dimanche 27 novembre 2011

Une fierté turque. Doğubayazit, km 5995




Doğubayazit, à 30 km de la frontiere iranienne, au pied du Mont Ararat, reflète à elle seule toute l'ambivalence des sentiments que j'aie pu éprouver pour la Turquie depuis presque deux mois. Arrivez-y par une fin d'après-midi nuageuse, fatiguée, affamée, frigorifiée. Elle apparaitra comme une ville glauque au possible, combinant à la fois le côté peu amène de nombre de villes-frontières et l'aspect agaçant des bourgades conservatrices et étouffantes. Promenez-y vous après une bonne nuit de sommeil, un petit-déjeuner consistant et par temps dégagé,et son côté déglingué finira peut-être par vous séduire. Et le mont Ararat qui surgit au détour de certaines ruelles laissera enfin agir son charme, distillant à la fois ses légendes et une majesté inouie.
A Doğubayazit je m'arrête quelques jours, quelques jours de néant pour faire le vide. Les villes-frontières abritent souvent tout à la fois les trafics les plus divers et les voyageurs au long cours qui après une longue marche hibernent quelques jours en attendant d'avoir retrouvé l'énergie nécessaire pour un nouveau saut dans le vide. Voilà ou j'en suis. A un tour de pédale de l'Iran, mais pas encore prête à y mettre les pieds. Valsant entre le manuel de turc que j'aimerais terminer, et celui de persan qu'il faudrait bien que j'ouvre. Essayant surtout de prendre, en quelques jours, le recul nécessaire sur mon aventure turque, pour arriver avec le plus de fraicheur possible et d'énergie retrouvée aux portes de la République Islamique.
Je repense alors beaucoup à ces phrases entendues jour après jour, deux mois durant, et qui ont constitué une sorte de routine, tantôt amusante, tantôt franchement agaçante, me dévoilant quelques aspects insoupçonnés de la Turquie que j'ai admirés ou rejetés selon mon humeur du moment.





"Tu connais Ataturk ?"

Ataturk est partout. Ataturk en peinture sur les façades des écoles, des gendarmeries, des mairies. Ataturk en statue dorée de trois mètres de haut dans des villes de moins de dix mille habitants. Ataturk dans les livres de classe, sur les calendriers, en magnets sur le frigo, en tatouage sur la peau des plus fervents. Les explications que l'on me donne parfois pour trouver des adresses en ville sont surréalistes. "Bon alors tu arrives dans la ville par l'avenue Ataturk. C'est la plus grande. Tu vas passer devant une petite statue Ataturk. Ne t'arrête pas. Il faut en fait que tu ailles jusqu'au parc Ataturk, et là tu m'attends devant la grande statue d'Ataturk."
Ataturk, le fameux père de la Turquie moderne, on m'en parle comme d'un héros intouchable, capable de libérer le pays tout à la fois des puissances occidentales concupiscentes à la sortie de la Première Guerre, et des démons asiatiques qui l'auraient enfermé depuis trop longtemps dans les ténèbres pour en faire une puissance moderne et occidentalisée. Les historiens européens sont beaucoup plus nuancés. Mais ici, difficile de trouver une seule zone d'ombre dans la biographie de l'illustre homme.

Inutile de dire que lorsqu'à Samsun Cağan veut absolument m'emmener dans le musée Ataturk, je ne me fais pas prier. Les superlatifs pleuvent tadis qu'on passe devant des dizaines et des dizaines de photos retraçant le voyage d'Ataturk à Samsun, et des vitrines rutilantes exposant les objets qu'auraient touchés le chef d'état. La lettre qu'il a écrite depuis le logement qu'il occupa dans la ville et qui est exposée là est insignifiante au possible. Ce n'est pas une exaltatation de la République que se propose de faire ce musée mais bien une exaltation de l'homme. Une sorte d'icône sacrée. Drôle de pays qui se targue d'être moderne et éclairé, et qui se laisse aller depuis des décennies à un culte de la personnalité confondant.
Et il est difficile d'en parler avec Cağan. Tout au plus ce matin-là verra-t-il un léger souci dans le fait que critiquer Ataturk aujourd'hui en Turquie soit passible de gros problèmes. "Mais de toute manière, à propos de quoi voudrais-tu qu'on le critique ? Et quand bien même il aurait fait quelques choses critiquables, mais honnêtement, j'ai du mal à voir quoi... Eh bien, le critiquer, ce serait comme critiquer mon père. Inadmissible."

Il faudra attendre mon passage en territoire kurde, après Erzurum, pour entendre dans une chambre d'étudiantes les seuls sons de cloche un peu divergeants. Hatice, fièrement, les yeux dans les yeux et devant toutes ses camarades qui se taisent, gênées, clame : "Eh bien moi, je suis kurde, et Ataturk, je ne l'aime pas !". Et elle ajoute en un murmure, dans le silence pesant qui suit sa sortie, en me désignant une autre fille qui baisse la tête :
" Elle non plus, elle ne l'aime pas. Mais elle ne te le dira pas, elle a trop peur". Le visage de la jeune fille s'empourpre, et elle garde le silence.



"Tu es musulmane,toi ?"

La question est récurrente. Chez tout le monde : les jeunes, les vieux, les Stambouliotes, les Kurdes. La question est posée l'air de rien mais la réponse est attendue avec fièvre. Je réponds, un peu à la va-vite, c'est vrai, que je suis plutôt de tradition chrétienne... Cette réponse est souvent suffisamment bouleversante. Parfois, dans les villages surtout, ma réponse est suivie d'un long silence. Il y a toujours une petite vieille pour répéter avec incrédulité, dans un murmure : "chrétienne... chrétienne..." comme effrayée tout à coup de sa propre audace à accueillir un chrétien chez elle. Une française d'accord, c'est concevable. Mais un chrétien ? on n'avait pas imaginé ça.
Les enfants m'accablent de questions ésotériques, curieux et avides de réponses. "Mais alors, chez vous, vous priez quel Dieu ?". Benyamin, onze ans, me regarde de ses yeux noirs et attentifs. Que répondre à ça avec mes trois mots de turc ? "Ben, euh, le même..." Cela ne le satisfait pas tellement. Mais il y a chez beaucoup, à propos de la religion, une curiosité insatiable qui m'impressionne énormément. On veut savoir comment se dit la prière en France, comment elle se fait, qui sont nos prophètes, pourquoi les cloches des églises sonnent et comment on enterre nos morts. Et me voila à mimer toutes les pratiques d'une religion que je ne partage pas... Mais je suis sidérée par ce pays ou, avant de me demander comme dans beaucoup d'autres ce que l'on mange chez nous ou combien l'on gagne, on me demande comment l'on prie.

Souvent toutefois cette curiosité n'est pas désintéressée. Et mes réponses hésitantes ne sont pour beaucoup que la preuve éclatante que l'Islam est définitivement la meilleure des religions possibles. Özlem, le même âge qıe moi, me regarde avec un peu de compassion : "Il faut absolument que tu deviennes musulmane ! Tu te trompes en restant chrétienne." Je ne compte plus le nombre de fois ou j'ai entendu ces conseils péremptoires, agrémentés d'explications plus ou moins naives sensées me démontrer la supériorité de l'Islam et, bien souvent, d'une moue de dédain qui me choque. Cela m'attriste toujours un peu. J'aimerais tellement lui dire, a Özlem, l'émotion que je ressens à chaque fois que je rentre dans une mosquée, ou celle que j'aie eue quand j'ai entendu Salih, l'imam qui m'a si gentiment accueillie pour ma deuxième nuit en Turquie, appeler d'une voix sublime tout le village à la priere. Mais devant ses joyeuses pressions et l'intolérance incroyable dont elle n'a même pas conscience, je me renferme et je me tais.






