vendredi 21 octobre 2011

Epreuves anatoliennes. Çerkeş, km 4700


J'y serai donc finalement parvenue, à l'Istanbul tant rêvée. Par une cinq voies. Quarante kilomètres d'hystérie urbaine, d'angoisse et d'excitation mêlées. Comme dans toute situation dangereuse, la règle est simple : surtout, ne pas montrer sa peur. Minuscule sur mes cinquantes kilos roulants, je bombe le torse comme je peux face aux camions de plusieurs tonnes qui s'insèrent régulièrement en me passant devant, derrière, en filant de tous les côtés. On me klaxonne, je n'entends plus que ces fıchus klaxons, il faut à tout prix que j'évite de penser que je suis coincée sur cette cinq voies sans échappatoire, que j'évite de penser tout court d'ailleurs, il faut seulement que j'avance, que j'avance encore et toujours, ça finira bien à un moment ! La route longe l'aéroport à présent, dans une descente à quarante kilomètres à l'heure, brusquement je n'entends plus les voitures, plus les klaxons, parce qu'un boeing décolle au-dessus de ma tête, que le bruit de ses réacteurs m'assourdit, et moi bêtement je ne peux détacher mes yeux de l'énorme oiseau d'acier qui semble surprendre le temps, fascinée et paniquée, pendant que les camions imperturbables continuent à zigzaguer pour éviter mon pauvre vélo.
Quarante kilomètres. Alors c'est dommage mais quand soudain tout se calme et que je me heurte au Bosphore, à Sainte-Sophie et à la Mosquée Bleue, malgré tous les efforts que je fais, je ne parviens pas à être émue comme je l'ai si souvent été sur mon vélo au fur et à mesure que je me rapprochais de la ville. Accablée de fatigue, épuisée, je pense seulement confusément que dans une semaine, je revivrai le même enfer...

L'émotion viendra quand même, plus tard, mais tout doucement, progressivement. Flore, qui m'héberge trois jours et qui me raconte ses périples à travers l'Europe, me dit qu'à Sarajevo, elle n'a pas eu l'impression de découvrir une ville mais bien plutôt de rencontrer une personne. De mes longues promenades le long du Bosphore auquel je reviens toujours et que je ne parviens jamais à quitter, j'acquière progressivement la sensation que pour ma part, Istanbul cette semaine-là se confond avec une partie de moi-même. Un pied en Europe, un autre en Asie, en un aller-retour permanent qui lui donnent toujours l'impression d'hésiter. Ce n'est pas un hasard si je passe mes journées sur les bateaux qui relient inlassablement les deux continents. Je ne sais plus vraiment si c'est l'Europe qui me retient, si c'est l'Asie qui m'appelle. La ville non plus ne le sait pas. Pour elle comme pour moi, il y a un peu des deux, probablement.


Le départ d'Istanbul est épique comme je m'en doutais. Plusieurs centaines de kilomètres de zones industrielles hideuses cernent ma route : l'Asie se fait attendre ! Après ces longues journées de pédalage sans grand intérêt, la route se charge enfin de nouvelles promesses : une longue côte doit m'amener du niveau de la mer à 1300 mètres d'altitude. Les montagnes, enfin...! Las : comme dans un mauvais film policier, le brouillard s'abat au moment le plus délicat. En quelques minutes à peine, ma jolie route pleine de promesses se transforme en une brume qui semble ne plus jamais vouloir finir de s'épaissir. Je mouline dans la purée de poix. Je ne distingue plus rien d'autre que mes roues et, de temps à autres, en une vision hallucinée, les feux clignotants annonciateurs de virages qui surgissent devant mes yeux au tout dernier moment. La côte est raide et je m'y attendais ; sur ma droite le précipice doit probablement donner sur un joli paysage. Je n'en distingue rien. Au loin seulement, perdu dans la brume,  l'appel à la prière d'un muezzin retentit. Ambiance...
Le froid mordant, la pluie qui s'y met, le découragement, la solitude de cette montée qui n'en finit pas... Et puis soudain, la délivrance : un village, enfin ! En deux minutes on s'approche de moi, m'invite pour la nuit. Je suis propulsée sans que j'aie le temps de m'en rendre compte dans une piéce illuminée, chauffée au poêle. On pose devant moi des tartines de miel et un thé sucré. Un gamin regarde Inspecteur Gadget à la télé. Soudain j'ai cinq ans. Je ne pense plus à rien, surtout pas au lendemain, je souris vaguement et m'endors dans la foulée.


