du Coran de donner de l'argent aux voyageurs. Et puis surtout, nous avons suffisamment honte de nous dire qu'avec ton voyage et ce qui te pousse à le faire, tu es beaucoup plus musulmane que nous, qui nous complaisons dans notre confort quotidien..."

dimanche 27 novembre 2011

Une fierté turque. Doğubayazit, km 5995




Doğubayazit, à 30 km de la frontiere iranienne, au pied du Mont Ararat, reflète à elle seule toute l'ambivalence des sentiments que j'aie pu éprouver pour la Turquie depuis presque deux mois. Arrivez-y par une fin d'après-midi nuageuse, fatiguée, affamée, frigorifiée. Elle apparaitra comme une ville glauque au possible, combinant à la fois le côté peu amène de nombre de villes-frontières et l'aspect agaçant des bourgades conservatrices et étouffantes. Promenez-y vous après une bonne nuit de sommeil, un petit-déjeuner consistant et par temps dégagé,et son côté déglingué finira peut-être par vous séduire. Et le mont Ararat qui surgit au détour de certaines ruelles laissera enfin agir son charme, distillant à la fois ses légendes et une majesté inouie.
A Doğubayazit je m'arrête quelques jours, quelques jours de néant pour faire le vide. Les villes-frontières abritent souvent tout à la fois les trafics les plus divers et les voyageurs au long cours qui après une longue marche hibernent quelques jours en attendant d'avoir retrouvé l'énergie nécessaire pour un nouveau saut dans le vide. Voilà ou j'en suis. A un tour de pédale de l'Iran, mais pas encore prête à y mettre les pieds. Valsant entre le manuel de turc que j'aimerais terminer, et celui de persan qu'il faudrait bien que j'ouvre. Essayant surtout de prendre, en quelques jours, le recul nécessaire sur mon aventure turque, pour arriver avec le plus de fraicheur possible et d'énergie retrouvée aux portes de la République Islamique.
Je repense alors beaucoup à ces phrases entendues jour après jour, deux mois durant, et qui ont constitué une sorte de routine, tantôt amusante, tantôt franchement agaçante, me dévoilant quelques aspects insoupçonnés de la Turquie que j'ai admirés ou rejetés selon mon humeur du moment.





"Tu connais Ataturk ?"

Ataturk est partout. Ataturk en peinture sur les façades des écoles, des gendarmeries, des mairies. Ataturk en statue dorée de trois mètres de haut dans des villes de moins de dix mille habitants. Ataturk dans les livres de classe, sur les calendriers, en magnets sur le frigo, en tatouage sur la peau des plus fervents. Les explications que l'on me donne parfois pour trouver des adresses en ville sont surréalistes. "Bon alors tu arrives dans la ville par l'avenue Ataturk. C'est la plus grande. Tu vas passer devant une petite statue Ataturk. Ne t'arrête pas. Il faut en fait que tu ailles jusqu'au parc Ataturk, et là tu m'attends devant la grande statue d'Ataturk."
Ataturk, le fameux père de la Turquie moderne, on m'en parle comme d'un héros intouchable, capable de libérer le pays tout à la fois des puissances occidentales concupiscentes à la sortie de la Première Guerre, et des démons asiatiques qui l'auraient enfermé depuis trop longtemps dans les ténèbres pour en faire une puissance moderne et occidentalisée. Les historiens européens sont beaucoup plus nuancés. Mais ici, difficile de trouver une seule zone d'ombre dans la biographie de l'illustre homme.