"Et l'histoire de Pasinler, tu la connais ?"


Pasinler, ou je m'arrête un soir, compte à tout casser une dizaine de milliers d'habitants. Coincée dans les montagnes, elle est l'archétype même de la bourgade turque ou il ne se passe pas grand chose et ou, en toute honnêteté, il n'y a rien à voir. Alors, ce qui s'est passé à Pasinler les quelques siècles passés, évidemment, je n'en ai pas la moindre idée. Je confesse mon ignorance, pressée de savoir ce que j'ai raté. Immédiatement, mes hôtes affichent une mine qui hésite entre l'étonnement incrédule et l'indignation : "Mais tu ne viens pas de me dire que tu avais fait des études d'histoire ?!"
C'est récurrent depuis que je suis en Turquie. Chacun a à coeur de me prouver à quel point le pays peut se targuer d'avoir une histoire exemplaire et grande, de Gengis Khan aux souverains ottomans, d'Attila à Ataturk. Cette fierté souvent démesurée m'impressionne beaucoup, et me surprend, française qui n'ai jamais été particulierement patriote. Ici, c'est l'inverse, et cette démesure outrancière m'agace un peu, surtout quand j'en fais part aux Turcs et qu'on me répond... "Oui, enfin c'est un peu normal qu'on soit plus fiers d'être Turcs que vous d'être Français ! Vous n'avez quand même pas une histoire aussi impressionnante que la nôtre..." Je réprime un mouvement d'indignation et je m'étonne : ah, tiens, je serais un peu chauvine, quand même ?




Je croyais arriver en Turquie sans rien en attendre et je me rends compte que j'étais finalement pétrie de clichés et d'idées toutes faites que le pays a, petit a petit, patiemment déconstruits. Cela ne s'est pas fait sans mal, ni sans douleur. Mais au moment de la quitter je suis reconnaissante à la Turquie de m'avoir montré qu'elle était infiniment plus complexe que ce que je croyais, moi qui étais prête à l'aimer toute entière, sans mesure.
A l'heure de tourner la page il faudrait que je retienne la leçon, et que j'entre en Iran sans rien en attendre, sans rien en imaginer. Mais face a un pays comme celui-là, est-ce seulement possible ?
Alors je me couvre la tête, je prends une grande inspiration, je ne réfléchis pas trop, et je le fais, ce saut dans le vide.


mercredi 16 novembre 2011

Mais comment tu as fait ? Erzurum, km 5740

 Merci a tous pour vos commentaires ou pour vos messages d'encouragement et de soutien... Je ne le répéterai jamais assez, ils me sont indispensables et imcroyablement réconfortants...





Je dois une fière chandelle aux Turcs : celle de me pousser à être de plus en plus forte. En Allemagne, en Roumanie, c'était facile. Tout le monde me chouchoutait, me répétait combien j'étais courageuse. Je partais le matin sous les regards d'admiration et avec la sensation tres agréable d'être quelqu'un que l'on enviait un peu. En Turquie, pas de cadeau. Le moindre signe de faiblesse, le moindre éternuement est vu comme la preuve éclatante de ma folie à vouloir continuer.

D'ailleurs, il y a quelques semaines encore, je n'étais pas loin de penser la même chose. De la Mer Noire à Erzurum, trois cols à 2000m d'altitude barrent fièrement la route. En Novembre, il neige à de telles altitudes. Je me le disais déjà à Istanbul : Erzurum, probablement, j'y arriverai en train... Je ne croyais pas être le genre de personnes à pouvoir relever des défis trop durs ou trop contraignants. Découvrir le monde, et à vélo, d'accord, à condition qu'il n'y ait pas trop de montées ni de vent de face, alors !
Mais voila, les Turcs sont passés par là. Et à force de me répéter, tous les soirs sans exception, qu'à Erzurum je n'arriverai jamais, ils ont fini par réveiller un aspect de ma personnalité qu'étrangement j'avais un peu laissé en sommeil depuis le début de mon voyage : ma susceptibilité...
Et au sortir de Trabzon, dernière étape sur la Mer Noire avant le début des vraies difficultés, bien sûr je doute un peu, bien sûr j'ai un peu peur, mais plus forte que tout, il faut bien l'avouer, une susceptibilité dévorante me donne des ailes.



L'étape du premier soir est magique. La Turquie tout entière se prépare à fêter la semaine sainte. Dans le village ou je m'arrête, affamée et transie de froid, la grand-mère accueille toute la famille pour l'occasion - ses dix enfants et ses innombrables petits-enfants. Certains viennent de loin, beaucoup ne se sont pas vus depuis longtemps. Pourtant, au milieu de toutes ces retrouvailles, la petite française arrivée là par hasard sur son vélo occupe une place de choix. On répète à l'envi aux nouveaux arrivants toute mon histoire qui s'enrichit à chaque nouveau membre arrivé de détails inédits. Au fil de l'apres midi, la maison se remplit de conversations, d'embrassades, de cris d'enfants qui galopent dans tous les sens. C'est la fête ! On me comble d'attentions autant que de sucreries et les enfants m'adoptent instantanément. Au milieu des sourires et des exclamations, ils sont heureux que je sois là et je le sens, et cela m'émeut terriblement. Bien sûr les mêmes mises en garde et les mêmes incompréhensions qu'ailleurs se répètent sur tous les tons. Mais à présent cela me tient moins a coeur. Je souris devant leurs airs incrédules, devant leurs "tu es folle !". J'essaie d'expliquer, et puis je passe à autre chose. Avec un grand sourire, tout passe, de toute manière... Il me suffit de savoir que je suis sur le bon chemin. Qu'importent les autres ! Moi, j'avance ! Je crois que ma sérénité, un peu retrouvée, et ma volonté, plus affirmée, se font ressentir. Mes hôtes eux aussi passent à autre chose.

Et c'est là que le voyage est beau : quand après cette période de doute et surtout d'incompréhension de l'autre, je peux surmonter cela et apprécier avec d'autant plus de force les petites choses qui nous unissent, eux et moi. Bien sûr parfois nous ne nous comprenons pas. Et alors ? Ce soir ils sont heureux de me voir chez eux et moi je suis heureuse, tellement heureuse, d'être avec eux et de partager sinon des idées, du moins des sourires et la douce chaleur du foyer.

Le lendemain, la semaine sainte commence et moi je me lance à l'assaut du col. Toute la famille est là pour me regarder partir. La route que je prends surplombe le village. Tant de gens sont passés dans la maison ou je dormais hier soir que, quand j'agite mes bras un peu à l'aveuglette au-dessus de ma tête pour un dernier adieu avant le virage, on me répond de toutes les fenêtres, de toutes les maisons. Le village entier me fête.
Toujours poussée par ma volonté de voir ce qui se cache derriere ces sacrées montagnes, mais aussi par ces cris de joie qui résonneront dans ma tête plusieurs jours, je me lance enfin à l'assaut des cols.



Bien sûr c'est dur, bien sûr la neige ne me laisse pas vraiment de répit et le froid et le vent se combinent pour me mordre allègrement. Pourtant, il faut bien les passer, ces cols. Et je les passe. Et a chaque fois l'arrivée au sommet et la redescente me rappellent pourquoi je suis partie de Paris il y a quatre mois. Le paysage est somptueux. Les forêts qui s'étendent sur toutes les montagnes environnantes me jouent des tours. En un même regard j'embrasse à la fois les feuillus rougeoyants des couleurs de l'automne et les sapins couverts de neige de l'hiver. Tout est silence. Je repense au train que j'ai failli prendre. Et je me serais privée de ça ? Je cherche souvent les mots que je pourrais plaquer sur ces instants ou je releve la tete pour me retrouver seule face à la montagne. Je ne les trouve jamais, alors je ne pense plus à rien et je laisse un immense sourire me barrer le visage.

