Doğubayazit, à 30 km de la frontiere iranienne, au pied du Mont Ararat, reflète à elle seule toute l'ambivalence des sentiments que j'aie pu éprouver pour la Turquie depuis presque deux mois. Arrivez-y par une fin d'après-midi nuageuse, fatiguée, affamée, frigorifiée. Elle apparaitra comme une ville glauque au possible, combinant à la fois le côté peu amène de nombre de villes-frontières et l'aspect agaçant des bourgades conservatrices et étouffantes. Promenez-y vous après une bonne nuit de sommeil, un petit-déjeuner consistant et par temps dégagé,et son côté déglingué finira peut-être par vous séduire. Et le mont Ararat qui surgit au détour de certaines ruelles laissera enfin agir son charme, distillant à la fois ses légendes et une majesté inouie.
A Doğubayazit je m'arrête quelques jours, quelques jours de néant pour faire le vide. Les villes-frontières abritent souvent tout à la fois les trafics les plus divers et les voyageurs au long cours qui après une longue marche hibernent quelques jours en attendant d'avoir retrouvé l'énergie nécessaire pour un nouveau saut dans le vide. Voilà ou j'en suis. A un tour de pédale de l'Iran, mais pas encore prête à y mettre les pieds. Valsant entre le manuel de turc que j'aimerais terminer, et celui de persan qu'il faudrait bien que j'ouvre. Essayant surtout de prendre, en quelques jours, le recul nécessaire sur mon aventure turque, pour arriver avec le plus de fraicheur possible et d'énergie retrouvée aux portes de la République Islamique.
Je repense alors beaucoup à ces phrases entendues jour après jour, deux mois durant, et qui ont constitué une sorte de routine, tantôt amusante, tantôt franchement agaçante, me dévoilant quelques aspects insoupçonnés de la Turquie que j'ai admirés ou rejetés selon mon humeur du moment.
"Tu connais Ataturk ?"
Ataturk est partout. Ataturk en peinture sur les façades des écoles, des gendarmeries, des mairies. Ataturk en statue dorée de trois mètres de haut dans des villes de moins de dix mille habitants. Ataturk dans les livres de classe, sur les calendriers, en magnets sur le frigo, en tatouage sur la peau des plus fervents. Les explications que l'on me donne parfois pour trouver des adresses en ville sont surréalistes. "Bon alors tu arrives dans la ville par l'avenue Ataturk. C'est la plus grande. Tu vas passer devant une petite statue Ataturk. Ne t'arrête pas. Il faut en fait que tu ailles jusqu'au parc Ataturk, et là tu m'attends devant la grande statue d'Ataturk."
Ataturk, le fameux père de la Turquie moderne, on m'en parle comme d'un héros intouchable, capable de libérer le pays tout à la fois des puissances occidentales concupiscentes à la sortie de la Première Guerre, et des démons asiatiques qui l'auraient enfermé depuis trop longtemps dans les ténèbres pour en faire une puissance moderne et occidentalisée. Les historiens européens sont beaucoup plus nuancés. Mais ici, difficile de trouver une seule zone d'ombre dans la biographie de l'illustre homme.
Inutile de dire que lorsqu'à Samsun Cağan veut absolument m'emmener dans le musée Ataturk, je ne me fais pas prier. Les superlatifs pleuvent tadis qu'on passe devant des dizaines et des dizaines de photos retraçant le voyage d'Ataturk à Samsun, et des vitrines rutilantes exposant les objets qu'auraient touchés le chef d'état. La lettre qu'il a écrite depuis le logement qu'il occupa dans la ville et qui est exposée là est insignifiante au possible. Ce n'est pas une exaltatation de la République que se propose de faire ce musée mais bien une exaltation de l'homme. Une sorte d'icône sacrée. Drôle de pays qui se targue d'être moderne et éclairé, et qui se laisse aller depuis des décennies à un culte de la personnalité confondant.
Et il est difficile d'en parler avec Cağan. Tout au plus ce matin-là verra-t-il un léger souci dans le fait que critiquer Ataturk aujourd'hui en Turquie soit passible de gros problèmes. "Mais de toute manière, à propos de quoi voudrais-tu qu'on le critique ? Et quand bien même il aurait fait quelques choses critiquables, mais honnêtement, j'ai du mal à voir quoi... Eh bien, le critiquer, ce serait comme critiquer mon père. Inadmissible."
Il faudra attendre mon passage en territoire kurde, après Erzurum, pour entendre dans une chambre d'étudiantes les seuls sons de cloche un peu divergeants. Hatice, fièrement, les yeux dans les yeux et devant toutes ses camarades qui se taisent, gênées, clame : "Eh bien moi, je suis kurde, et Ataturk, je ne l'aime pas !". Et elle ajoute en un murmure, dans le silence pesant qui suit sa sortie, en me désignant une autre fille qui baisse la tête :
" Elle non plus, elle ne l'aime pas. Mais elle ne te le dira pas, elle a trop peur". Le visage de la jeune fille s'empourpre, et elle garde le silence.