Inutile de dire que lorsqu'à Samsun Cağan veut absolument m'emmener dans le musée Ataturk, je ne me fais pas prier. Les superlatifs pleuvent tadis qu'on passe devant des dizaines et des dizaines de photos retraçant le voyage d'Ataturk à Samsun, et des vitrines rutilantes exposant les objets qu'auraient touchés le chef d'état. La lettre qu'il a écrite depuis le logement qu'il occupa dans la ville et qui est exposée là est insignifiante au possible. Ce n'est pas une exaltatation de la République que se propose de faire ce musée mais bien une exaltation de l'homme. Une sorte d'icône sacrée. Drôle de pays qui se targue d'être moderne et éclairé, et qui se laisse aller depuis des décennies à un culte de la personnalité confondant.
Et il est difficile d'en parler avec Cağan. Tout au plus ce matin-là verra-t-il un léger souci dans le fait que critiquer Ataturk aujourd'hui en Turquie soit passible de gros problèmes. "Mais de toute manière, à propos de quoi voudrais-tu qu'on le critique ? Et quand bien même il aurait fait quelques choses critiquables, mais honnêtement, j'ai du mal à voir quoi... Eh bien, le critiquer, ce serait comme critiquer mon père. Inadmissible."

Il faudra attendre mon passage en territoire kurde, après Erzurum, pour entendre dans une chambre d'étudiantes les seuls sons de cloche un peu divergeants. Hatice, fièrement, les yeux dans les yeux et devant toutes ses camarades qui se taisent, gênées, clame : "Eh bien moi, je suis kurde, et Ataturk, je ne l'aime pas !". Et elle ajoute en un murmure, dans le silence pesant qui suit sa sortie, en me désignant une autre fille qui baisse la tête :
" Elle non plus, elle ne l'aime pas. Mais elle ne te le dira pas, elle a trop peur". Le visage de la jeune fille s'empourpre, et elle garde le silence.



"Tu es musulmane,toi ?"

La question est récurrente. Chez tout le monde : les jeunes, les vieux, les Stambouliotes, les Kurdes. La question est posée l'air de rien mais la réponse est attendue avec fièvre. Je réponds, un peu à la va-vite, c'est vrai, que je suis plutôt de tradition chrétienne... Cette réponse est souvent suffisamment bouleversante. Parfois, dans les villages surtout, ma réponse est suivie d'un long silence. Il y a toujours une petite vieille pour répéter avec incrédulité, dans un murmure : "chrétienne... chrétienne..." comme effrayée tout à coup de sa propre audace à accueillir un chrétien chez elle. Une française d'accord, c'est concevable. Mais un chrétien ? on n'avait pas imaginé ça.
Les enfants m'accablent de questions ésotériques, curieux et avides de réponses. "Mais alors, chez vous, vous priez quel Dieu ?". Benyamin, onze ans, me regarde de ses yeux noirs et attentifs. Que répondre à ça avec mes trois mots de turc ? "Ben, euh, le même..." Cela ne le satisfait pas tellement. Mais il y a chez beaucoup, à propos de la religion, une curiosité insatiable qui m'impressionne énormément. On veut savoir comment se dit la prière en France, comment elle se fait, qui sont nos prophètes, pourquoi les cloches des églises sonnent et comment on enterre nos morts. Et me voila à mimer toutes les pratiques d'une religion que je ne partage pas... Mais je suis sidérée par ce pays ou, avant de me demander comme dans beaucoup d'autres ce que l'on mange chez nous ou combien l'on gagne, on me demande comment l'on prie.

Souvent toutefois cette curiosité n'est pas désintéressée. Et mes réponses hésitantes ne sont pour beaucoup que la preuve éclatante que l'Islam est définitivement la meilleure des religions possibles. Özlem, le même âge qıe moi, me regarde avec un peu de compassion : "Il faut absolument que tu deviennes musulmane ! Tu te trompes en restant chrétienne." Je ne compte plus le nombre de fois ou j'ai entendu ces conseils péremptoires, agrémentés d'explications plus ou moins naives sensées me démontrer la supériorité de l'Islam et, bien souvent, d'une moue de dédain qui me choque. Cela m'attriste toujours un peu. J'aimerais tellement lui dire, a Özlem, l'émotion que je ressens à chaque fois que je rentre dans une mosquée, ou celle que j'aie eue quand j'ai entendu Salih, l'imam qui m'a si gentiment accueillie pour ma deuxième nuit en Turquie, appeler d'une voix sublime tout le village à la priere. Mais devant ses joyeuses pressions et l'intolérance incroyable dont elle n'a même pas conscience, je me renferme et je me tais.