Et après le deuxième col, j'arrive à Bayburt.
Ce jour-là, à Bayburt, c'est chez les Akkuş que je loge. Leur maison n'est pas dure à trouver : les Akkuş habitent dans l'immeuble Akkuş, propriété de la famille depuis des années. Ils en occupent tous les appartements ; c'est qu'il faut de la place pour loger Yurda et ses enfants, la grand-mère - au dernier étage - et le nouveau couple fraichement marié, au rez-de-chaussée.
Ça ne chôme pas chez les femmes Akkuş. Yurda, la cinquantaine souriante, s'occupe de ses enfants, de la cuisine, du ménage. Tout juste s'accorde-t-elle de temps en temps une pause chez l'une ou chez l'autre de ses voisines pour un petit thé qui parfois s'éternise.
Sa première fille, Anife, est toujours la premiere levée le matin. C'est qu'Anife étudie à l'université. Il faut la voir virevolter, se préparer, longtemps dans la salle de bain, choisir ses habits, se maquiller un peu et partir dans le froid, son sac à dos négligemment jeté sur l'épaule. L'année prochaine, Anife sera institutrice. Elle quittera la famille pour aller s'installer ailleurs, loin d'ici, peut-être à Ankara.
Sa soeur Semra, de deux ans plus jeune, ne fera pas d'études. Elle est la deuxieme fille : celle qui reste avec sa mère, qui récure et qui cuisine, et qui attend le jour ou un homme l'emmènera dans son foyer. Elle s'y prépare et assume déja, jusque dans sa posture, son rôle de mère de famille.



Il y a une troisième femme qui s'active dans l'appartement de Yurda. Kübra a dix-neuf ans. Voilà trois mois qu'elle a épousé Bekir, le fils ainé de Yurda. Elle habite avec lui au rez-de-chaussée. Mais chez Yurda, la main d'oeuvre est toujours la bienvenue. Alors Kübra monte, chaque matin, défait les draps, plie les vetements de Tahar, le petit dernier, prépare le thé, fait la vaisselle.
Les voilà, les femmes Akkuş, les abeilles travailleuses qui s'affairent toute la journée dans l'appartement. Yurda qui commande les opérations de sa voix forte et autoritaire de maitresse de maison, Semra qui obéit et qui apprend, Kübra qui s'active autant pour aider que pour plaire à sa nouvelle belle-mère. Quand un homme arrive, de temps en temps, le père ou Békir, elles se replient, silencieuses.
Mais le soir, à partir de dix-neuf heures, les femmes s'en donnent à coeur joie. Elles arrivent, l'une apres l'autre - les tantes, les cousines, les voisines. Les petits gâteaux sont déposés, innombrables, sur les tables, en même temps que les marrons grillés, les noisettes, et quelques plats salés. Le thé est servi, une rondelle de citron dans chaque tasse. Les femmes assises en rond sur le tapis commentent leur journée, ressassent les vieilles histoires, se montrent les petits pompons multicolores qu'elles coudront plus tard sur leurs voiles. Le rituel est quotidien, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et les hommes n'apparaissent pas, ou bien se tiennent à distance, en respect. Les femmes ne travaillent plus.


Sauf une. Kübra, elle, ne s'arrête pas. Les petits gâteaux, c'est elle qui les a disposés. Le thé, c'est elle qui l'a préparé. Kübra est la nouvelle venue - et, de fait, elle sert un peu dans toutes les maisons de la famille élargie.
De temps en temps, elle me rejoint. Elle regarde avidement toutes mes photos et m'interroge sur les pays que j'aie déja traversés. Quand j'avais raconté mon voyage le premier jour c'était la seule qui m'avait regardé avec des yeux ronds, grands ouverts. Quand les autres m'avaient comme a l'accoutumée asséné que c'était trop dur, impossible et absurde, elle les avait pour une fois contredit : "Attendez, mais c'est super ! Vous imaginez, aller de ville en ville, de pays en pays, les visiter, un par un...". Elle n'en était pas revenue.
Et a présent, de temps en temps, entre la vaisselle et l'aspirateur, Kübra rêve avec moi. N'y tenant plus, je lui demande, déjà regrettant ma question : "Mais pourquoi tu ne fais pas d'études ?". Pour la premiere fois, l'espace d'un instant, elle quitte son air de femme au foyer modèle. Assise par terre en tailleur, elle lève les yeux au ciel pour répondre à ma question.
" J'ai cinq grands frères alors, pour moi, c'était hors de question...
- Mais toi tu voulais y aller, à l'université ?
- Ben oui, j'aurais bien aimé, mais bon..."
Nouveau roulement d'yeux, le même que celui de toutes les adolescentes qui un jour ou l'autre trouvent que leurs parents ont pris la mauvaise décision, mais qui acceptent et passent à autre chose. Le même que celui qu'elle fera quelques heures plus tard, quand toute la famille m'accompagnera visiter la ville, et qu'elle devra rester à la maison préparer le repas du soir. Minuscules instants de rebellion volés, avant que Kübra ne reprenne le rôle que d'autres lui ont assigné.

L'ascension du dernier col est épique. La route n'est pas déneigée et mon vélo, transi de froid, peine à avancer. Je m'arrête régulierement pour tenter d'ôter la glace qui s'accumule sur mes pneus, entrainant des frottements supplémentaires qui me ralentissent irrémédiablement. Je sens que je me refroidis, penchée dans le vent glacé sur les roues de mon vélo, mais impossible de faire autrement... Les chiens eux aussi s'y mettent. Deux fois ce jour-là des molosses me harcèlent. Impossible de les semer. Il me faut m'arrêter, face à eux, crier, jeter des cailloux, me résigner et attendre de longues minutes qu'enfin ils s'éloignent et me laissent repartir. Je sens le froid partout en moi, et je n'arrive plus à me réchauffer une fois sur le vélo. Avancer, avancer, ne pas avoir peur... Comme une prière un peu grandiloquente je crie, rageuse, face au vent qui ne me laisse pas tranquille le poème de Nazım Hikmet que je récite depuis quelques jours déja.

"A Erzurum, l'hiver est rude mon enfant.
Les moustaches s'y givrent de glace.
On meurt debout à Erzurum,
On n'y accepte pas la défaite..."

Enfin, le col arrive et avec lui le refuge a la porte duquel je tambourine, laissant enfin éclater ma peur maintenant que je suis hors de danger. On m'ouvre, la chaleur du poele agit comme un aimant. Je m'effondre épuisée sur le canapé du salon. Bien consciente, et un peu honteuse, d'avoir un peu joué avec le feu ce jour-là.



