vendredi 27 janvier 2012

Jeunesse iranienne. Lâr, km 7800

Je ne suis pas ménagée à la sortie d'Esfahan. Le vent et le sable, la pluie, la police même, se succèdent avec une précision parfaite pour me faire perdre tous mes moyens. Images d'apocalypse que ces milliers de grains de sables balayés par un vent terrible qui viennent me heurter de plein fouet, faire tomber mon vélo, m'empêcher d'avancer. Dégoût total de cette pluie glacée, d'autant plus insolite et injuste dans ce paysage aride, qui n'en finit pas de tomber, moqueuse et vicieuse.
Enfin, j'arrive à Shiraz. Je ne sais qu'une chose : on doit venir me récupérer sur la route pour m'emmener dans la maison qui m'héberge. Je roule un peu à l'aveuglette, quand enfin une voiture s'arrête devant moi. La fille qui en sort me fait instantanément sourire : son écharpe grise négligemment jetée sur ses cheveux glisse jusque sur son cou. Ses énormes lunettes de soleil et son manteau au ras des fesses viennent compléter le tableau. Sareh me tend la main et me salue avec un drôle d'accent américain : elle a vécu cinq ans près de Chicago quand elle était encore gamine, pour que son père finisse son doctorat. Et puis ils sont retournés à Shiraz. "Mais alors il faudra que tu lui demandes pourquoi ! On n'a jamais compris. Je crois qu'il ne supportait pas d'être aussi loin de sa famille. Et d'être aussi loin de l'Iran. C'est son pays".
Pour elle, c'est différent. Diplômée d'architecture, professeur à l'université, elle s'envole dans trois mois pour Melbourne. Elle aussi, elle va y passer son doctorat. Mais elle, elle ne reviendra pas. "Ce qui va le plus me manquer quand je serai en Australie ? Les vieux bâtiments de Shiraz. Si tu savais comme j'aime me balader dans cette ville, passer mon après-midi dans les jardins, dessiner les vieilles maisons... Oh, et bien sûr, la cuisine aussi, ça va me manquer." Mais pas la famille, pas spécialement. Sareh rigole : "Je suis la moins iranienne de la famille ! Je ne suis pas vraiment attachée à toutes ces valeurs familiales. Et il n'y a pas que ça. Ma sœur aînée s'est mariée avec son premier copain, mon autre sœur n'en a eu qu'un et je crois bien que la plus petite n'en a jamais eu. Et moi... Ouh là là ! Je ne peux même pas les compter !". Et elle ajoute, après un silence : "Au fait, je vais boire du vin, demain avec des amis. Tu veux venir ?".