"Et l'histoire de Pasinler, tu la connais ?"


Pasinler, ou je m'arrête un soir, compte à tout casser une dizaine de milliers d'habitants. Coincée dans les montagnes, elle est l'archétype même de la bourgade turque ou il ne se passe pas grand chose et ou, en toute honnêteté, il n'y a rien à voir. Alors, ce qui s'est passé à Pasinler les quelques siècles passés, évidemment, je n'en ai pas la moindre idée. Je confesse mon ignorance, pressée de savoir ce que j'ai raté. Immédiatement, mes hôtes affichent une mine qui hésite entre l'étonnement incrédule et l'indignation : "Mais tu ne viens pas de me dire que tu avais fait des études d'histoire ?!"
C'est récurrent depuis que je suis en Turquie. Chacun a à coeur de me prouver à quel point le pays peut se targuer d'avoir une histoire exemplaire et grande, de Gengis Khan aux souverains ottomans, d'Attila à Ataturk. Cette fierté souvent démesurée m'impressionne beaucoup, et me surprend, française qui n'ai jamais été particulierement patriote. Ici, c'est l'inverse, et cette démesure outrancière m'agace un peu, surtout quand j'en fais part aux Turcs et qu'on me répond... "Oui, enfin c'est un peu normal qu'on soit plus fiers d'être Turcs que vous d'être Français ! Vous n'avez quand même pas une histoire aussi impressionnante que la nôtre..." Je réprime un mouvement d'indignation et je m'étonne : ah, tiens, je serais un peu chauvine, quand même ?




Je croyais arriver en Turquie sans rien en attendre et je me rends compte que j'étais finalement pétrie de clichés et d'idées toutes faites que le pays a, petit a petit, patiemment déconstruits. Cela ne s'est pas fait sans mal, ni sans douleur. Mais au moment de la quitter je suis reconnaissante à la Turquie de m'avoir montré qu'elle était infiniment plus complexe que ce que je croyais, moi qui étais prête à l'aimer toute entière, sans mesure.
A l'heure de tourner la page il faudrait que je retienne la leçon, et que j'entre en Iran sans rien en attendre, sans rien en imaginer. Mais face a un pays comme celui-là, est-ce seulement possible ?
Alors je me couvre la tête, je prends une grande inspiration, je ne réfléchis pas trop, et je le fais, ce saut dans le vide.


mercredi 16 novembre 2011

Mais comment tu as fait ? Erzurum, km 5740

 Merci a tous pour vos commentaires ou pour vos messages d'encouragement et de soutien... Je ne le répéterai jamais assez, ils me sont indispensables et imcroyablement réconfortants...





Je dois une fière chandelle aux Turcs : celle de me pousser à être de plus en plus forte. En Allemagne, en Roumanie, c'était facile. Tout le monde me chouchoutait, me répétait combien j'étais courageuse. Je partais le matin sous les regards d'admiration et avec la sensation tres agréable d'être quelqu'un que l'on enviait un peu. En Turquie, pas de cadeau. Le moindre signe de faiblesse, le moindre éternuement est vu comme la preuve éclatante de ma folie à vouloir continuer.

D'ailleurs, il y a quelques semaines encore, je n'étais pas loin de penser la même chose. De la Mer Noire à Erzurum, trois cols à 2000m d'altitude barrent fièrement la route. En Novembre, il neige à de telles altitudes. Je me le disais déjà à Istanbul : Erzurum, probablement, j'y arriverai en train... Je ne croyais pas être le genre de personnes à pouvoir relever des défis trop durs ou trop contraignants. Découvrir le monde, et à vélo, d'accord, à condition qu'il n'y ait pas trop de montées ni de vent de face, alors !
Mais voila, les Turcs sont passés par là. Et à force de me répéter, tous les soirs sans exception, qu'à Erzurum je n'arriverai jamais, ils ont fini par réveiller un aspect de ma personnalité qu'étrangement j'avais un peu laissé en sommeil depuis le début de mon voyage : ma susceptibilité...
Et au sortir de Trabzon, dernière étape sur la Mer Noire avant le début des vraies difficultés, bien sûr je doute un peu, bien sûr j'ai un peu peur, mais plus forte que tout, il faut bien l'avouer, une susceptibilité dévorante me donne des ailes.



