Promis, j´ajoute des photos dès que j´aurai trouvé un ordinateur reconnaissant ma carte SD !
Deux semaines de passées, déjà. Les rencontres nouvelles se succèdent chaque soir ou presque, la vie s´accélère en voyage. Inévitablement, mon blog sera toujours un peu en décalage avec ce que je vis en ce moment : il me faut le temps d´ingurgiter ce que je vois, ce que je vis, ceux que je croise, d´y penser un petit bout de temps, seule sur mon vélo, avant de vous les raconter...
A Sankt Mergen, dernier soir dans la Forêt Noire, je fais escale chez Tommy.
Quand je l´aborde, il est occupé à réparer un vieux van devant chez lui, entouré d´une nuée d´enfants qui courent autour de lui et qu´il amuse de sa grosse voix. C´est sûrement ce qui me met en confiance. Quand je lui demande si je peux m´installer dans son jardin, il me répond, l´air soudain grave : "Aucun problème. Il y a une chambre libre à l´étage. Tu la veux ?" Ni une, ni deux, il me fait visiter la maison, et je me crispe un peu. Tommy vit tout seul ici ; les enfants ? Ceux des voisins. Il dort sur le canapé du salon, la seule pièce à peu près correcte. Le reste est plutôt un immense chantier. Du désordre, partout ; le signe d´une maison qui ne vit pas vraiment.
"Bon, tu fais comme chez toi. Voilà la douche, tu en prends une si tu veux. La cuisine, tu te sers si tu veux. Tu te fais un café si tu veux. Ce soir, je fais un feu avec des amis. Tu viens si tu veux." Et il me laisse, sans autre forme de procès. Je m´installe, dubitative. J´avais toujours dit à qui voulait l´entendre qu´en voyage, je ne demandais asile qu´aux mères de famille, et me voilà dans ce bouge un peu louche, tenu par un ours qui m´accorde tout sans décocher un sourire. Je ne me sens pas plus mal à l´aise que ca, c´est vrai, mais instinctivement, je vérifie tout de même que la porte de ma chambre ferme bien à clé...
Tommy et moi mangeons frugalement, c´est le moins qu´on puisse dire : nous nous contentons d´un peu de pain sur lequel nous ajoutons à notre guise des poivrons ou de la charcuterie que je ne parviens pas à cerner tout à fait. Nous trouvons notre rythme de conversation : il me parle en allemand, répète en anglais. La lenteur nous sied bien. Il me regarde tranquillement me dépatouiller avec mon pauvre allemand sans conjugaison ni déclinaisons et hoche la tête, un petit sourire en coin, de l´air de me dire : " Eh ben ma pauvre ! Tu n´es pas sortie de l´auberge !"
Un peu plus tard, je le rejoins au jardin, où le grand feu est sur le point d´être allumé sous l´oeil expert des gamins venus voir le spectacle. Tommy m´explique : " Je fais un feu chaque samedi, pour les enfants du quartier et pour les gens qui le veulent. Il en vient toutes les semaines, cela dépend". Aujourd´hui, c´est Madeleine et Luis, blonds aux yeux bleus l´un comme l´autre, qui se chargent d´allumer le feu et de l´entretenir. Pendant ce temps, Tommy me raconte sa vie. La voie qu´il a longtemps cherché, n´ayant jamais fait d´études, avant de croire l´avoir trouvée et de devenir technicien informatique. Son changement de cap pour finir ambulancier, puis la longue et dure dépression qui le bouffe depuis plusieurs années et qui l´empêche de travailler jusqu´à octobre prochain. Son regard se perd dans le vide. "Du coup, je ne sais pas vraiment... Je continue à être ambulancier ? En vieillissant le métier devient dur... Je fais autre chose ? Je pourrais aussi me poser, avoir des enfants. J´adorerais avoir des enfants. Mais j´ai 45 ans. Il ne faut pas que je tarde. Et puis j´ai la maison...Il faut que je la rénove, tu as vu l´état dans lequel elle est ? Ou bien sinon, je la vends..." A la croisée des chemins, il se perd en suppositions, évalue les possibilités, perdu. Je sens toute la détresse refoulée de celui qui, lorsque Luis et Madeleine reviennent en compagnie de leurs parents et de deux énormes bouts de bois à jeter dans le feu, redevient le pitre gentil de tout à l´heure.
Le lendemain, au moment de mon départ, l´air toujours grave et sans un sourire, il me serre longtemps contre lui.