On serait tenté, à voir cette drôle de fille qui slalome en professionnelle dans les embouteillages en écoutant de la pop américaine, les cheveux à l'air libre, et qui remet son foulard avec juste ce qu'il faut de nonchalance et de désinvolture quand elle s'arrête aux feux rouges, d'en faire comme un symbole politique. C'est là le vice de la République Islamique de faire du moindre geste de n'importe quel citoyen, et surtout de n'importe quelle citoyenne, quelque chose de politique. C'est vrai, être rebelle en Iran, c'est laisser dépasser un peu trop de cheveux, ou rire un peu trop fort, ou c'est boire un verre de vin en cachette chez des amis. Mais Sareh ne se résume pas à ça. Sareh, c'est juste une fille chouette, artiste et dragueuse, cultivée et futile, rebelle c'est vrai, mais un peu par conviction et beaucoup par plaisir. Une fille qui quitte l'Iran parce qu'elle ne supporte pas la condition des femmes ici, mais aussi et surtout parce qu'elle pense avoir plus de chances de réussir sa carrière ailleurs.
Je suis entrée en Iran en cherchant inconsciemment des signes politiques partout, les signes de l'oppression et les signes de rébellion, encore sous le choc de toutes ces images de juin 2009 et des milliers d'Iraniens dans la rue. Quelle erreur ! Sareh vient me rappeler avec ses conversations qui durent jusque tard dans la nuit et ses problèmes amoureux que l'Iran, n'en déplaise aux politiciens de toute sorte qui aimeraient le voir prospérer ou être rayé de la carte, c'est d'abord un pays qui pleure et qui rit, qui s'amuse d'un rien, qui palabre à longueur de temps, un pays qui vit.
Sareh n'est pas faite pour vivre en Iran mais s’il y a bien une ville qui lui ressemble et qui peut l'accueillir, ici, c'est Shiraz. Si Paris est une ville d'automne, Shiraz est définitivement une ville du printemps, joyeuse et tranquille, souriante et paresseuse. Les jardins éclatent partout dans les rues, les palmiers s'échappent de toutes les cours de maison. Shiraz est la ville des poètes, la ville du vin, la ville des roses et des cyprès. Il y a ici, même en pleine hiver, une certaine douceur de vivre, un raffinement tout persan qui se moque bien du reste du monde.
Il faut aller pour s'en rendre compte sur la jolie tombe du poète Hafez, où se pressent continuellement, peu importe l'heure et peu importe le temps, des admirateurs de tous âges qui effleurent la tombe du doigt, respectueusement, se récitent des poèmes ou ouvrent en solitaires leurs livres de Hafez pour y lire l'avenir. C'est une pratique bien courante ici : poser au maitre une question sur son avenir, ouvrir l'un de ses livres au hasard et y piocher deux vers. Ceux-ci sont si profonds, regorgent de tant de sens différents qu'il n'est pas rare qu'ils permettent vraiment de trouver une réponse à sa question. Et cela rend sa poésie, encore maintenant, si vivante et si proche de chacun que je comprends l'engouement des jeunes et leur rassemblement, ce soir, sur la tombe du grand poète.
Il faut aller aussi se promener à vélo par un vendredi matin un peu frais, une thermos de thé bien calée sur le porte-bagage, dans les rues de la jolie Shiraz, se perdre dans ces ruelles incroyables, croiser les pâtres et leurs troupeaux à deux pas de la plus grande artère de la ville, s'arrêter enfin manger des petits gâteaux dans l'un de ses improbables jardins, ouverts aux quatre vents, à l'ombre d'un palmier qui semble avoir été là depuis toujours, impassible et solitaire.
Il faut surtout emprunter enfin une voiture, la remplir en chemin de filles toutes plus maquillées les unes que les autres et qui entrent dans l'habitacle chargées de nouveaux parfums, souriantes et heureuses de vivre. Et se rendre ensemble et en secret chez un ami de Sareh, une grande salle plongée dans l'obscurité où quatre bougies allumées guident le chemin vers une petite table sur laquelle on aura disposé, miracle, quelques verres de vin rouge. Le vin de Shiraz a le délicieux goût du désert et de l'interdit, et nous le sirotons, tous ensemble complices, levant notre verre à la grandeur de l'Iran et la beauté de ce pays, et nous moquant bien, comme Sareh et comme Shiraz toute entière, de ces dirigeants rebutants que personne n'écoute et qui ne nous valent pas.
Et je repars, amoureuse folle de Shiraz.

La route qui part de Shiraz et qui file vers le sud est un petit bonheur. Après ces lignes droites interminables qui semblent se perdre dans le désert, ces kilomètres entiers de poussière et de sable, il faut bien me frotter les yeux : au loin, ce ne serait pas... Un arbre ? Ce n'est pas un mirage : les oasis se succèdent, véritables tours de magie dans cet univers si austère. J'ai du mal à croire à ces orangers éclatants, à ces pelouses aussi vertes que des terrains de golf qui tout à coup bordent la route. Le désert de nouveau puis, quelques kilomètres plus loin, la même luxuriance. Les oasis sont de petits miracles. Et la vie qui en dépend y semble condensée, plus intense qu'ailleurs. Les villages que je traverse déballent à chaque fois leur étalage de richesse sur les trottoirs, dattes et oranges que l'on vend à la criée et avec le sourire, entre deux bouts de gazon. A-t-on jamais été plus conscient que dans le désert de ce que l'émergence de la vie compte de merveilleux et d'insensé ? Et l'a-t-on jamais mieux exprime ailleurs que dans le désert ?

mardi 17 janvier 2012

Des martyrs et des oiseaux. Shiraz, kilomètre 7415

Les trois semaines écoulées ressemblent fort à des vacances au beau milieu de mon voyage. Trois semaines sans vélo et sans incertitudes, trois semaines partagées entre l'attente de mon visa indien à Téhéran et le doux plaisir des retrouvailles familiales à Ispahan. Trois semaines durant lesquelles ce fichu visa indien qui n'arrive pas m'oblige par manque de temps à renoncer à tout faire à vélo. Pour la première fois, je prendrai le bus sur cinq cents kilomètres. Cela ne se fait pas sans quelques pincements au cœur. Mais un voyage se nourrit aussi de concessions.