Mais je l'ai fait, et je me découvre plus forte que je ne le croyais. Et c'est toute la Turquie qui me félicitera deux jours plus tard quand, un peu après le panneau Erzurum, m'arrêtant pour un thé plus que bienvenu dans une station service, le pompiste ouvrira de grands yeux incrédules en sachant que je viens de Trabzon, et passant enfin du futur au passé il ne me demandera plus : "Mais comment tu vas faire ?"... mais bien : "Mais comment tu as fait ?"

jeudi 3 novembre 2011

Mélancolie noire. Giresun, km 5250

Il y a de ces soirs, de ces endroits ou l'on n'est pas le bienvenu. Dans ce village boueux, désert, triste au possible, j'en ai la certitude. Les gens m'ignorent, les têtes se détournent avec dédain sur mon passage. Je peux voir, des maisons, les coins des rideaux se soulever doucement sur mon passage, se rabaisser ensuite. On ne répond pas à mes demandes, ou on m'envoie ailleurs, plus loin, ici non, ce n'est pas possible, dejà la porte se referme. Et soudain, sans crier gare, le desespoir éclate.
Cela faisait quelques jours déjà que je trainais comme une mélancolie partout ou j'allais. La sensation de ne plus parvenir à partager comme je le voudrais, celle que malgré les belles rencontres et les moments d'humanité, l'on ne se comprenait pas vraiment, les Turcs et moi.
Les différences de conception du monde parfois tiennent à un seul mot. A une négation, en l'occurrence.
Dans les pays d'Europe de l'est, on me demandait très souvent si j'avais de la famille : on me posait alors d'innombrables questions à propos de mes parents, de mes frères et soeur, de mes beaux-frère et belle-soeur... Tout le monde y passait, ce qui montrait bien l'importance que la famille prenait dans la vie des gens.
Ici, la question a changé. On ne me demande plus : "Et tu as de la famille ?". On me demande : "Mais alors, tu n'as pas de famille ?". Cela change tout. Parce qu'en Turquie la famille est tellement importante que quelqu'un qui part, seul, si longtemps et pour un but aussi flou, forcément n'a pas de famille. Et quand on apprend que, si, pourtant... On ne comprend pas. Ou on se méfie, un peu. On se demande bien quel genre de personne elle est, pour laisser ainsi les siens. Peut-être qu'elle est folle ?
Voilà peut-être d'ou vient cette rudesse à mon égard, et cette volonté incessante, permanente, tellement minante, de me prouver que j'ai tort, qu'il faut que je m'arrête, que je rentre, maintenant. Tout ce que je veux entreprendre ici pose problème. Aller jusqu'à Bolu ? Problème ! Jusqu'à Trabzon ? Problème ! Et l'Iran ? Mais tu n'y penses pas ! Mais tu es folle ! Rentre donc chez toi ! Tu y seras mieux !
Regarder la météo à mes côtés est souvent la grande joie de mes hôtes. Ils attendent, en silence, avec recueillement presque, les températures des montagnes de l'Est. Istanbul, Ankara, Samsun... Enfin, elles arrivent ! Un sourire de triomphe se peint instantanément sur leur visage, ils me frappent la cuisse du plat de la main. "Ah ! Tu vois ! Je te l'avais dit ! Il fait beaucoup trop froid ! Rentre-donc chez toi !" Et pendant que je souris en essayant de montrer que toutes ces pesantes bienveillances ne m'affectent pas, un détail me revient. Dans tous les autres pays jusqu'ici je m'amusais du fait que l'un des premiers mots que je parvenais à comprendre, souvent, c'était "courageuse". On me le répétait dès les premieres phrases de chaque conversation. En Turquie je ne sais toujours pas comment se dit "courageuse". En revanche, "folle", j'ai eu três rapidement à le chercher dans mon lexique.

Et dans la petite ville de montagne ou je m'arrête pour deux jours, histoire de souffler un peu et d'éviter les villages à l'atmosphère parfois trop pesante, c'est la police qui s'y met. Il ne faut pas me promener seule bien longtemps dans les rues escarpées d'Ilgaz pour que deux policiers zélés m'interpellent. Contrôle d'identité. "Mais pourquoi ?" La question m'a échappé. L'un des deux me regarde, indigné : "C'est la terreur, mademoiselle !".
L'espace d'un instant, j'avais oublié. Ici, le terrorisme - bien réel il est vrai dans les montagnes de l'est - constitue pour tous une psychose récurrente. Il suffit de regarder le journal télévisé du soir pour le comprendre : la grande majorité des titres est consacrée à la terreur kurde sous toutes ses formes, meme lorsqu'il s'agit de diffuser un reportage sur le fait que les joueurs de foot de Galatasaray se mobilisent contre le terrorisme en portant des maillots particuliers. Cette angoisse permanente permet de justifier sans trop de mal le nombre impressionnant de policiers à Istanbul ou ailleurs et, donc, ce contrôle de police. Me voilà fichée, mes activités dument consignées, mon passeport photocopié et moi ramenée comme il se doit à mon lieu de résidence.
Cela m'aurait étonnée que l'affaire s'arrête là. Le lendemain matin, mon passage au café internet ne passe pas inaperçu : trois pas esquissés dans la rue et c'est une voiture entière de police qui s'arrête à mes côtés. Le cybercafé est à huit cents mètres, et j'ai envie de marcher un peu ? Qu'à cela ne tienne ! La voiture me suit, au pas, sur toute la distance, pour vérifier que j'entre bien à l'endroit indiqué. Je m'installe à un ordinateur en maugréant. Les voilà plus ou moins rassurés, ils repartent en trombe. Pourtant, quand une heure plus tard je quitterai la ville à vélo, je n'aurai pas à être particulièrement attentive pour remarquer, pendant toute la matinée, cette voiture de police qui régulierement me dépasse, s'arrête sur le bas-côté, attend que je passe et recommence son manège... J'appuie très fort sur mes pédales. Je quitte la région avec la désagréable sensation d'être suivie.


A force de trainer sa mélancolie et de tout faire pour l'ignorer, on se la prend en pleine face. La mienne a concrêtement pris l'allure d'une belle plaque de graviers bien cachée dans une descente. Trop tard pour l'éviter, mes freins crissent, mon vélo rue de droite et de gauche, et moi, je finis étalée sur la chaussée, le pantalon déchiré et les larmes qui coulent toutes seules... Je n'avais pas du ressentir cette douleur familiere depuis mes dix ans, celle des gravillons incrustés dans les genoux... Alors je pleure, je jure, mon amertume de toute une semaine remonte sous la forme d'une poignée d'insultes bien senties à l'encontre de mon vélo, de la route, de la Turquie, du monde entier !
Ma bordée de jurons est interrompue par des pas précipités derriere moi. Une demi-douzaine d'élégants messieurs en costume trois pièces et attachés-case qui se rendaient probablement à une importante réunion à bord d'une immense voiture aux vitres teintées ont vu ma chute. En un rien de temps je suis entourée, réconfortée. On m'installe sur le bord de la route, on me tend un mouchoir... Je crois rêver : me voilà entourée de tous ces hommes d'affaires dont l'un me désinfecte à présent délicatement au Mercurochrome tandis qu'un autre prépare un pansement. J'ai un peu honte, tellement ma blessure est ridicule. Eux prennent la chose très à coeur, concentrés au possible sur mon genou. Un peu plus et je les imagine me dire dans un sourire amusé : "Alors, on coupe la jambe ?". Le pansement est fait, les hommes d'affaires sortis de nulle part peuvent repartir comme ils sont venus. La petite Juliette qui a à présent huit ans peut s'arrêter de pleurer. La Mercedes repart, et moi je cligne des yeux, et je me demande si j'ai rêvé...


Alors je repense à tout ça ce soir ou décidément toutes les portes se ferment. A toutes ces journées d'effort et d'incompréhension. A tous ces mystères que je n'arrive pas à percer. Et je laisse la mélancolie prendre le dessus.
Voilà qu'on crache à mes pieds maintenant. C'est l'homme qui crache quand je lui demande si je peux dormir là ce soir. La femme, elle, aboie de la même manière que les chiens sur les routes à mon passage. La nuit tombe et moi je cherche toujours. Qu'est-ce que je fais là, dans ce hameau terrifiant ? Les croquantes et les croquants me ferment la porte au nez. Brassens en Turquie. Les larmes ruissellent, elles ne se voient pas avec toute cette pluie...