A présent, un vent de bonne augure me pousse le long du Danube ! En fait de prendre sa source à Donaueschingen, le Danube est constitué de deux fleuves qui eux-mêmes se rejoignent à cet endroit précis. Dès le départ, donc, ce n´est pas vraiment un fleuve nerveux. Il s´étire plutôt paresseusement entre les derniers massifs montagneux qui le bordent encore pendant quelques kilomètres, lascive flaque brun-vert qui poursuit nonchalamment une course bien tranquille. Et les petites villes pavées qui se trouvent sur son passage, et qui s´annoncent d´abord par leurs jolis clochetons, semblent, hors du temps, adopter ce rythme presqu´immobile. Par temps clair, elles ressemblent à de petites villes de poupées, qu´une main bienveillante aurait déposé ca et là dans la vallée, juste pour faire joli dans un tableau que viendraient seulement troubler les cloches scandant les heures. Par temps maussade en revanche, c´est une autre histoire. Telle m´est apparue Beuron, au soir de ma première étape danubienne.
Surprise par la pluie, je fais escale dans ce village d´une centaine d´habitants, cherchant désespérément une bonne âme qui voudrait bien m´accueillir. mais Beuron sous la pluie est déserte et son emplacement, sur le chemin de la piste cyclable du Danube, fait d´elle le repaire des chambres d´hôtes tristes et sans âmes. Mon tour dans le village, vélo à la main, est vain : chaque maison revendique à la fenêtre ses "zimmer frei", ses chambres libres, et je n´arrive pas à me résoudre à mettre de l´argent dans l´une de ces pensions borgnes. Dehors, les cyclistes en capes de pluie multicolores se pressent à droite, à gauche, à la recherche d´un toit qu´ils trouveront sans peine, mais d´habitants, je ne vois pas la trace. Tout est brun et terne, silencieux malgré la pluie qui tombe à torrents. Je finis par me résoudre à poser la question au seul café ouvert de Beuron, qui fait aussi pension, bien sûr.
Sur la terrasse, je suis accueillie par les aboiements agressifs des chiens de deux touristes. D´entrée, cela ne m´inspire guère, mais je n´ai pas d´autre choix. A l´intérieur, le patron est un grand moustachu à l´air plutôt avenant. Je lui explique mon voyage : "C´est super ! Reste dormir ici ! Je te prépare une chambre et, surtout, tu ne paies pas ! Je sais ce que c´est que de voyager sans beaucoup d´argent !"
En un instant, mon vélo est déchargé, mes affaires transportées, et moi, installée bien au chaud à une table de ce bouge un peu minable. Deux ivrognes sont attablés, à côté ; ils n´échangent pas une parole, si ce n´est des balbutiements incompréhensibles, monologues fous dont ils ont le secret. Manfred, le patron, m´apporte une gigantesque part de tarte à la myrtille et à la chantilly, et un mug réconfortant de chocolat chaud. Je regarde tomber la pluie de l´intérieur, mon chocolat réchauffe doucement mes doigts engourdis - je laisse échapper un soupir d´aise et de plénitude. Léa, la femme de Manfred, la petite soixantaine, apporte les bières aux pochards d´à côté, dont l´un hurle maintenant à pleins poumons "Led Zeppeliiiin !!!", en m´adressant des sourires complices. Elle s´approche de moi : "Tu dînes avec nous ce soir ? Je te fais des spaghettis à l´ail ! Il faut que tu reprennes des forces, hein, ma petite !".
Le repas du soir est un petit délice. L´énorme platrée que pose devant moi Léa s´accompagne d´un verre de vin qui met du rouge à mes joues. Nous discutons tous les trois, attablés dans le bistrot, de voyages et de familles. Dans cette ville si triste, si glauque, ce moment d´humanité est un véritable joyau.
Plus tard, à Ulm, je décide de passer la matinée, seule, dans la vieille ville. Bien m´en prend : je tombe amoureuse au premier regard. J´aime tout : l´immense et austère cathédrale, l´hôtel de ville coloré et accueillant avec sa représentation en vers et en images de l´histoire d´Ulm, les petits canaux, les maisons branlantes et colorées. Bien sûr, j´aurais aimé Ulm dans d´autres circonstances. Mais ce matin, ce sont de véritables bouffées d´émotion qui m´étreignent. J´ai les larmes aux yeux en parcourant ses jolies rues, je souris à la pluie qui rend les autres touristes maussades autour de moi. Je mesure le chemin que j´ai parcouru pour avoir le droit de voir Ulm, pour avoir l´incroyable sensation qu´Ulm se donne ce matin à moi, et à moi seule, complice, en récompense de mes efforts. J´ai mérité Ulm et elle m´apparait ce matin comme la plus belle de toutes les villes.