Je loge dix jours durant chez Ruhollah, et me balade des heures durant dans cette capitale incroyable, l'une des plus polluées du monde où pourtant dans chaque rue coulent des petites rivières charmantes charriant l'eau des montagnes toutes proches.
Le week-end, il est rare que l'on reste à Téhéran. Mon visa indien est toujours en attente, alors j'accepte la proposition de Ruhollah : une petite escapade de deux jours à Mashhad, à la frontière afghane, l'un des principaux lieux saints de l'islam chiite, et pour cause : c'est là que l'imam Reza aurait trouvé la mort il y a près de douze siècles. Depuis, des milliers de croyants viennent pleurer chaque jour sur son mausolée... Pour moi, c'est peut-être l'occasion de me replonger dans l'ambiance de l'Achoura qui m'avait tant subjuguée à Tabriz.
Aller à Mashhad depuis Téhéran est tout un périple, et c'est ainsi que je me retrouve dans un compartiment pour femmes du train de nuit Téhéran-Mashhad, en compagnie de deux filles de mon âge. L'une est voilée des pieds à la tête, l'autre laisse négligemment tomber son foulard qui pendouillait déjà bien bas sur son cou dès que le train est en marche. Et la troisième, c'est moi, qui lance des sourires timides auxquels on ne tarde d'ailleurs pas àrépondre. Les filles parlent un anglais hésitant, on se comprend à demi-mot. Comme un fait exprès, cette nuit est la plus longue de l'année... Et en Iran, on la fête comme il se doit. Les filles m'expliquent les festivités : on se réunit en famille, autour du feu, et on passe la soiréeà se lire des poèmes et à manger amandes et noix. L'intérieur d'un compartiment de train est l'endroit rêvé pour cette occasion et nous grignotons nos fruits secs pendant que l'une d'elle essaie tant bien que mal de me traduire les poèmes de Hafez. Coupées du reste du monde qui se manifeste néanmoins de temps à autres par le biais d'un contrôleur venant vérifier que tout va bien et nous obligeant dans le même temps à remettre nos foulards, nous sommes comme dans un cocon rassurant et douillet. Le thé circule autant que les vers de Hafez ou d’Omar Khayyâm et je décide tout à coup que cette nuit dans ce train qui nous emmèneà l'autre bout de l'Iran sera ma nuit de Noël.
A personne demain n’est promis.
Garde en joie ce cœur plein de mélancolie.
Bois du vin au clair de lune, ô ma lune, car la lune,
Bien souvent brillera sans plus nous retrouver.


