Enfin, après quelques semaines d'oisiveté, je reprends la route ! Après les quelques jours au frais à Darjeeling, à avaler des litres de thé en regardant les montagnes, la redescente sur Calcutta pour mes derniers jours indiens est brutale. Replongée dans la torpeur et la folie de l'Inde des plaines, je bloque une dernière fois, au point que je passerai mes quatre jours d'attente de mon train enterrée au fin fond de l'Alliance Française. Quatre jours au milieu de Bourdieu et de Foucault : décidément, il est temps que je reprenne le vélo !
Je retrouve celui-ci ou je l'avais laissé, à Jaipur. En deux décollages, terrifiants comme il se doit, et autant d'atterrissages, je dis adieu à l'Inde une bonne fois pour toutes, et je débarque à Bangkok. La chaleur moite n'est guère différente de celle de Calcutta. Pourtant, à me balader dans les rues de la capitale thaie, je mesure le bonheur de me retrouver dans une atmosphère enfin sereine. La Thailande n'est certes pas moins dépaysante que l'Inde : nouvelles odeurs, nouvelles couleurs, nouveaux fruits étranges, nouvelle intonations inconnues. Mais l'Inde m'assaillait sans répit. A force de me gaver démesurément, elle avait fini par m'écoeurer. La Thailande au contraire se laisse découvrir au rythme que l'on a choisi. Les petites ruelles de Bangkok n'affichent aucune ostentation. Elles se cachent au regard et c'est pour cela que je retrouve aussitot l'envie de les débusquer. La ville me rappelle parfois Téhéran, pour ses artères ahurissantes baties en dépit de tout sens esthétique et pour la vie qui s'en fiche et qui y fleurit quand même, parfois Dubai pour ses immenses tours de verre exhubérantes de modernité et de luxe. Mais les temples thais, les monastères au bord du fleuve sont uniques et charmants, peuplés qu'ils sont de bouddhas dorés, de dragons de pierre et de toutes sortes de créatures magiques statifuées, directement sorties d'un rêve.
Pendant ces quelques jours à Bangkok, je loge chez Pop et sa petite famille. Pop tient un cybercafé, en attendant d'ouvrir une guesthouse, dans la rue ou il est né et, en soirée, c'est justement toute la rue qui s'y presse et s'entrecroise, pour quelques heures passées sur le net, pour une partie de Fifa 2012 à la Playstation, ou juste pour quelques mots échangés, quelques potins rapportés. Dans ce quartier du vieux Bangkok, les générations se succèdent sans que les gens ne partent vraiment - les adultes veillent sur les jeunes, qui une fois adultes veilleront sur ceux qui aujourd'hui sont encore des marmots. Ainsi va la vie et défilent les années, sans se presser. Parmi les habitués du repaire de Pop, il y a ce jeune qui veut travailler dans le tourisme et qui vient prendre auprès de Pop des leçons pratiques ; il y a toute la famille du coin de la rue, qui tient une gargotte à ciel ouvert et qui sert de délicieux petits plats pas chers à même le trottoir ; il y a aussi ces deux gamins d'à peine quinze ans et déjà mariés, parce que c'était plus simple que de se fréquenter dans une société ou priment les conventions. On les regarde se sourire en coin, adopter les mêmes codes amoureux que tous les jeunes du monde, et on se demande, avec un brin d'inquiétude, jusqu'à quand ça durera. Et il y a Pop, une mère perdue trés tot, une enfance pas très facile, à deux pas de là ou il habite maintenant, et l'arrivée en France, à l'age de neuf ans, sur les traces de sa cousine. En huit heures du temps, le petit thai a été transporté de la plus vieille avenue de Bangkok à un grand appartement rue Solférino. D'une famille thaie élargie à une famille française bourgeoise toute neuve, qui l'adopte pour une dizaine d'années. Il retourne à Bangkok à l'aube de ses vingt ans, une double identité en poche, une double culture dont il semble tirer une richesse immense.
L'heure est enfin venue de repartir. Un petit état des lieux avant le premier coup de pédale. Mes semaines de repos m'ont fait un bien fou. J'ai le sentiment de commencer un nouveau voyage, peut-être un peu plus sereine qu'avant. Avec la certitude que non, je ne peux pas tout faire, mais que je peux en faire beaucoup. Que je saurai m'arrêter si cela devient trop dur, mais que pour l'heure, je n'ai qu'une envie : rouler jusqu'à Shanghai ! Et ce vent dans le dos qui me pousse à la sortie de Bangkok, ce n'est pas encore celui de l'arrivée - il en faudra, des épreuves, avant de voir Shanghai... Mais bel et bien un enthousiasme réaffirmé, une envie de croquer la route dont je me rends compte à présent que je l'avais perdue sur les routes de l'Inde. Les mollets tout heureux de servir à nouveau, les poumons qui se gonflent et le coeur qui bat plus vite, le regard qui cherche dans quelques centaines de kilomètres les rives du Mékong, les kilomètres que j'avale tout rond, les sourires de ceux qui me regardent passer et qui viennent faire écho à mon propre sourire. Bangkok-Shanghai, nouveau départ...