L'étape du premier soir est magique. La Turquie tout entière se prépare à fêter la semaine sainte. Dans le village ou je m'arrête, affamée et transie de froid, la grand-mère accueille toute la famille pour l'occasion - ses dix enfants et ses innombrables petits-enfants. Certains viennent de loin, beaucoup ne se sont pas vus depuis longtemps. Pourtant, au milieu de toutes ces retrouvailles, la petite française arrivée là par hasard sur son vélo occupe une place de choix. On répète à l'envi aux nouveaux arrivants toute mon histoire qui s'enrichit à chaque nouveau membre arrivé de détails inédits. Au fil de l'apres midi, la maison se remplit de conversations, d'embrassades, de cris d'enfants qui galopent dans tous les sens. C'est la fête ! On me comble d'attentions autant que de sucreries et les enfants m'adoptent instantanément. Au milieu des sourires et des exclamations, ils sont heureux que je sois là et je le sens, et cela m'émeut terriblement. Bien sûr les mêmes mises en garde et les mêmes incompréhensions qu'ailleurs se répètent sur tous les tons. Mais à présent cela me tient moins a coeur. Je souris devant leurs airs incrédules, devant leurs "tu es folle !". J'essaie d'expliquer, et puis je passe à autre chose. Avec un grand sourire, tout passe, de toute manière... Il me suffit de savoir que je suis sur le bon chemin. Qu'importent les autres ! Moi, j'avance ! Je crois que ma sérénité, un peu retrouvée, et ma volonté, plus affirmée, se font ressentir. Mes hôtes eux aussi passent à autre chose.

Et c'est là que le voyage est beau : quand après cette période de doute et surtout d'incompréhension de l'autre, je peux surmonter cela et apprécier avec d'autant plus de force les petites choses qui nous unissent, eux et moi. Bien sûr parfois nous ne nous comprenons pas. Et alors ? Ce soir ils sont heureux de me voir chez eux et moi je suis heureuse, tellement heureuse, d'être avec eux et de partager sinon des idées, du moins des sourires et la douce chaleur du foyer.

Le lendemain, la semaine sainte commence et moi je me lance à l'assaut du col. Toute la famille est là pour me regarder partir. La route que je prends surplombe le village. Tant de gens sont passés dans la maison ou je dormais hier soir que, quand j'agite mes bras un peu à l'aveuglette au-dessus de ma tête pour un dernier adieu avant le virage, on me répond de toutes les fenêtres, de toutes les maisons. Le village entier me fête.
Toujours poussée par ma volonté de voir ce qui se cache derriere ces sacrées montagnes, mais aussi par ces cris de joie qui résonneront dans ma tête plusieurs jours, je me lance enfin à l'assaut des cols.



Bien sûr c'est dur, bien sûr la neige ne me laisse pas vraiment de répit et le froid et le vent se combinent pour me mordre allègrement. Pourtant, il faut bien les passer, ces cols. Et je les passe. Et a chaque fois l'arrivée au sommet et la redescente me rappellent pourquoi je suis partie de Paris il y a quatre mois. Le paysage est somptueux. Les forêts qui s'étendent sur toutes les montagnes environnantes me jouent des tours. En un même regard j'embrasse à la fois les feuillus rougeoyants des couleurs de l'automne et les sapins couverts de neige de l'hiver. Tout est silence. Je repense au train que j'ai failli prendre. Et je me serais privée de ça ? Je cherche souvent les mots que je pourrais plaquer sur ces instants ou je releve la tete pour me retrouver seule face à la montagne. Je ne les trouve jamais, alors je ne pense plus à rien et je laisse un immense sourire me barrer le visage.