Au petit matin, je retrouve Ruhollah et je laisse là mes compagnes de voyage. L'Imam Reza m'attend.
Je suis partie de Téhéran avec un tchador qu'une amie de Ruhollah m'a prêté. Je me sens un peu anxieuse en quittant l'hôtel : les non-musulmans n'ont pas le droit de pénétrer dans le saint des saints. Je n'y serais pas allée par moi-même... Mais Ruhollah a insisté : l'imam Reza se fiche bien de qui est musulman et de qui ne l'est pas. Et il m'a invitée. C'est une affaire qui ne regarde que lui et moi. Après la fouille de rigueur à l'entrée du mausolée, je pénètre enfin dans l'enceinte. La nuit tombe doucement. L'ambiance est magique. Le lieu d'abord : les immenses places qui cernent le mausolée, toutes couvertes de faïences bleues, sont sublime. La coupole se dresse fièrement au second plan. Le soleil qui se couche darde ses rayons sur les carreaux, les rendant encore plus bleus qu'ils ne sont. L'endroit est l'un des plus beaux que j'aie jamais vus. Mais ce n'est pas ce qui rend cet instant magique. Ce qui m'enveloppe de toute sa chaleur dès que je pénètreà l'intérieur du monument, c'est ce murmure permanent, cette ferveur incroyable. Car le lieu est habité et tous ceux qui sont là se pressent pour la même raison : honorer la mémoire de l'imam et lui rendre hommage.
Au moment où nous nous approchons de la salle qui comprend la tombe de l'Imam, j'hésite encore un peu, mais Ruhollah me pousse : "Vas-y ! Je t'ai dit qu'il t'avait invitée !" Alors, j'entre. A l'intérieur, c'est la cohue. Les femmes se poussent sans ménagement pour aller au plus près de la tombe et pour avoir la chance de la toucher. Je dois faire attention en marchant à ne pas écraser toutes celles qui sont assises et qui inlassablement lisent le Coran ou prient. Il y a toujours du bruit ici, entre les murmures du Coran qu'on récite, les pleurs, les bruissements des tchadors. Je ne m'approche pas trop près, juste assez pour apercevoir la tombe tout en verre et les mains qui empoignent les barreaux, les femmes qui sanglotent, les pétales de rose que l'on jette sur la tombe. En quittant le lieu, je croise une femme en larmes, le téléphone portable brandi bien haut en direction de la tombe, pour que son interlocuteur de Téhéran ou d'ailleurs lui aussi puisse parler à l'imam et peut-être faire un vœu, lui qui n'a pas pu se rendre àMashhad. Quand je ressors, je retrouve Ruhollah et lui aussi est en larmes. Nous marchons un peu, sans parler, comme dans un état second. En apesanteur.
Le mausolée de l'imam Reza illustre bien toute la complexité et toute l'ambivalence du chiisme à l'iranienne. Ce mélangeétonnant de superstition pure et de véritable ferveur. Les deux sont intimement liées dans une union sacrée qui me dépasse un peu mais dont le spectacle me plait beaucoup. Ruhollah incarne bien ce double aspect de la religion, lui qui me confie aller voir l'imam Reza chaque fois qu'il a une décision importante à prendre, pour se porter chance autant que pour apaiser son esprit et pour trouver la bonne réponse, la bonne voie dans cette ambiance incroyable. On jette des billets de banque, pratique impie par excellence, à l'intérieurmême de la tombe de l'imam pour qu'il réalise nos rêves les plus chers, mais on pleure en un deuil éternel sa mort violente. L'imam est un maitre, un modèle et un bon génie, mais aussi un frère que l'on pleurera toute sa vie.
Ce culte des martyrs a un pendant beaucoup plus contemporain que je retrouve, lorsque je reviens àTéhéran, en visitant l'immense cimetière du Paradis de Zahra. Les cimetières iraniens sont des lieux de vie par excellence. On y vient toutes les semaines, on y retrouve ses amis, on y pique-nique directement sur les tombes, et on y pleure aussi bien sûr beaucoup ; mais en Iran, pleurer, c'est d'abord un témoignage de vie. Je me balade longuement dans les allées de ce cimetière qui n'a rien de joli mais qui respire une certaine forme de vie, et à voir toutes ces femmes qui pleurent et qui rient à la fois en déposant des pétales de fleurs sur la tombe de leurs parents, j'ai moi aussi le sourire aux lèvres. J'aime tant les cimetières... Comme toujours dans ces lieux, une certaine sérénité me gagne. Et puis soudain, j'arrive dans l'aile des martyrs.
Dans les années 1980, l'invasion de l'Iran par l'Irak de Saddam a donné lieu à une guerre qui a embrasé la région pendant huit ans. Huit longues années durant lesquelles les principales victimes mortes au combat n'étaient pas des soldats surentrainés mais des jeunes garçons sans expérience, dont certains n'avaient pas encore fêté leur treizième anniversaire. Leur rôleétait simple et clairement défini : marcher sur les mines pour libérer le passage aux armées plus expérimentées. Bien sûr, le gouvernement n'a pas hésitéà mener une abjecte propagande pour amener les adolescents à s'enrôler - sans prendre en compte d'ailleurs l'avis de leurs parents. Mais cette propagande se faisait sur un terreau déjà existant : ce culte du martyre qui envahit toutes les consciences, cette gloire du sacrifice ultime, cette exaltation de la mort pour servir une cause plus noble. Et aujourd'hui dans l'aile des martyrs, avec le souvenir des pleurs pour l'Imam Hossein ou pour l'Imam Reza, devant ces centaines de photographies toutes différentes et pourtant toutes semblables - des garçons plus jeunes que mon frère qui sourient d'un air à la fois revanchard et insouciant, aujourd'hui sur ces tombes, j'accepte de ne pas comprendre, de ne pas juger, ou peut-être que je refuse de comprendre, et moi aussi, je pleure.


Et puis, ma famille arrive et soudain tout est si facile. Qu'il est bon d'êtreà nouveau quatre et de se balader sans penser a rien dans les rues d'Ispahan la belle, l'envoûtante. C'est ici, et àShiraz aussi, que l'Iran montre, après son attrait évident pour la mort, à quel point il aime la vie. Tout, des coupoles des mosquées aux façades en émail, éclate de joie. Pas un monument, peu importe l'époque, qui ne soit envahi en peinture par les fleurs et les oiseaux. L'année commence dans la gaieté de l'art persan, et le temps des retrouvailles donne à tout l'Iran des couleurs nouvelles et rayonnantes.
Apres dix jours, me revoilà seule. C'est dur, la solitude, et c'est cruel, quand on a retrouvé pour quelques temps le bonheur d'être entouré. Et au moment de quitter mes parents et de me retourner vers la longue année qui vient, je fais l'état des lieux.
Est-ce qu'il m'en reste encore dans le ventre ?
Ouf, encore un peu.
Est-ce que ça suffira ?
Inch'Allah....