La vie publique en Turquie est éminemment masculine. Impossible d'apercevoir une seule femme dans les cafés des villages qui pourtant ne sont jamais vides. Je n'y entre jamais de mon propre chef, intimidée par ce monde d'hommes dans lequel je suis forcément une intruse. Pourtant il est bien rare que je passe devant sans qu'un client m'apercevant de l'intérieur ne sorte m'inviter à boire un thé. J'hésite toujours un peu, impressionnée, gênée, consciente de ne pas être à ma place. Pourtant le froid a toujours raison de mes dernières tergiversations. J'entre alors, et goûte pour quelques minutes à la douce chaleur du thé sur mes mains glacées.
De deux choses l'une alors : soit mon arrivée, le casque à la main, fait sensation, et l'on me le montre joyeusement. On se regroupe autour de moi, toujours à dıstance respectueuse toutefois, on me pose des questions, on m'écoute balbutier quelques mots. Les thés se multiplient, on apporte un jeu de backgammon auquel l'on ne me propose pas de jouer mais que je suis autorisée à regarder respectueusement. Difficile dans ces conditions de repartir, de refuser la tasse de thé qui se pose devant moi dès que je fais mine de me lever !
Deuxième cas de figure : mon arrivée fait sensation mais on s'empresse de ne pas me le montrer. Je suis installée seule dans un coin du café. Les regards m'évitent soigneusement. Les conversations continuent mais à voix basse. Je bois mon thé, sort sans que l'on ne semble me remarquer. Avant d'enfourcher mon vélo, mon grand plaisir alors est de me retourner une dernière fois vers la vitrine du café et d'y apercevoir une demi-douzaine de paires d'yeux ronds qui suivent chacun de mes mouvements depuis ma sortie. Je fais un signe de main, l'accompagne d'un grand sourire : eux se détournent avec empressement et mon signe se perd dans le vide.


Le soir en revanche c'est autre chose et c'est la communauté des femmes qui me prend sous son aile ! Les rares hommes que j'aperçois dans les maisons sont distants et se contentent en me voyant de vagues hochements de têtes bienveillants. Les femmes en revanche sont curieuses, intéressées, outrées avant tout du sort que je fais subir à ma mère. Elles ne comprennent pas ce qui me pousse à partir ainsi. Je n'arrive pas à le leur faire comprendre. Les conversations sont encore laborieuses pour le moment. Alors le partage passe par autre chose : la nourriture. "Mange, mange !". Elles me regardent comme si j'étais folle, me le disent parfois. Elles me croient malade probablement. Mais elles me servent à manger, et moi je mange. Je mange ! Les voilà un peu rassurées sur mon sort.



Après quelques jours de pluie et de brouillard le soleil se montre enfin. Je peux profiter du spectacle. Et quel spectacle ! Je me répète sans fin ce mot que je charge de magie : Anatolie... Le paysage est dunaire, désertique au possible. Les villages se cachent derrière quelques collines, trahis seulement par les minarets des mosquées qui hérissent le décor. Rien ne bouge. Tout est serein. L'Asie s'est fait attendre mais enfin se dévoile...

mardi 11 octobre 2011

La fin de l'Europe. Istanbul, km 4260

C'est l'histoire d'une rencontre ratée avec un pays. Il faut dire que ça partait mal : plus rapidement encore que ce que je m'étais imaginé, la Bulgarie venait m'arracher au Danube. Je ne serais donc pas allée jusqu'au delta : ma route vers Istanbul me cueille alors qu'il reste au fleuve un peu plus de trois cents kilomètres à parcourir avant de mourir en mer Noire. A Silistra, je quitte le fleuve à regret après qu'il m'ait accompagnée sur qelques deux mille cinq cents kilomètres. J'ai toujours en tête cette histoire qui me suit depuis Kelheim : en sortant de la ville allemande, accompagnée par mon hôte Gabi et un peu inquiète de mon voyage à venir, quelque chose sur l'eau avait retenu notre attention. Flottant avec insouciance, retenue deux temps à autres par les roseaux qui bordaient le fleuve, une bouteille en verre nous avait fait de l'oeil. Dedans, un message ! Mon humeur maussade du jour m'aurait fait continuer mon chemin sans trop prêter attention à ces enfantillages. L'enthousiasme permanent de Gabi l'a fait sauter à l'eau en deux temps, trois mouvements. Et voilà la bouteille sur la rive et deux cyclistes émoustillées essayant d'extraire le fameux message...
Le bout de papier ne comportait ni nom, ni adresse. Juste une phrase écrite en allemand au stylo bic : "Qui que vous soyez, bonne chance dans tout ce que vous entreprendrez !"
Mon voyage avait reçu la bénédiction du Danube en personne, et quitter celui-ci à la frontière bulgare avait forcément quelque chose de l'ordre du crève-coeur.