Et après le deuxième col, j'arrive à Bayburt.
Ce jour-là, à Bayburt, c'est chez les Akkuş que je loge. Leur maison n'est pas dure à trouver : les Akkuş habitent dans l'immeuble Akkuş, propriété de la famille depuis des années. Ils en occupent tous les appartements ; c'est qu'il faut de la place pour loger Yurda et ses enfants, la grand-mère - au dernier étage - et le nouveau couple fraichement marié, au rez-de-chaussée.
Ça ne chôme pas chez les femmes Akkuş. Yurda, la cinquantaine souriante, s'occupe de ses enfants, de la cuisine, du ménage. Tout juste s'accorde-t-elle de temps en temps une pause chez l'une ou chez l'autre de ses voisines pour un petit thé qui parfois s'éternise.
Sa première fille, Anife, est toujours la premiere levée le matin. C'est qu'Anife étudie à l'université. Il faut la voir virevolter, se préparer, longtemps dans la salle de bain, choisir ses habits, se maquiller un peu et partir dans le froid, son sac à dos négligemment jeté sur l'épaule. L'année prochaine, Anife sera institutrice. Elle quittera la famille pour aller s'installer ailleurs, loin d'ici, peut-être à Ankara.
Sa soeur Semra, de deux ans plus jeune, ne fera pas d'études. Elle est la deuxieme fille : celle qui reste avec sa mère, qui récure et qui cuisine, et qui attend le jour ou un homme l'emmènera dans son foyer. Elle s'y prépare et assume déja, jusque dans sa posture, son rôle de mère de famille.



Il y a une troisième femme qui s'active dans l'appartement de Yurda. Kübra a dix-neuf ans. Voilà trois mois qu'elle a épousé Bekir, le fils ainé de Yurda. Elle habite avec lui au rez-de-chaussée. Mais chez Yurda, la main d'oeuvre est toujours la bienvenue. Alors Kübra monte, chaque matin, défait les draps, plie les vetements de Tahar, le petit dernier, prépare le thé, fait la vaisselle.
Les voilà, les femmes Akkuş, les abeilles travailleuses qui s'affairent toute la journée dans l'appartement. Yurda qui commande les opérations de sa voix forte et autoritaire de maitresse de maison, Semra qui obéit et qui apprend, Kübra qui s'active autant pour aider que pour plaire à sa nouvelle belle-mère. Quand un homme arrive, de temps en temps, le père ou Békir, elles se replient, silencieuses.
Mais le soir, à partir de dix-neuf heures, les femmes s'en donnent à coeur joie. Elles arrivent, l'une apres l'autre - les tantes, les cousines, les voisines. Les petits gâteaux sont déposés, innombrables, sur les tables, en même temps que les marrons grillés, les noisettes, et quelques plats salés. Le thé est servi, une rondelle de citron dans chaque tasse. Les femmes assises en rond sur le tapis commentent leur journée, ressassent les vieilles histoires, se montrent les petits pompons multicolores qu'elles coudront plus tard sur leurs voiles. Le rituel est quotidien, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et les hommes n'apparaissent pas, ou bien se tiennent à distance, en respect. Les femmes ne travaillent plus.


Sauf une. Kübra, elle, ne s'arrête pas. Les petits gâteaux, c'est elle qui les a disposés. Le thé, c'est elle qui l'a préparé. Kübra est la nouvelle venue - et, de fait, elle sert un peu dans toutes les maisons de la famille élargie.
De temps en temps, elle me rejoint. Elle regarde avidement toutes mes photos et m'interroge sur les pays que j'aie déja traversés. Quand j'avais raconté mon voyage le premier jour c'était la seule qui m'avait regardé avec des yeux ronds, grands ouverts. Quand les autres m'avaient comme a l'accoutumée asséné que c'était trop dur, impossible et absurde, elle les avait pour une fois contredit : "Attendez, mais c'est super ! Vous imaginez, aller de ville en ville, de pays en pays, les visiter, un par un...". Elle n'en était pas revenue.
Et a présent, de temps en temps, entre la vaisselle et l'aspirateur, Kübra rêve avec moi. N'y tenant plus, je lui demande, déjà regrettant ma question : "Mais pourquoi tu ne fais pas d'études ?". Pour la premiere fois, l'espace d'un instant, elle quitte son air de femme au foyer modèle. Assise par terre en tailleur, elle lève les yeux au ciel pour répondre à ma question.
" J'ai cinq grands frères alors, pour moi, c'était hors de question...
- Mais toi tu voulais y aller, à l'université ?
- Ben oui, j'aurais bien aimé, mais bon..."
Nouveau roulement d'yeux, le même que celui de toutes les adolescentes qui un jour ou l'autre trouvent que leurs parents ont pris la mauvaise décision, mais qui acceptent et passent à autre chose. Le même que celui qu'elle fera quelques heures plus tard, quand toute la famille m'accompagnera visiter la ville, et qu'elle devra rester à la maison préparer le repas du soir. Minuscules instants de rebellion volés, avant que Kübra ne reprenne le rôle que d'autres lui ont assigné.