"Tu es musulmane,toi ?"
La question est récurrente. Chez tout le monde : les jeunes, les vieux, les Stambouliotes, les Kurdes. La question est posée l'air de rien mais la réponse est attendue avec fièvre. Je réponds, un peu à la va-vite, c'est vrai, que je suis plutôt de tradition chrétienne... Cette réponse est souvent suffisamment bouleversante. Parfois, dans les villages surtout, ma réponse est suivie d'un long silence. Il y a toujours une petite vieille pour répéter avec incrédulité, dans un murmure : "chrétienne... chrétienne..." comme effrayée tout à coup de sa propre audace à accueillir un chrétien chez elle. Une française d'accord, c'est concevable. Mais un chrétien ? on n'avait pas imaginé ça.
Les enfants m'accablent de questions ésotériques, curieux et avides de réponses. "Mais alors, chez vous, vous priez quel Dieu ?". Benyamin, onze ans, me regarde de ses yeux noirs et attentifs. Que répondre à ça avec mes trois mots de turc ? "Ben, euh, le même..." Cela ne le satisfait pas tellement. Mais il y a chez beaucoup, à propos de la religion, une curiosité insatiable qui m'impressionne énormément. On veut savoir comment se dit la prière en France, comment elle se fait, qui sont nos prophètes, pourquoi les cloches des églises sonnent et comment on enterre nos morts. Et me voila à mimer toutes les pratiques d'une religion que je ne partage pas... Mais je suis sidérée par ce pays ou, avant de me demander comme dans beaucoup d'autres ce que l'on mange chez nous ou combien l'on gagne, on me demande comment l'on prie.
Souvent toutefois cette curiosité n'est pas désintéressée. Et mes réponses hésitantes ne sont pour beaucoup que la preuve éclatante que l'Islam est définitivement la meilleure des religions possibles. Özlem, le même âge qıe moi, me regarde avec un peu de compassion : "Il faut absolument que tu deviennes musulmane ! Tu te trompes en restant chrétienne." Je ne compte plus le nombre de fois ou j'ai entendu ces conseils péremptoires, agrémentés d'explications plus ou moins naives sensées me démontrer la supériorité de l'Islam et, bien souvent, d'une moue de dédain qui me choque. Cela m'attriste toujours un peu. J'aimerais tellement lui dire, a Özlem, l'émotion que je ressens à chaque fois que je rentre dans une mosquée, ou celle que j'aie eue quand j'ai entendu Salih, l'imam qui m'a si gentiment accueillie pour ma deuxième nuit en Turquie, appeler d'une voix sublime tout le village à la priere. Mais devant ses joyeuses pressions et l'intolérance incroyable dont elle n'a même pas conscience, je me renferme et je me tais.
"Et l'histoire de Pasinler, tu la connais ?"
Pasinler, ou je m'arrête un soir, compte à tout casser une dizaine de milliers d'habitants. Coincée dans les montagnes, elle est l'archétype même de la bourgade turque ou il ne se passe pas grand chose et ou, en toute honnêteté, il n'y a rien à voir. Alors, ce qui s'est passé à Pasinler les quelques siècles passés, évidemment, je n'en ai pas la moindre idée. Je confesse mon ignorance, pressée de savoir ce que j'ai raté. Immédiatement, mes hôtes affichent une mine qui hésite entre l'étonnement incrédule et l'indignation : "Mais tu ne viens pas de me dire que tu avais fait des études d'histoire ?!"
C'est récurrent depuis que je suis en Turquie. Chacun a à coeur de me prouver à quel point le pays peut se targuer d'avoir une histoire exemplaire et grande, de Gengis Khan aux souverains ottomans, d'Attila à Ataturk. Cette fierté souvent démesurée m'impressionne beaucoup, et me surprend, française qui n'ai jamais été particulierement patriote. Ici, c'est l'inverse, et cette démesure outrancière m'agace un peu, surtout quand j'en fais part aux Turcs et qu'on me répond... "Oui, enfin c'est un peu normal qu'on soit plus fiers d'être Turcs que vous d'être Français ! Vous n'avez quand même pas une histoire aussi impressionnante que la nôtre..." Je réprime un mouvement d'indignation et je m'étonne : ah, tiens, je serais un peu chauvine, quand même ?
Je croyais arriver en Turquie sans rien en attendre et je me rends compte que j'étais finalement pétrie de clichés et d'idées toutes faites que le pays a, petit a petit, patiemment déconstruits. Cela ne s'est pas fait sans mal, ni sans douleur. Mais au moment de la quitter je suis reconnaissante à la Turquie de m'avoir montré qu'elle était infiniment plus complexe que ce que je croyais, moi qui étais prête à l'aimer toute entière, sans mesure.
A l'heure de tourner la page il faudrait que je retienne la leçon, et que j'entre en Iran sans rien en attendre, sans rien en imaginer. Mais face a un pays comme celui-là, est-ce seulement possible ?
Alors je me couvre la tête, je prends une grande inspiration, je ne réfléchis pas trop, et je le fais, ce saut dans le vide.