Et puis, enfin, Hussein me recueille, perdue que je suis. Il me fait des blagues pour sécher mes larmes, s'éclipse et revient avec des biscuits, des chips, et plein de minuscules poissons qu'il fait revenir à la poële dans de la chapelure. Il allume un bon feu de bois, me tend un thé trop sucré, mais j'ai tellement besoin de sucre, ce soir... Alors, c'est lui, l'Auvergnat de la chanson ! Un auvergnat musulman... Il faudrait en parler à Hortefeux ! Cela me fait sourire et de me voir sourire cela le fait sourire. Bien sûr, il ne comprend pas trop ce que je fais la. Il me demande, évidemment, si je n'ai pas de famille, et ne comprend pas quand je lui dis que j'en ai. Bien sûr, il se demande un peu pourquoi la Chine et pourquoi le vélo et pourquoi la solitude... Bien sûr, on ne parle pas la même langue, et toutes les questions que je voudrais lui poser restent bloquées dans ma gorge. Mais il est là, et ce soir dans cette petite cuisine, je me sens si proche de lui. Si proche.
Et le lendemain, quand il me quitte, les larmes aux yeux, soudain je me sens si seule, si seule...

vendredi 21 octobre 2011

Epreuves anatoliennes. Çerkeş, km 4700


J'y serai donc finalement parvenue, à l'Istanbul tant rêvée. Par une cinq voies. Quarante kilomètres d'hystérie urbaine, d'angoisse et d'excitation mêlées. Comme dans toute situation dangereuse, la règle est simple : surtout, ne pas montrer sa peur. Minuscule sur mes cinquantes kilos roulants, je bombe le torse comme je peux face aux camions de plusieurs tonnes qui s'insèrent régulièrement en me passant devant, derrière, en filant de tous les côtés. On me klaxonne, je n'entends plus que ces fıchus klaxons, il faut à tout prix que j'évite de penser que je suis coincée sur cette cinq voies sans échappatoire, que j'évite de penser tout court d'ailleurs, il faut seulement que j'avance, que j'avance encore et toujours, ça finira bien à un moment ! La route longe l'aéroport à présent, dans une descente à quarante kilomètres à l'heure, brusquement je n'entends plus les voitures, plus les klaxons, parce qu'un boeing décolle au-dessus de ma tête, que le bruit de ses réacteurs m'assourdit, et moi bêtement je ne peux détacher mes yeux de l'énorme oiseau d'acier qui semble surprendre le temps, fascinée et paniquée, pendant que les camions imperturbables continuent à zigzaguer pour éviter mon pauvre vélo.
Quarante kilomètres. Alors c'est dommage mais quand soudain tout se calme et que je me heurte au Bosphore, à Sainte-Sophie et à la Mosquée Bleue, malgré tous les efforts que je fais, je ne parviens pas à être émue comme je l'ai si souvent été sur mon vélo au fur et à mesure que je me rapprochais de la ville. Accablée de fatigue, épuisée, je pense seulement confusément que dans une semaine, je revivrai le même enfer...

L'émotion viendra quand même, plus tard, mais tout doucement, progressivement. Flore, qui m'héberge trois jours et qui me raconte ses périples à travers l'Europe, me dit qu'à Sarajevo, elle n'a pas eu l'impression de découvrir une ville mais bien plutôt de rencontrer une personne. De mes longues promenades le long du Bosphore auquel je reviens toujours et que je ne parviens jamais à quitter, j'acquière progressivement la sensation que pour ma part, Istanbul cette semaine-là se confond avec une partie de moi-même. Un pied en Europe, un autre en Asie, en un aller-retour permanent qui lui donnent toujours l'impression d'hésiter. Ce n'est pas un hasard si je passe mes journées sur les bateaux qui relient inlassablement les deux continents. Je ne sais plus vraiment si c'est l'Europe qui me retient, si c'est l'Asie qui m'appelle. La ville non plus ne le sait pas. Pour elle comme pour moi, il y a un peu des deux, probablement.


Le départ d'Istanbul est épique comme je m'en doutais. Plusieurs centaines de kilomètres de zones industrielles hideuses cernent ma route : l'Asie se fait attendre ! Après ces longues journées de pédalage sans grand intérêt, la route se charge enfin de nouvelles promesses : une longue côte doit m'amener du niveau de la mer à 1300 mètres d'altitude. Les montagnes, enfin...! Las : comme dans un mauvais film policier, le brouillard s'abat au moment le plus délicat. En quelques minutes à peine, ma jolie route pleine de promesses se transforme en une brume qui semble ne plus jamais vouloir finir de s'épaissir. Je mouline dans la purée de poix. Je ne distingue plus rien d'autre que mes roues et, de temps à autres, en une vision hallucinée, les feux clignotants annonciateurs de virages qui surgissent devant mes yeux au tout dernier moment. La côte est raide et je m'y attendais ; sur ma droite le précipice doit probablement donner sur un joli paysage. Je n'en distingue rien. Au loin seulement, perdu dans la brume,  l'appel à la prière d'un muezzin retentit. Ambiance...
Le froid mordant, la pluie qui s'y met, le découragement, la solitude de cette montée qui n'en finit pas... Et puis soudain, la délivrance : un village, enfin ! En deux minutes on s'approche de moi, m'invite pour la nuit. Je suis propulsée sans que j'aie le temps de m'en rendre compte dans une piéce illuminée, chauffée au poêle. On pose devant moi des tartines de miel et un thé sucré. Un gamin regarde Inspecteur Gadget à la télé. Soudain j'ai cinq ans. Je ne pense plus à rien, surtout pas au lendemain, je souris vaguement et m'endors dans la foulée.


La vie publique en Turquie est éminemment masculine. Impossible d'apercevoir une seule femme dans les cafés des villages qui pourtant ne sont jamais vides. Je n'y entre jamais de mon propre chef, intimidée par ce monde d'hommes dans lequel je suis forcément une intruse. Pourtant il est bien rare que je passe devant sans qu'un client m'apercevant de l'intérieur ne sorte m'inviter à boire un thé. J'hésite toujours un peu, impressionnée, gênée, consciente de ne pas être à ma place. Pourtant le froid a toujours raison de mes dernières tergiversations. J'entre alors, et goûte pour quelques minutes à la douce chaleur du thé sur mes mains glacées.
De deux choses l'une alors : soit mon arrivée, le casque à la main, fait sensation, et l'on me le montre joyeusement. On se regroupe autour de moi, toujours à dıstance respectueuse toutefois, on me pose des questions, on m'écoute balbutier quelques mots. Les thés se multiplient, on apporte un jeu de backgammon auquel l'on ne me propose pas de jouer mais que je suis autorisée à regarder respectueusement. Difficile dans ces conditions de repartir, de refuser la tasse de thé qui se pose devant moi dès que je fais mine de me lever !
Deuxième cas de figure : mon arrivée fait sensation mais on s'empresse de ne pas me le montrer. Je suis installée seule dans un coin du café. Les regards m'évitent soigneusement. Les conversations continuent mais à voix basse. Je bois mon thé, sort sans que l'on ne semble me remarquer. Avant d'enfourcher mon vélo, mon grand plaisir alors est de me retourner une dernière fois vers la vitrine du café et d'y apercevoir une demi-douzaine de paires d'yeux ronds qui suivent chacun de mes mouvements depuis ma sortie. Je fais un signe de main, l'accompagne d'un grand sourire : eux se détournent avec empressement et mon signe se perd dans le vide.


Le soir en revanche c'est autre chose et c'est la communauté des femmes qui me prend sous son aile ! Les rares hommes que j'aperçois dans les maisons sont distants et se contentent en me voyant de vagues hochements de têtes bienveillants. Les femmes en revanche sont curieuses, intéressées, outrées avant tout du sort que je fais subir à ma mère. Elles ne comprennent pas ce qui me pousse à partir ainsi. Je n'arrive pas à le leur faire comprendre. Les conversations sont encore laborieuses pour le moment. Alors le partage passe par autre chose : la nourriture. "Mange, mange !". Elles me regardent comme si j'étais folle, me le disent parfois. Elles me croient malade probablement. Mais elles me servent à manger, et moi je mange. Je mange ! Les voilà un peu rassurées sur mon sort.