L'ascension du dernier col est épique. La route n'est pas déneigée et mon vélo, transi de froid, peine à avancer. Je m'arrête régulierement pour tenter d'ôter la glace qui s'accumule sur mes pneus, entrainant des frottements supplémentaires qui me ralentissent irrémédiablement. Je sens que je me refroidis, penchée dans le vent glacé sur les roues de mon vélo, mais impossible de faire autrement... Les chiens eux aussi s'y mettent. Deux fois ce jour-là des molosses me harcèlent. Impossible de les semer. Il me faut m'arrêter, face à eux, crier, jeter des cailloux, me résigner et attendre de longues minutes qu'enfin ils s'éloignent et me laissent repartir. Je sens le froid partout en moi, et je n'arrive plus à me réchauffer une fois sur le vélo. Avancer, avancer, ne pas avoir peur... Comme une prière un peu grandiloquente je crie, rageuse, face au vent qui ne me laisse pas tranquille le poème de Nazım Hikmet que je récite depuis quelques jours déja.

"A Erzurum, l'hiver est rude mon enfant.
Les moustaches s'y givrent de glace.
On meurt debout à Erzurum,
On n'y accepte pas la défaite..."

Enfin, le col arrive et avec lui le refuge a la porte duquel je tambourine, laissant enfin éclater ma peur maintenant que je suis hors de danger. On m'ouvre, la chaleur du poele agit comme un aimant. Je m'effondre épuisée sur le canapé du salon. Bien consciente, et un peu honteuse, d'avoir un peu joué avec le feu ce jour-là.



Mais je l'ai fait, et je me découvre plus forte que je ne le croyais. Et c'est toute la Turquie qui me félicitera deux jours plus tard quand, un peu après le panneau Erzurum, m'arrêtant pour un thé plus que bienvenu dans une station service, le pompiste ouvrira de grands yeux incrédules en sachant que je viens de Trabzon, et passant enfin du futur au passé il ne me demandera plus : "Mais comment tu vas faire ?"... mais bien : "Mais comment tu as fait ?"

