lundi 25 juillet 2011

Escapade bavaroise. Kelheim, kilomètre 1160

Promis, j´ajoute des photos dès que j´aurai trouvé un ordinateur reconnaissant ma carte SD !

Deux semaines de passées, déjà. Les rencontres nouvelles se succèdent chaque soir ou presque, la vie s´accélère en voyage. Inévitablement, mon blog sera toujours un peu en décalage avec ce que je vis en ce moment : il me faut le temps d´ingurgiter ce que je vois, ce que je vis, ceux que je croise, d´y penser un petit bout de temps, seule sur mon vélo, avant de vous les raconter...

A Sankt Mergen, dernier soir dans la Forêt Noire, je fais escale chez Tommy.
Quand je l´aborde, il est occupé à réparer un vieux van devant chez lui, entouré d´une nuée d´enfants qui courent autour de lui et qu´il amuse de sa grosse voix. C´est sûrement ce qui me met en confiance. Quand je lui demande si je peux m´installer dans son jardin, il me répond, l´air soudain grave : "Aucun problème. Il y a une chambre libre à l´étage. Tu la veux ?" Ni une, ni deux, il me fait visiter la maison, et je me crispe un peu. Tommy vit tout seul ici ; les enfants ? Ceux des voisins. Il dort sur le canapé du salon, la seule pièce à peu près correcte. Le reste est plutôt un immense chantier. Du désordre, partout ; le signe d´une maison qui ne vit pas vraiment.

"Bon, tu fais comme chez toi. Voilà la douche, tu en prends une si tu veux. La cuisine, tu te sers si tu veux. Tu te fais un café si tu veux. Ce soir, je fais un feu avec des amis. Tu viens si tu veux." Et il me laisse, sans autre forme de procès. Je m´installe, dubitative. J´avais toujours dit à qui voulait l´entendre qu´en voyage, je ne demandais asile qu´aux mères de famille, et me voilà dans ce bouge un peu louche, tenu par un ours qui m´accorde tout sans décocher un sourire. Je ne me sens pas plus mal à l´aise que ca, c´est vrai, mais instinctivement, je vérifie tout de même que la porte de ma chambre ferme bien à clé...

Tommy et moi mangeons frugalement, c´est le moins qu´on puisse dire : nous nous contentons d´un peu de pain sur lequel nous ajoutons à notre guise des poivrons ou de la charcuterie que je ne parviens pas à cerner tout à fait. Nous trouvons notre rythme de conversation : il me parle en allemand, répète en anglais. La lenteur nous sied bien. Il me regarde tranquillement me dépatouiller avec mon pauvre allemand sans conjugaison ni déclinaisons et hoche la tête, un petit sourire en coin, de l´air de me dire : " Eh ben ma pauvre ! Tu n´es pas sortie de l´auberge !"

Un peu plus tard, je le rejoins au jardin, où le grand feu est sur le point d´être allumé sous l´oeil expert des gamins venus voir le spectacle. Tommy m´explique : " Je fais un feu chaque samedi, pour les enfants du quartier et pour les gens qui le veulent. Il en vient toutes les semaines, cela dépend". Aujourd´hui, c´est Madeleine et Luis, blonds aux yeux bleus l´un comme l´autre, qui se chargent d´allumer le feu et de l´entretenir. Pendant ce temps, Tommy me raconte sa vie. La voie qu´il a longtemps cherché, n´ayant jamais fait d´études, avant de croire l´avoir trouvée et de devenir technicien informatique. Son changement de cap pour finir ambulancier, puis la longue et dure dépression qui le bouffe depuis plusieurs années et qui l´empêche de travailler jusqu´à octobre prochain. Son regard se perd dans le vide. "Du coup, je ne sais pas vraiment... Je continue à être ambulancier ? En vieillissant le métier devient dur... Je fais autre chose ? Je pourrais aussi me poser, avoir des enfants. J´adorerais avoir des enfants. Mais j´ai 45 ans. Il ne faut pas que je tarde. Et puis j´ai la maison...Il faut que je la rénove, tu as vu l´état dans lequel elle est ? Ou bien sinon, je la vends..." A la croisée des chemins, il se perd en suppositions, évalue les possibilités, perdu. Je sens toute la détresse refoulée de celui qui, lorsque Luis et Madeleine reviennent en compagnie de leurs parents et de deux énormes bouts de bois à jeter dans le feu, redevient le pitre gentil de tout à l´heure.
Le lendemain, au moment de mon départ, l´air toujours grave et sans un sourire, il me serre longtemps contre lui.