Après quelques jours de pluie et de brouillard le soleil se montre enfin. Je peux profiter du spectacle. Et quel spectacle ! Je me répète sans fin ce mot que je charge de magie : Anatolie... Le paysage est dunaire, désertique au possible. Les villages se cachent derrière quelques collines, trahis seulement par les minarets des mosquées qui hérissent le décor. Rien ne bouge. Tout est serein. L'Asie s'est fait attendre mais enfin se dévoile...

mardi 11 octobre 2011

La fin de l'Europe. Istanbul, km 4260

C'est l'histoire d'une rencontre ratée avec un pays. Il faut dire que ça partait mal : plus rapidement encore que ce que je m'étais imaginé, la Bulgarie venait m'arracher au Danube. Je ne serais donc pas allée jusqu'au delta : ma route vers Istanbul me cueille alors qu'il reste au fleuve un peu plus de trois cents kilomètres à parcourir avant de mourir en mer Noire. A Silistra, je quitte le fleuve à regret après qu'il m'ait accompagnée sur qelques deux mille cinq cents kilomètres. J'ai toujours en tête cette histoire qui me suit depuis Kelheim : en sortant de la ville allemande, accompagnée par mon hôte Gabi et un peu inquiète de mon voyage à venir, quelque chose sur l'eau avait retenu notre attention. Flottant avec insouciance, retenue deux temps à autres par les roseaux qui bordaient le fleuve, une bouteille en verre nous avait fait de l'oeil. Dedans, un message ! Mon humeur maussade du jour m'aurait fait continuer mon chemin sans trop prêter attention à ces enfantillages. L'enthousiasme permanent de Gabi l'a fait sauter à l'eau en deux temps, trois mouvements. Et voilà la bouteille sur la rive et deux cyclistes émoustillées essayant d'extraire le fameux message...
Le bout de papier ne comportait ni nom, ni adresse. Juste une phrase écrite en allemand au stylo bic : "Qui que vous soyez, bonne chance dans tout ce que vous entreprendrez !"
Mon voyage avait reçu la bénédiction du Danube en personne, et quitter celui-ci à la frontière bulgare avait forcément quelque chose de l'ordre du crève-coeur.

Après Silistra donc, ma route sans plus aucun fleuve pour la border s'étire vers le sud. Les collines, jamais très hautes, qui se succèdent consciencieusement sur plusieurs centaines de kilomètres entreprennent un minutieux travail de sape. Surtout, mes soirées bulgares sont mornes et sans intérêt. Les portes s'ouvrent difficilement, je traverse le pays dans une indifférence quasi-générale. La Bulgarie me boude, et je le lui rends bien. Alors que la Roumanie m'invitait à flâner et à prendre tout mon temps, je traverse sa voisine en un éclair. Mais quand personne n'est là au matin pour me regarder partir, quand personne ne me pousse à grands renforts d'accolades vers l'étape suivante, je m'essouffle plus vite, ne comptant que sur moi-même.
Du coup, c'est vidée que j'attaque une nouvelle côte. Je ne les compte même plus mais celle-ci, impossible de la franchir. A défaut d'un peu de réconfort, j'ai besoin de sucre. Arrêtée sur le bas-côté, mes tartines de miel dans la main, je m'efforce de me remonter le moral quand une voiture pile devant moi. Deux gars plutôt baraqués, l'air peu avenant, en sortent : la route est déserte et moi, pas très rassurée... Mais le premier instant d'auto-examen passé, ils me font de grands sourires un peu hallucinés : tout à coup c'est une avalanche de paroles qui s'écroule sur cette semaine passée dans le silence indifférent : qu'est-ce que je fais là ? d'où est-ce que je viens ? mais pourquoi ? Ils m'indiquent tout excités une source où je pourrais remplir ma gourde, insistent pour voir ma carte routièe et m'expliquer le chemin à prendre. Ils finiront par me laisser repartir non sans avoir une dernière fois demandé si j'étais bien sûre de ne pas avoir besoin d'aide. Les pauvres ont l'air déconfits de ne rien avoir à me donner qui pourrait m'être utile. Ils ne se doutent pas que ce jour-là ce sont probablement leurs attentions et leur sollicitude, leur intérêt à mon égard, qui me permettront de franchir cette sacrée côte et d'aller au bout de l'étape.

Et puis, je passe en Turquie, et soudain, tout se ralentit. Je dois m'arrêter régulièrement pour accepter le thé qu'on m'offre sur le bord de la route, je fais de moi-même des étapes moins importantes, j'ai de nouveau l'envie de me poser. Je commence à le comprendre : ce voyage n'a rien de régulier ni de linéaire. Rien n'est écrit, tout se construit, coup de pédale par coup de pédale. Et j'ai de nouveau des histoires à raconter, des rencontres qui surgissent à foison.

Sur la route qui décidément n'en finit pas de monter et de descendre, le tenancier d'un improbable boui-boui, coincé entre deux stations service, me hèle. Je m'arrête : les hommes - camionneurs - qui sont là me font signe de m'asseoir, m'apportent un thé brûlant et revigorant. Avant même d'avoir réalisé, un plat de boulettes de viande au riz est posé sur la table. Je n'ai pas à payer : un sourir au patron qui hoche la tête d'un air tranquille suffira. Alors que je mange mes boulettes de viande sous le regard amusé et intrigué des autres clients, on m'apporte, sans un mot, un livret défraichi. Je l'ouvre. C'est un livre d'or que les voyageurs, à pied ou à vélo, qui se sont arrêtés ici signent depuis 1982... Des petits mots d'aventuriers partis d'Allemagne, d'Ecosse ou de Fance, en diection d'Istanbul, de Jérusalem ou d'ailleurs, parsèment les pages de ce dôle de recueil. C'est comme si les voyageurs du monde entier s'étaient donnés rendez-vous dans cet endroit paumé, à plusieurs mois d'intevalle. Je laisse mon petit mot à destination des prochains qui s'arrêteront dans quelques mois. Et en sirotant mon thé, dans ce bouge hors du temps, je perds mon regard dans l'horizon d'où je viens, persuadée de bientôt voir surgir le futur cycliste qui passera par là...


Plus tard sur la route, c'est Mustafa et sa famille qui m'ouvrent leurs portes. L'invitation est venue comme ça, sans que j'aie rien demandé. Mais voilà : Mustafa est routier. Le voyage, il connaît.
Voilà plus de vingt ans qu'il trimballe son camion sur toutes les routes d'Europe. Assis dans son fauteuil, une bière à la main, il m'égrène avec délice, comme si c'étaient des bonbons, les noms des villes qu'il a traversées, parfois seulement frôlées, du bord de l'autoroute : Milan... Monaco... Cannes... Il ne s'y est jamais arrêté, ne les a jamais visitées. N'en a jamais eu envie. L'important est ailleurs : dans cet appel plus fort que lui qui le pousse à bouger, sans cesse. A se sentir toujours un peu chez lui, toujours un peu étranger. Dans le drôle de rapport qu'il entretient avec les autres routiers, qu'il ne connaît pas, qu'il entrevoit seulement à travers le pare-brise de leurs camions, mais auxquels ils se sent indéfectiblement lié. Et avec qui, parfois, il lui est arrivé de partager des moments d'une intense humanité. Il me montre sur la table du salon une pile de cahiers qui s'entassent là, progressivement, depuis vingt ans : ses carnets de voyage. Vingt ans de sa vie. Tout y est consigné, les rencontres et les réflexions sans fin qu'il mène sans y penser pendant ses longues heures au volant. Il me raconte ses routes passées, bien sûr, mais invariablement il s'interrompt, rêveur. C'est qu'il pense sans cesse à un autre voyage : le prochain, toujours le prochain...
Au matin je quitte Mustapha avec la curieuse sensation que l'on m'a ouvert une petite porte vers un monde que je n'avais même pas soupçonné. Si proche du mien pourtant. Et je reprends la route en souriant bêtement à tous les camions, même à ceux qui roulent un peu trop près de moi.