jeudi 3 novembre 2011

Mélancolie noire. Giresun, km 5250

Il y a de ces soirs, de ces endroits ou l'on n'est pas le bienvenu. Dans ce village boueux, désert, triste au possible, j'en ai la certitude. Les gens m'ignorent, les têtes se détournent avec dédain sur mon passage. Je peux voir, des maisons, les coins des rideaux se soulever doucement sur mon passage, se rabaisser ensuite. On ne répond pas à mes demandes, ou on m'envoie ailleurs, plus loin, ici non, ce n'est pas possible, dejà la porte se referme. Et soudain, sans crier gare, le desespoir éclate.
Cela faisait quelques jours déjà que je trainais comme une mélancolie partout ou j'allais. La sensation de ne plus parvenir à partager comme je le voudrais, celle que malgré les belles rencontres et les moments d'humanité, l'on ne se comprenait pas vraiment, les Turcs et moi.
Les différences de conception du monde parfois tiennent à un seul mot. A une négation, en l'occurrence.
Dans les pays d'Europe de l'est, on me demandait très souvent si j'avais de la famille : on me posait alors d'innombrables questions à propos de mes parents, de mes frères et soeur, de mes beaux-frère et belle-soeur... Tout le monde y passait, ce qui montrait bien l'importance que la famille prenait dans la vie des gens.
Ici, la question a changé. On ne me demande plus : "Et tu as de la famille ?". On me demande : "Mais alors, tu n'as pas de famille ?". Cela change tout. Parce qu'en Turquie la famille est tellement importante que quelqu'un qui part, seul, si longtemps et pour un but aussi flou, forcément n'a pas de famille. Et quand on apprend que, si, pourtant... On ne comprend pas. Ou on se méfie, un peu. On se demande bien quel genre de personne elle est, pour laisser ainsi les siens. Peut-être qu'elle est folle ?
Voilà peut-être d'ou vient cette rudesse à mon égard, et cette volonté incessante, permanente, tellement minante, de me prouver que j'ai tort, qu'il faut que je m'arrête, que je rentre, maintenant. Tout ce que je veux entreprendre ici pose problème. Aller jusqu'à Bolu ? Problème ! Jusqu'à Trabzon ? Problème ! Et l'Iran ? Mais tu n'y penses pas ! Mais tu es folle ! Rentre donc chez toi ! Tu y seras mieux !
Regarder la météo à mes côtés est souvent la grande joie de mes hôtes. Ils attendent, en silence, avec recueillement presque, les températures des montagnes de l'Est. Istanbul, Ankara, Samsun... Enfin, elles arrivent ! Un sourire de triomphe se peint instantanément sur leur visage, ils me frappent la cuisse du plat de la main. "Ah ! Tu vois ! Je te l'avais dit ! Il fait beaucoup trop froid ! Rentre-donc chez toi !" Et pendant que je souris en essayant de montrer que toutes ces pesantes bienveillances ne m'affectent pas, un détail me revient. Dans tous les autres pays jusqu'ici je m'amusais du fait que l'un des premiers mots que je parvenais à comprendre, souvent, c'était "courageuse". On me le répétait dès les premieres phrases de chaque conversation. En Turquie je ne sais toujours pas comment se dit "courageuse". En revanche, "folle", j'ai eu três rapidement à le chercher dans mon lexique.

Et dans la petite ville de montagne ou je m'arrête pour deux jours, histoire de souffler un peu et d'éviter les villages à l'atmosphère parfois trop pesante, c'est la police qui s'y met. Il ne faut pas me promener seule bien longtemps dans les rues escarpées d'Ilgaz pour que deux policiers zélés m'interpellent. Contrôle d'identité. "Mais pourquoi ?" La question m'a échappé. L'un des deux me regarde, indigné : "C'est la terreur, mademoiselle !".
L'espace d'un instant, j'avais oublié. Ici, le terrorisme - bien réel il est vrai dans les montagnes de l'est - constitue pour tous une psychose récurrente. Il suffit de regarder le journal télévisé du soir pour le comprendre : la grande majorité des titres est consacrée à la terreur kurde sous toutes ses formes, meme lorsqu'il s'agit de diffuser un reportage sur le fait que les joueurs de foot de Galatasaray se mobilisent contre le terrorisme en portant des maillots particuliers. Cette angoisse permanente permet de justifier sans trop de mal le nombre impressionnant de policiers à Istanbul ou ailleurs et, donc, ce contrôle de police. Me voilà fichée, mes activités dument consignées, mon passeport photocopié et moi ramenée comme il se doit à mon lieu de résidence.
Cela m'aurait étonnée que l'affaire s'arrête là. Le lendemain matin, mon passage au café internet ne passe pas inaperçu : trois pas esquissés dans la rue et c'est une voiture entière de police qui s'arrête à mes côtés. Le cybercafé est à huit cents mètres, et j'ai envie de marcher un peu ? Qu'à cela ne tienne ! La voiture me suit, au pas, sur toute la distance, pour vérifier que j'entre bien à l'endroit indiqué. Je m'installe à un ordinateur en maugréant. Les voilà plus ou moins rassurés, ils repartent en trombe. Pourtant, quand une heure plus tard je quitterai la ville à vélo, je n'aurai pas à être particulièrement attentive pour remarquer, pendant toute la matinée, cette voiture de police qui régulierement me dépasse, s'arrête sur le bas-côté, attend que je passe et recommence son manège... J'appuie très fort sur mes pédales. Je quitte la région avec la désagréable sensation d'être suivie.