A présent, un vent de bonne augure me pousse le long du Danube ! En fait de prendre sa source à Donaueschingen, le Danube est constitué de deux fleuves qui eux-mêmes se rejoignent à cet endroit précis. Dès le départ, donc, ce n´est pas vraiment un fleuve nerveux. Il s´étire plutôt paresseusement entre les derniers massifs montagneux qui le bordent encore pendant quelques kilomètres, lascive flaque brun-vert qui poursuit nonchalamment une course bien tranquille. Et les petites villes pavées qui se trouvent sur son passage, et qui s´annoncent d´abord par leurs jolis clochetons, semblent, hors du temps, adopter ce rythme presqu´immobile. Par temps clair, elles ressemblent à de petites villes de poupées, qu´une main bienveillante aurait déposé ca et là dans la vallée, juste pour faire joli dans un tableau que viendraient seulement troubler les cloches scandant les heures. Par temps maussade en revanche, c´est une autre histoire. Telle m´est apparue Beuron, au soir de ma première étape danubienne.

Surprise par la pluie, je fais escale dans ce village d´une centaine d´habitants, cherchant désespérément une bonne âme qui voudrait bien m´accueillir. mais Beuron sous la pluie est déserte et son emplacement, sur le chemin de la piste cyclable du Danube, fait d´elle le repaire des chambres d´hôtes tristes et sans âmes. Mon tour dans le village, vélo à la main, est vain : chaque maison revendique à la fenêtre ses "zimmer frei", ses chambres libres, et je n´arrive pas à me résoudre à mettre de l´argent dans l´une de ces pensions borgnes. Dehors, les cyclistes en capes de pluie multicolores se pressent à droite, à gauche, à la recherche d´un toit qu´ils trouveront sans peine, mais d´habitants, je ne vois pas la trace. Tout est brun et terne, silencieux malgré la pluie qui tombe à torrents. Je finis par me résoudre à poser la question au seul café ouvert de Beuron, qui fait aussi pension, bien sûr.

Sur la terrasse, je suis accueillie par les aboiements agressifs des chiens de deux touristes. D´entrée, cela ne m´inspire guère, mais je n´ai pas d´autre choix. A l´intérieur, le patron est un grand moustachu à l´air plutôt avenant. Je lui explique mon voyage : "C´est super ! Reste dormir ici ! Je te prépare une chambre et, surtout, tu ne paies pas ! Je sais ce que c´est que de voyager sans beaucoup d´argent !"

En un instant, mon vélo est déchargé, mes affaires transportées, et moi, installée bien au chaud à une table de ce bouge un peu minable. Deux ivrognes sont attablés, à côté ; ils n´échangent pas une parole, si ce n´est des balbutiements incompréhensibles, monologues fous dont ils ont le secret. Manfred, le patron, m´apporte une gigantesque part de tarte à la myrtille et à la chantilly, et un mug réconfortant de chocolat chaud. Je regarde tomber la pluie de l´intérieur, mon chocolat réchauffe doucement mes doigts engourdis - je laisse échapper un soupir d´aise et de plénitude. Léa, la femme de Manfred, la petite soixantaine, apporte les bières aux pochards d´à côté, dont l´un hurle maintenant à pleins poumons "Led Zeppeliiiin !!!", en m´adressant des sourires complices. Elle s´approche de moi : "Tu dînes avec nous ce soir ? Je te fais des spaghettis à l´ail ! Il faut que tu reprennes des forces, hein, ma petite !".

Le repas du soir est un petit délice. L´énorme platrée que pose devant moi Léa s´accompagne d´un verre de vin qui met du rouge à mes joues. Nous discutons tous les trois, attablés dans le bistrot, de voyages et de familles. Dans cette ville si triste, si glauque, ce moment d´humanité est un véritable joyau.


Plus tard, à Ulm, je décide de passer la matinée, seule, dans la vieille ville. Bien m´en prend : je tombe amoureuse au premier regard. J´aime tout : l´immense et austère cathédrale, l´hôtel de ville coloré et accueillant avec sa représentation en vers et en images de l´histoire d´Ulm, les petits canaux, les maisons branlantes et colorées. Bien sûr, j´aurais aimé Ulm dans d´autres circonstances. Mais ce matin, ce sont de véritables bouffées d´émotion qui m´étreignent. J´ai les larmes aux yeux en parcourant ses jolies rues, je souris à la pluie qui rend les autres touristes maussades autour de moi. Je mesure le chemin que j´ai parcouru pour avoir le droit de voir Ulm, pour avoir l´incroyable sensation qu´Ulm se donne ce matin à moi, et à moi seule, complice, en récompense de mes efforts. J´ai mérité Ulm et elle m´apparait ce matin comme la plus belle de toutes les villes.

lundi 18 juillet 2011

Des Vosges à la Forêt Noire, Donaueschingen, kilomètre 715




Nous voilà, mon vélo et moi, en plein coeur de la Forêt Noire ; les plus grosses ascensions sont terminées et je suivrai dès demain le Danube qui ruisselle en pente douce de l´autre côté de la montagne avant de se créer, plus loin, une plaine digne de ce nom. Cette première semaine a apporté son lot de courbatures, de petits découragements, de grosses fiertés et de très belles rencontres, dont je parlerai plus longuement dans une prochaine note... Pour l´heure, un petit retour sur mes premières heures de farouche liberté...