Et soudain, me voilà à Istanbul ; j'y resterai six jours. L'arrivée est laborieuse, dangereuse, interminable ; mais, tout à coup, je ne peux plus aller plus loin : le Bosphore me coupe la route. De l'autre côté, l'Asie et les montagnes qui perdues dans la brume me font déjà de l'oeil.
Alors je repense à ces trois mois, au Danube, aux Portes de Fer, à chacune de mes rencontres.
 Bien sûr j'avais imaginé mon voyage avant de partir et bien sûr je rêvais alors beaucoup plus aux parfums d'Asie qu'aux plaines hongroises ou serbes. Mais lorsque je quitterai Istanbul, que d'un coup de bateau j'enjamberai le Bosphore pour l'Asie tant fantasmée, que j'entamerai un nouveau voyage bien différent de ces trois mois passés, je le ferai en me sentant plus européenne que jamais.

samedi 24 septembre 2011

Roumanie rurale. Silistra, km 3600



Quand on voyage, il faut apprendre à accepter un certain nombre de choses ; et d'abord accepter de ne pas partager autant qu'on le voudrait, ni aussi rapidement qu'on le souhaiterait ou qu'on l'avait imaginé. Accepter cela, cela prend du temps et c'est loin d'être facile.
Je resterai en tout moins de trois semaines en Roumanie : c'est peu pour apprendre intégralement une nouvelle langue. Cela implique de longues conversations où l'on opine de la tête sans rien comprendre du tout à ce que notre interlocuteur nous dit, ou encore la frustration, après avoir posé une question qui nous tient à coeur, de n'être pas tout à fait sûr d'avoir compris la réponse. Cela signifie aussi un temps non négligeable passé le nez plongé dans les méthodes Assimil, à ingurgiter un vocabulaire dont on n'est pas sûr qu'il nous servira, et à se demander, avec une pointe d'angoisse, si à force de passer des heures à ressasser les conversations stéréotypées de la méthode, on ne rate pas finalement des conversations autrement plus intéressantes avec ceux qui nous entourent.
Il faut réussir à accepter ces premières journées, toujours un peu angoissantes, où l'oreille n'arrive à se fixer sur aucun mot, où les règles de grammaire dûment apprises ne nous sont d'aucune utilité face à ce mur d'incompréhension sur lequel on ne trouve aucune prise. Il faut accepter enfin et ce, dès le début, qu'on ne commencera probablement à maîtriser vraiment la langue, ou qu'on aura cette illusion, qu'au moment de passer la frontière pour se plonger dans un nouvel univers linguistique, dans un nouvel océan d'incompréhension.
Il faut apprendre à accepter cela parce que cette manière de voyager est passionnante. Mêler la découverte d'un pays à l'apprentissage d'une langue, c'est se laisser emporter dans une sorte d'expérience un peu magique. Chaque jour, sans qu'on sache trop pourquoi, quelque chose se débloque - le passé composé que l'on n'avait jamais réussi à identifier nous semble soudain tout naturel - et on pénètre, tout en douceur, en une sorte d'alchimie mystérieuse et enivrante, au coeur de la langue en même temps qu'au coeur du pays.
Et c'est comme ça que chaque jour, la Roumanie m'apparaît un peu plus clairement, comme dans la chambre noire du photographe où les contours encore flous de la photographie se révèlent peu à peu, faisant apparaître à chaque instant de nouveaux détails.

Ainsi, de la Roumanie, j'ai d'abord aimé les Roumaines, dont je ne comprenais pas un traître mot les premiers jours, et qui m'intimident un peu avec leur air toujours autoritaire, leur manière de me tirer par la manche pour m'entraîner dans la cuisine, leurs gestes imposants qui me désignent sans esquisser un sourire un endroit où m'asseoir. Mais après m'avoir regardé longuement, pensivement, il n'est pas rare que leur visage s'éclaire soudain et que, de manière tout aussi brusque elles s'approchent de moi pour déposer sur mes cheveux un baiser sonore. Ce geste me bouleverse toujours un peu, me laisse chancelante, un sourire incertain aux lèvres. L'apprentissage de la langue passe par là : ces moments de grandes incompréhensions où l'on a toujours un peu peur de celui qui nous parle et que l'on ne comprend pas. Ionela n'arrêtait pas de me montrer les tomates sur la table de la cuisine en me répétant quelque chose sur un ton de plus en plus dur. Après de longues minutes de vains efforts où je commençais à me dire que, peut-être, elle ne voulait tout simplement plus de moi chez elle, j'ai fini par comprendre : Ionela me demandait seulement comment on appelait ces aliments en français. "Ah...! Tomates, c'est des tomates...". Je n'oublierai jamais son sourire, enfin complice.



Un peu plus tard, toujours sans comprendre grand chose au roumain, à peine quelques mots saisis au vol, par-ci, par-là, j'ai observé la Roumanie en silence, assise sur un banc ; et c'est sur un banc que j'ai appris le roumain. Dans chaque village, presque devant chaque portail, il y en a un, sur lequel on aime s'asseoir à toute heure de la journée. il n'est pas rare, après avoir débarqué chez quelqu'un, avoir déchargé mes affaires et mangé un morceau, que l'hôte ou l'hôtesse des lieux me demande, un soupçon d'excitation dans la voix : "Bon, et maintenant... On va au portail ?"
Aller au portail, c'est donc cela : s'asseoir sur un banc, et attendre que le monde vienne à soi. On attend en silence, de longues minutes durant. De temps en temps, un voisin, une connaissance, un parent, passe et s'arrête. Et c'est toujours la promesse d'une discussion de cinq minutes ou de plusieurs heures, suivant l'humeur. On est parfois rejoints par d'autres. Devant certains portails, ce sont de vrais attroupements qui se forment, à grands renforts d'éclats de rire ou de voix, d'engueulades et de réconciliations.
Avec mes faibles notions de roumain, au départ, je me laissais seulement bercer par les intonations des femmes qui tour à tour racontait leur histoire aux autres. L'une d'elle parfois s'enflammait et j'écoutais avec plaisir sa voix partir dans les aigus tandis qu'elle racontait une anecdote particulièrement croustillante.
Peu à peu je me suis mise à comprendre, tout doucement, ce qu'elles racontaient, dans ces fameuses conversations interminables. Les potins du village que l'on égrène de manière interrompue sans se soucier au juste de qui cela concerne vraiment. Les nouvelles des enfants souvent partis à l'étranger, ou dans des villes, plus grandes, ce qui revient au même, ils sont tellement loin maintenant... Le résumé du feuilleton de la veille, quoi tu ne l'as pas regardé ? Alors Julio a découvert qu'elle le trompait, si si, je t'assure ! Et chaque nouvel arrivant a droit aux mêmes histoires, répétées, indéfiniment, par ceux qui les ont déjà entendues. Ce sont ces longues conversations "au portail", je crois, qui m'ont fait à la fois apprendre le roumain et aimer ce côté-là de la Roumanie. Ces conversations où, si souvent, j'ai entendu "oui parce que, comme on dit chez nous...". Je n'ai jamais compris la suite, du reste toujours différente. Mais les proverbes énoncés étaient toujours en vers, et la langue qu'à ce moment-là je ne comprenais pas enveloppait à chaque fois le pays tout entier dans une poésie délicate.