Deux semaines de passées, déjà. Les rencontres nouvelles se succèdent chaque soir ou presque, la vie s´accélère en voyage. Inévitablement, mon blog sera toujours un peu en décalage avec ce que je vis en ce moment : il me faut le temps d´ingurgiter ce que je vois, ce que je vis, ceux que je croise, d´y penser un petit bout de temps, seule sur mon vélo, avant de vous les raconter...
A Sankt Mergen, dernier soir dans la Forêt Noire, je fais escale chez Tommy.
Quand je l´aborde, il est occupé à réparer un vieux van devant chez lui, entouré d´une nuée d´enfants qui courent autour de lui et qu´il amuse de sa grosse voix. C´est sûrement ce qui me met en confiance. Quand je lui demande si je peux m´installer dans son jardin, il me répond, l´air soudain grave : "Aucun problème. Il y a une chambre libre à l´étage. Tu la veux ?" Ni une, ni deux, il me fait visiter la maison, et je me crispe un peu. Tommy vit tout seul ici ; les enfants ? Ceux des voisins. Il dort sur le canapé du salon, la seule pièce à peu près correcte. Le reste est plutôt un immense chantier. Du désordre, partout ; le signe d´une maison qui ne vit pas vraiment.
"Bon, tu fais comme chez toi. Voilà la douche, tu en prends une si tu veux. La cuisine, tu te sers si tu veux. Tu te fais un café si tu veux. Ce soir, je fais un feu avec des amis. Tu viens si tu veux." Et il me laisse, sans autre forme de procès. Je m´installe, dubitative. J´avais toujours dit à qui voulait l´entendre qu´en voyage, je ne demandais asile qu´aux mères de famille, et me voilà dans ce bouge un peu louche, tenu par un ours qui m´accorde tout sans décocher un sourire. Je ne me sens pas plus mal à l´aise que ca, c´est vrai, mais instinctivement, je vérifie tout de même que la porte de ma chambre ferme bien à clé...
Tommy et moi mangeons frugalement, c´est le moins qu´on puisse dire : nous nous contentons d´un peu de pain sur lequel nous ajoutons à notre guise des poivrons ou de la charcuterie que je ne parviens pas à cerner tout à fait. Nous trouvons notre rythme de conversation : il me parle en allemand, répète en anglais. La lenteur nous sied bien. Il me regarde tranquillement me dépatouiller avec mon pauvre allemand sans conjugaison ni déclinaisons et hoche la tête, un petit sourire en coin, de l´air de me dire : " Eh ben ma pauvre ! Tu n´es pas sortie de l´auberge !"
Un peu plus tard, je le rejoins au jardin, où le grand feu est sur le point d´être allumé sous l´oeil expert des gamins venus voir le spectacle. Tommy m´explique : " Je fais un feu chaque samedi, pour les enfants du quartier et pour les gens qui le veulent. Il en vient toutes les semaines, cela dépend". Aujourd´hui, c´est Madeleine et Luis, blonds aux yeux bleus l´un comme l´autre, qui se chargent d´allumer le feu et de l´entretenir. Pendant ce temps, Tommy me raconte sa vie. La voie qu´il a longtemps cherché, n´ayant jamais fait d´études, avant de croire l´avoir trouvée et de devenir technicien informatique. Son changement de cap pour finir ambulancier, puis la longue et dure dépression qui le bouffe depuis plusieurs années et qui l´empêche de travailler jusqu´à octobre prochain. Son regard se perd dans le vide. "Du coup, je ne sais pas vraiment... Je continue à être ambulancier ? En vieillissant le métier devient dur... Je fais autre chose ? Je pourrais aussi me poser, avoir des enfants. J´adorerais avoir des enfants. Mais j´ai 45 ans. Il ne faut pas que je tarde. Et puis j´ai la maison...Il faut que je la rénove, tu as vu l´état dans lequel elle est ? Ou bien sinon, je la vends..." A la croisée des chemins, il se perd en suppositions, évalue les possibilités, perdu. Je sens toute la détresse refoulée de celui qui, lorsque Luis et Madeleine reviennent en compagnie de leurs parents et de deux énormes bouts de bois à jeter dans le feu, redevient le pitre gentil de tout à l´heure.
Le lendemain, au moment de mon départ, l´air toujours grave et sans un sourire, il me serre longtemps contre lui.