A peine quitté Nancy, lundi 11 Juillet au matin, sous la bénédiction du bon Stanislas et de tous ceux venus m´encourager (et vous ne savez pas comme cela m´a fait plaisir...), me faut-il déjà me méfier de la Ligne bleue des Vosges qui a tôt fait de me narguer au loin. L´affrontement entre elle et moi n´est qu´une question de regards pour l´heure, mais je sens déjà poindre une tension palpable. L´enjeu est de taille : mon premier col, c´est dans les Vosges que je dois le franchir, et pour moi, si peu sportive au départ de mon périple, c´est loin d´être une formalité... Je quitte ma famille à Lunéville, après quelques larmes, une sacrée boule dans le ventre à l´idée de ce que je laisse et de l´année et demie qui s´annonce, mais pour l´heure, concrètement, il n´y a plus que les Vosges et moi.
L´ascension a lieu trois jours plus tard. Dans l´idée, j´aurais aimé passer le col sous un temps apocalyptique, comme si cela collait plus à l´idée que je me faisais des Vosges, comme si cela me donnait plus de mérite... Oui, dans l´idée, mais c´est une idée absurde, et la montée se fait finalement sous un temps particulièrement clément : L´ascension est rude, malaisée, je m´arrête de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps... Mais une fois au sommet, quelle exaltation ! Ce n´est ni le col le plus long, ni le col le plus dur des Vosges. Par rapport à ce que j´aurai à affronter après, cela ne tient même pas la comparaison. Mais je m´en fiche : je l´ai fait, et ce col représente quelque sorte le premier visa de mon voyage. A Sainte-Marie, je valide mon aventure, et je laisse les Vosges derrière moi. A mes pieds, la plaine du Rhin ; et, au loin, pas si loin que cela d´ailleurs, inquiétante, autrement imposante, la Forêt Noire...
Ma dernière nuit francaise se fait dans le jardin d´un viticulteur, à Kelheim ; j´ai plutôt bien choisi mon hôte, et nous passons les dernières heures qu´il me reste avant un bout de temps au pays de Rabelais à déguster tous les deux, dans le soir qui tombe, devant le feu de mon repas qui crépite, une bonne bouteille de vin alsacien.



Le lendemain, je passe la frontière... Un peu inquiète, je dois dire, de me retrouver dans ce pays dont je ne maîtrise pas tout, et surtout pas la langue. Et pourtant, ce n´est que l´Allemagne... Mais cela ne change rien : dans ce voyage, chaque coup de pédale m´amène vers quelque chose d´inconnu, une nouvelle aventure à chaque fois. Il me faut vite m´habituer aux panneaux de signalisations, aux moeurs des automobilistes, aux entrées des pistes cyclables dont je ne maîtrise pas encore les secrets, mais qui semblent faciliter nettement la vie de tous les cyclistes. Et Dieu sait qu´ils sont nombreux ici. Mon passage ne constitue plus du tout une curiosité, et les cyclistes que je croise, tous les cent mètres, ne répondent plus à mes signes de tête, blasés qu´ils sont. Après tout, en France, les automobilistes ne se font pas coucou à chaque fois qu´ils se croisent !

Je passe la nuit aux confins de la plaine du Rhin, dans un petit bled oú tout le monde me sourit. La première personne à qui je demande l´hospitalité est la bonne : Helmut et sa femme Gerda sont de purs francophiles, elle parle même un francais excellent. Elle m´assure que c´est parce que je suis francaise qu´ils m´accueillent avec autant de bienveillance, mais j´ai du mal à y croire. J´aurais été espagnole que leur gentillesse n´aurait certainement pas été changée. Nous passons une soirée très douce sur la terrasse, à boire du vin francais et à manger des olives francaises, en parlant de tous les voyages qu´ils ont fait en France. Pour une première nuit en Allemagne, j´avoue que je suis un peu surprise... Je m´essaie à mes premières conversations en allemand avec Helmut : c´est laborieux, très laborieux, et cela faisait bien longtemps que je n´avais pas ressenti cette impression de bonheur absurde d´être arrivée à la fin d´une phrase d´une banalité confondante. Mais qu´est ce que j´aime ca !