Arrêtée pour deux jours chez Paula et son fils Jan, je vois soudain passer un cortège funèbre dans la rue. La cérémonie est orthodoxe bien sûr. On entend arriver le cortège de loin, interpellés par la musique tout en arabesque de deux saxophonistes qui précèdent le corbillard. En fait de corbillard, c'est un tracteur qui passe. Dans la remorque, le corps du défunt, enveloppé d'un linceul et surmonté d'une immense croix qui indique en lettres énormes le nom du mort et son âge, est entouré par quatre femmes qui l'étreignent en pleurant à chaudes larmes. Derrière enfin suit la foule : les femmes, le foulard sur la tête, et les hommes, un grand carré de tissu coloré traditionnel sur l'épaule. Ils ont l'air grave bien sûr ; mais ils ne manquent pas, de temps à autre, d'adresser un petit salut aux voisins qui, à l'instar de Paula, regardent par dessus leur portail passer le mort. Ce n'est pas de la curiosité mal placée : ici, la mort est une chose publique que l'on ne cache surtout pas. Elle fait partie de la vie quotidienne. Un mort se montre et ne s'oublie pas : il n'est pas rare de voir sur les façades des maisons d'immenses photographies rappelant ceux qui sont morts parfois plusieurs dizaines d'années auparavant. Les anniversaires des morts sont fêtés comme il se doit, et pendant six ans, avec des cadeaux et des mets préparés pour les défunts. Et de temps à autre, une tombe émerge, sur le trottoir, parmi les vivants.  Et lorsque je demande à Paula, qui m'explique tout ça, si elle a peur de mourir, elle qui a passé les quatre-vingts-ans, elle me regarde sans comprendre puis part d'un grand rire sonore : "Mais enfin ! Que tu aies peur ou non, de toutes façons, tu y vas ! Alors..." La mort est partout mais elle n'est pas funèbre, ni terrifiante comme chez nous. Elle est là, simplement. Et les cimetières en désordre que je croise souvent sur ma route et qui me rassurent comme des camarades apaisants n'ont pas la froide solennité des cimetières français. Les herbes folles poussent entre les tombes en un joyeux bazar où l'on se sent bien.

jeudi 15 septembre 2011

Aux Portes de Fer. Calarasi, km 3200

Quelques kilomètres seulement après la frontière serbo-roumaine, le paysage change radicalement. Les immenses plaines arides du nord des Balkans ne semblent plus, tout à coup, qu'un lointain souvenir. Devant moi, qui me bouchent la vue, des falaises immenses. Il me faut un peu de temps avant d'associer ce paysage incroyable à une expression que j'avais lue bien souvent sans trop comprendre à quoi elle faisait référence : les Portes de Fer. Je savais qu'on leur accolait facilement l'épithète "terribles", ou "majestueuses", mais je me représentais avec difficulté ce qui se cachait derrière cette expression un peu pompeuse.

Après avoir dévalé avec tant de facilité et d'insouciance les montagnes bavaroises, après s'être si bien installé dans les plaines hongroises et serbes, le Danube doit, un millier de kilomètres avant de se jeter dans la Mer Noire, se frayer avec d'immenses difficultés, un chemin entre des gorges qui s'étendent sur une centaine de kilomètres. Hallucinant de majesté à Budapest, ou il montrait au monde entier son immensité et sa supériorité sur presque tous les autres fleuves européens, le Danube se fait ici tout petit, humble à nouveau pour saluer les falaises qui le regardent de haut.
Je comprends alors pourquoi l'on parle de Portes de Fer. Ici, l'eau semble s'écouler au compte-gouttes, comme soumise au bon vouloir de la montagne. La route est déserte, le silence total. Il n'y a que moi, le fleuve et la montagne. Liés de manière si intime, si complice, que j'ai l'impression d'en faire pleinement partie.



Les Romains déjà considéraient que ces fameuses Portes de Fer représentaient la fin du monde civilisé. Le Danube s'écoulait bien sur sur encore mille kilomètres après les gorges. Mais c'était déjà un autre fleuve, ou plutot le fleuve d'un autre monde, qu'ils regardaient toujours avec un certain dédain mêlé de dégout. Bien plus tard, ces portes conservèrent ce caractère teinté de mystère car, après elles, c'était l'Empire ottoman, les ennemis turcs qui menacèrent longtemps les Empires européens avant que les aléas du dix-neuvième siècle ne fassent taire cette menace. Les Portes de Fer alors, c'était à la fois une protection, et cet ailleurs inquiétant que l'on voulait ignorer. Le fleuve, à cet endroit, est plein d'écueils et de récifs. La navigation y a longtemps été impossible car trop dangereuse : et des siècles durant, les Européens en étaient réduits à regarder les Portes dans un silence inquiet, en se demandant avec nervosité : qu'est-ce qu'il y a, au juste, derrière ?

Les Portes de Fer - et j'y suis. Les passer en vélo n'est pas non plus chose aisée : les cotes se succèdent et le vent, terrible, ne me laisse pas beaucoup de répit. Cela ne rend l'instant qu'encore plus beau. Car moi aussi, sur cette centaine de kilomètres, je retrouve l'inquiétude et l'excitation des navigateurs. Il me faut moi aussi suer sang et eau sans savoir au juste ce qui surgira de cette suite de falaises plongeant dans l'eau, avec en tête toutes les légendes dont on entoura, siècle après siècle, cet autre monde qui n'était déjà plus l'Europe.
Mais il y a plus encore. Je ne peux en pédalant détacher mon regard de l'eau qui file en contrebas. Je suis le Danube depuis sa source - depuis deux mille kilomètres déjà. Je l'ai connu naissant puis impérial, synbole déchu mais toujours grand de l'Europe centrale. Aujourd'hui, ce Danube m'entraine ailleurs, de l'autre coté.

C'est moi aujourd'hui qui me demande ce qui m'attend derrière les Portes de Fer.

 Et un sentiment incroyablement intense, difficilement explicable, s'empare de moi tandis que je pédale, de plus en plus vite, le coeur battant. Celui de comprendre profondément, pour la première fois peut-être, le monde dans lequel je vis. De ressentir son unité, par-delà les siècles, par-delà les kilomètres. Et, surtout, celui d'en faire partie, au plus profond de moi-même.



Un peu plus loin, un peu plus tard, les Portes de Fer sont derrière moi déjà. Devant, ce n'est plus, depuis plus d'un siècle, la Turquie, mais une large plaine qui vallone doucement, de temps à autre. L'été touche à sa fin sur le calendrier, mais ici, il joue les prolongations. Je ne dois pas être la première à le dire : la Roumanie a
quelque chose de l'Italie. Je la retrouve dans cette jolie langue pleine de "cha" et de "ca", dans les maisons blanchies à la chaux qui semblent saluer gaiement sur les bords des routes, dans les "ciao !" des vieux et des plus jeunes qui agitent la main sur mon passage. Ce matin-là, juste après les Portes de Fer, la route est belle, et les seuls véhicules avec lesquels j'ai à composer sont les charettes à cheval remplies de paille ou de monceaux de bois, cliché rassurant de la Roumanie rurale. Un couple de paysans rigolard me crie de m'arrêter, de m'approcher de la charette. La femme me donne en souriant deux belles grappes de raisin, me lance un "ciao, bella !" sonore et me laisse repartir.
Parfois, ma route est dure et chaque coup de pédale est un enfer.
Parfois, elle est sublime et je sens sur mon palais ce gout incroyable de liberté qui me terrasse et me donne des ailes tout à la fois.
 Et parfois, ma route, c'est cela : un vent doux qui me balaie les joues, des arbres juste assez grands pour me faire de l'ombre sur le bord du chemin, et quelques grains de raisin sucrés sur mon guidon, que je picore de temps à autre, sans même y penser.