A présent, un vent de bonne augure me pousse le long du Danube ! En fait de prendre sa source à Donaueschingen, le Danube est constitué de deux fleuves qui eux-mêmes se rejoignent à cet endroit précis. Dès le départ, donc, ce n´est pas vraiment un fleuve nerveux. Il s´étire plutôt paresseusement entre les derniers massifs montagneux qui le bordent encore pendant quelques kilomètres, lascive flaque brun-vert qui poursuit nonchalamment une course bien tranquille. Et les petites villes pavées qui se trouvent sur son passage, et qui s´annoncent d´abord par leurs jolis clochetons, semblent, hors du temps, adopter ce rythme presqu´immobile. Par temps clair, elles ressemblent à de petites villes de poupées, qu´une main bienveillante aurait déposé ca et là dans la vallée, juste pour faire joli dans un tableau que viendraient seulement troubler les cloches scandant les heures. Par temps maussade en revanche, c´est une autre histoire. Telle m´est apparue Beuron, au soir de ma première étape danubienne.
Surprise par la pluie, je fais escale dans ce village d´une centaine d´habitants, cherchant désespérément une bonne âme qui voudrait bien m´accueillir. mais Beuron sous la pluie est déserte et son emplacement, sur le chemin de la piste cyclable du Danube, fait d´elle le repaire des chambres d´hôtes tristes et sans âmes. Mon tour dans le village, vélo à la main, est vain : chaque maison revendique à la fenêtre ses "zimmer frei", ses chambres libres, et je n´arrive pas à me résoudre à mettre de l´argent dans l´une de ces pensions borgnes. Dehors, les cyclistes en capes de pluie multicolores se pressent à droite, à gauche, à la recherche d´un toit qu´ils trouveront sans peine, mais d´habitants, je ne vois pas la trace. Tout est brun et terne, silencieux malgré la pluie qui tombe à torrents. Je finis par me résoudre à poser la question au seul café ouvert de Beuron, qui fait aussi pension, bien sûr.
Sur la terrasse, je suis accueillie par les aboiements agressifs des chiens de deux touristes. D´entrée, cela ne m´inspire guère, mais je n´ai pas d´autre choix. A l´intérieur, le patron est un grand moustachu à l´air plutôt avenant. Je lui explique mon voyage : "C´est super ! Reste dormir ici ! Je te prépare une chambre et, surtout, tu ne paies pas ! Je sais ce que c´est que de voyager sans beaucoup d´argent !"
En un instant, mon vélo est déchargé, mes affaires transportées, et moi, installée bien au chaud à une table de ce bouge un peu minable. Deux ivrognes sont attablés, à côté ; ils n´échangent pas une parole, si ce n´est des balbutiements incompréhensibles, monologues fous dont ils ont le secret. Manfred, le patron, m´apporte une gigantesque part de tarte à la myrtille et à la chantilly, et un mug réconfortant de chocolat chaud. Je regarde tomber la pluie de l´intérieur, mon chocolat réchauffe doucement mes doigts engourdis - je laisse échapper un soupir d´aise et de plénitude. Léa, la femme de Manfred, la petite soixantaine, apporte les bières aux pochards d´à côté, dont l´un hurle maintenant à pleins poumons "Led Zeppeliiiin !!!", en m´adressant des sourires complices. Elle s´approche de moi : "Tu dînes avec nous ce soir ? Je te fais des spaghettis à l´ail ! Il faut que tu reprennes des forces, hein, ma petite !".
Le repas du soir est un petit délice. L´énorme platrée que pose devant moi Léa s´accompagne d´un verre de vin qui met du rouge à mes joues. Nous discutons tous les trois, attablés dans le bistrot, de voyages et de familles. Dans cette ville si triste, si glauque, ce moment d´humanité est un véritable joyau.
Plus tard, à Ulm, je décide de passer la matinée, seule, dans la vieille ville. Bien m´en prend : je tombe amoureuse au premier regard. J´aime tout : l´immense et austère cathédrale, l´hôtel de ville coloré et accueillant avec sa représentation en vers et en images de l´histoire d´Ulm, les petits canaux, les maisons branlantes et colorées. Bien sûr, j´aurais aimé Ulm dans d´autres circonstances. Mais ce matin, ce sont de véritables bouffées d´émotion qui m´étreignent. J´ai les larmes aux yeux en parcourant ses jolies rues, je souris à la pluie qui rend les autres touristes maussades autour de moi. Je mesure le chemin que j´ai parcouru pour avoir le droit de voir Ulm, pour avoir l´incroyable sensation qu´Ulm se donne ce matin à moi, et à moi seule, complice, en récompense de mes efforts. J´ai mérité Ulm et elle m´apparait ce matin comme la plus belle de toutes les villes.