Au matin, la douceur du soir a laissé la place à une angoisse latente. C´est le lot de chaque matin depuis mon départ. J´étais si bien chez Helmut et Gerda, et maintenant je ne me retrouve plus, de nouveau, que face à l´inconnu et au vide. J´étais au calme, au plat, dans la plaine du Rhin, et la force inébranlable du voyage me pousse vers les côtes obscures de la Forêt Noire. Derrière mon appréhension matinale se cachent l´excitation et l ´envie curieuse de savoir ce qui se passe au kilomètre suivant. Mais au réveil, lorsque je harnache, une fois encore, mon vélo, il faut bien fouiller pour les trouver... Chaque matin un nouvel arrachement, une nouvelle blessure qui se résorbe au fil de la journée. Bientôt, une fois les premiers virages passés, les muscles échauffés, la boule au ventre refoulée, il n´y a plus la place que pour cette fichue curiosité et ce besoin, irrésistible, d´aller de l´avant. Cette force qui ne fait que grandir. Mais il n´empêche, je me demande si la routine du voyage estompera finalement ce malaise matinal, cet inconfort du voyageur nomade...

mercredi 6 juillet 2011

Baptême du feu, Nancy, kilomètre 450





Ca y est, mon baptême du feu est accompli.

Et quel baptême du feu ! Le départ bien sûr n'a pas été évident, qu'il se soit fait dans le RER, à Lagny, à Unchair, à Loisy... Et je n'imagine même pas l'état dans lequel j'effectuerai le prochain, depuis Nancy. Je connaissais déjà cette sensation déchirante de s'arracher littéralement de ses liens les plus profonds. Je sais que la sensation ne durera pas, que je serai bientôt plus apaisée - je sais aussi que ce déchirement est nécessaire, ce déchirement et cette angoisse diffuse, ce regret du départ ; nécessaire pour mieux se retrouver à nu, pour mieux renaître comme être solitaire. il n'empêche : j'ai voulu partir et au moment des adieux, je suis loin d'être la plus courageuse. J'ai voulu être forte et détachée, et à l'instant ultime je ne suis pas sûre d'assumer.
Sur mon vélo, je n'ai plus d'énergie à consacrer à ces tiraillements. Il y a quelques jours encore, j'avais la tête pleine de milliards de problématiques différentes. le crâne rempli de l'action des services secrets dans les Balkans, de l'importance du fonctionnalisme et du structuralisme, de l'objet social du GENEPI, de la fonction du héros au cinéma. Je monte sur mon vélo et, hop...

Plus rien.

Le vide total ; le bruit du vent dans mes oreilles et des vitesses qui se changent, entrecoupé parfois de mes encouragements muets dans les passages difficiles. Et dieu sait qu'il y en a, et dieu sait que ces encouragements sont de plus en plus fréquents ! La Picardie est beaucoup plus vallonnée que je ne l'imaginais...
Mes premières étapes sont difficiles, et je mets mon corps à rude épreuve. Je le sens déjà se transformer, trop vite et dans la douleur. Et lorsque je descends du vélo, je suis Martin Eden qui rentre de l'usine : une brute hagarde qui n'aspire qu'à manger et dormir.
Surtout, ne pas penser.
Niveau introspection, donc, ce n'est pas tout à fait ça... Mais j'imagine que, pour cela aussi, il faut en passer par cette régression-là. Je pars pour être libre, cette idée sacro-sainte en tête, et je m'encombre de contraintes énormes.  Je deviens animale, cherchant à arriver à bon port pour la nuit, à me mettre au chaud, à satisfaire mes besoins les plus élémentaires. Pour le reste, on verra après...



Mais les gens sont gentils, et il n'est pas rare qu'ils me fassent signe de loin. quand je m'arrête pour parler un peu, je ne mentionne pas toujours le fait que je vais à Shanghai - maintenant que je suis partie, je prends seulement conscience de l'ampleur de la tâche ; bien sûr que c'est réalisable, bien sûr que je peux le faire... Mais pas besoin d'afficher ce petit air frondeur que j'adoptais habituellement, avant. Je vais à Shanghai, oui... Mais d'ici là, je vais surtout en baver !
Enfin, la route est magnifique. Je goûte à mes premières nuits en solitaire et sous la tente, avec un chouette goût d'indépendance en bouche. Je passe des bêtes champs de blé aux vignobles les plus attrayants. J'aime cette idée de voir la terre changer en douceur sous mes roues. Bien sûr, je n'ai pas plus d'énergie à consacrer à des considérations sur le paysage que pour le reste... Mais parfois, en plein effort, je relève la tête, et malgré les côtes ou le vent de face, je souris, heureuse.