A force de trainer sa mélancolie et de tout faire pour l'ignorer, on se la prend en pleine face. La mienne a concrêtement pris l'allure d'une belle plaque de graviers bien cachée dans une descente. Trop tard pour l'éviter, mes freins crissent, mon vélo rue de droite et de gauche, et moi, je finis étalée sur la chaussée, le pantalon déchiré et les larmes qui coulent toutes seules... Je n'avais pas du ressentir cette douleur familiere depuis mes dix ans, celle des gravillons incrustés dans les genoux... Alors je pleure, je jure, mon amertume de toute une semaine remonte sous la forme d'une poignée d'insultes bien senties à l'encontre de mon vélo, de la route, de la Turquie, du monde entier !
Ma bordée de jurons est interrompue par des pas précipités derriere moi. Une demi-douzaine d'élégants messieurs en costume trois pièces et attachés-case qui se rendaient probablement à une importante réunion à bord d'une immense voiture aux vitres teintées ont vu ma chute. En un rien de temps je suis entourée, réconfortée. On m'installe sur le bord de la route, on me tend un mouchoir... Je crois rêver : me voilà entourée de tous ces hommes d'affaires dont l'un me désinfecte à présent délicatement au Mercurochrome tandis qu'un autre prépare un pansement. J'ai un peu honte, tellement ma blessure est ridicule. Eux prennent la chose très à coeur, concentrés au possible sur mon genou. Un peu plus et je les imagine me dire dans un sourire amusé : "Alors, on coupe la jambe ?". Le pansement est fait, les hommes d'affaires sortis de nulle part peuvent repartir comme ils sont venus. La petite Juliette qui a à présent huit ans peut s'arrêter de pleurer. La Mercedes repart, et moi je cligne des yeux, et je me demande si j'ai rêvé...


Alors je repense à tout ça ce soir ou décidément toutes les portes se ferment. A toutes ces journées d'effort et d'incompréhension. A tous ces mystères que je n'arrive pas à percer. Et je laisse la mélancolie prendre le dessus.
Voilà qu'on crache à mes pieds maintenant. C'est l'homme qui crache quand je lui demande si je peux dormir là ce soir. La femme, elle, aboie de la même manière que les chiens sur les routes à mon passage. La nuit tombe et moi je cherche toujours. Qu'est-ce que je fais là, dans ce hameau terrifiant ? Les croquantes et les croquants me ferment la porte au nez. Brassens en Turquie. Les larmes ruissellent, elles ne se voient pas avec toute cette pluie...

Et puis, enfin, Hussein me recueille, perdue que je suis. Il me fait des blagues pour sécher mes larmes, s'éclipse et revient avec des biscuits, des chips, et plein de minuscules poissons qu'il fait revenir à la poële dans de la chapelure. Il allume un bon feu de bois, me tend un thé trop sucré, mais j'ai tellement besoin de sucre, ce soir... Alors, c'est lui, l'Auvergnat de la chanson ! Un auvergnat musulman... Il faudrait en parler à Hortefeux ! Cela me fait sourire et de me voir sourire cela le fait sourire. Bien sûr, il ne comprend pas trop ce que je fais la. Il me demande, évidemment, si je n'ai pas de famille, et ne comprend pas quand je lui dis que j'en ai. Bien sûr, il se demande un peu pourquoi la Chine et pourquoi le vélo et pourquoi la solitude... Bien sûr, on ne parle pas la même langue, et toutes les questions que je voudrais lui poser restent bloquées dans ma gorge. Mais il est là, et ce soir dans cette petite cuisine, je me sens si proche de lui. Si proche.
Et le lendemain, quand il me quitte, les larmes aux yeux, soudain je me sens si seule, si seule...