Après Silistra donc, ma route sans plus aucun fleuve pour la border s'étire vers le sud. Les collines, jamais très hautes, qui se succèdent consciencieusement sur plusieurs centaines de kilomètres entreprennent un minutieux travail de sape. Surtout, mes soirées bulgares sont mornes et sans intérêt. Les portes s'ouvrent difficilement, je traverse le pays dans une indifférence quasi-générale. La Bulgarie me boude, et je le lui rends bien. Alors que la Roumanie m'invitait à flâner et à prendre tout mon temps, je traverse sa voisine en un éclair. Mais quand personne n'est là au matin pour me regarder partir, quand personne ne me pousse à grands renforts d'accolades vers l'étape suivante, je m'essouffle plus vite, ne comptant que sur moi-même.
Du coup, c'est vidée que j'attaque une nouvelle côte. Je ne les compte même plus mais celle-ci, impossible de la franchir. A défaut d'un peu de réconfort, j'ai besoin de sucre. Arrêtée sur le bas-côté, mes tartines de miel dans la main, je m'efforce de me remonter le moral quand une voiture pile devant moi. Deux gars plutôt baraqués, l'air peu avenant, en sortent : la route est déserte et moi, pas très rassurée... Mais le premier instant d'auto-examen passé, ils me font de grands sourires un peu hallucinés : tout à coup c'est une avalanche de paroles qui s'écroule sur cette semaine passée dans le silence indifférent : qu'est-ce que je fais là ? d'où est-ce que je viens ? mais pourquoi ? Ils m'indiquent tout excités une source où je pourrais remplir ma gourde, insistent pour voir ma carte routièe et m'expliquer le chemin à prendre. Ils finiront par me laisser repartir non sans avoir une dernière fois demandé si j'étais bien sûre de ne pas avoir besoin d'aide. Les pauvres ont l'air déconfits de ne rien avoir à me donner qui pourrait m'être utile. Ils ne se doutent pas que ce jour-là ce sont probablement leurs attentions et leur sollicitude, leur intérêt à mon égard, qui me permettront de franchir cette sacrée côte et d'aller au bout de l'étape.

Et puis, je passe en Turquie, et soudain, tout se ralentit. Je dois m'arrêter régulièrement pour accepter le thé qu'on m'offre sur le bord de la route, je fais de moi-même des étapes moins importantes, j'ai de nouveau l'envie de me poser. Je commence à le comprendre : ce voyage n'a rien de régulier ni de linéaire. Rien n'est écrit, tout se construit, coup de pédale par coup de pédale. Et j'ai de nouveau des histoires à raconter, des rencontres qui surgissent à foison.

Sur la route qui décidément n'en finit pas de monter et de descendre, le tenancier d'un improbable boui-boui, coincé entre deux stations service, me hèle. Je m'arrête : les hommes - camionneurs - qui sont là me font signe de m'asseoir, m'apportent un thé brûlant et revigorant. Avant même d'avoir réalisé, un plat de boulettes de viande au riz est posé sur la table. Je n'ai pas à payer : un sourir au patron qui hoche la tête d'un air tranquille suffira. Alors que je mange mes boulettes de viande sous le regard amusé et intrigué des autres clients, on m'apporte, sans un mot, un livret défraichi. Je l'ouvre. C'est un livre d'or que les voyageurs, à pied ou à vélo, qui se sont arrêtés ici signent depuis 1982... Des petits mots d'aventuriers partis d'Allemagne, d'Ecosse ou de Fance, en diection d'Istanbul, de Jérusalem ou d'ailleurs, parsèment les pages de ce dôle de recueil. C'est comme si les voyageurs du monde entier s'étaient donnés rendez-vous dans cet endroit paumé, à plusieurs mois d'intevalle. Je laisse mon petit mot à destination des prochains qui s'arrêteront dans quelques mois. Et en sirotant mon thé, dans ce bouge hors du temps, je perds mon regard dans l'horizon d'où je viens, persuadée de bientôt voir surgir le futur cycliste qui passera par là...


Plus tard sur la route, c'est Mustafa et sa famille qui m'ouvrent leurs portes. L'invitation est venue comme ça, sans que j'aie rien demandé. Mais voilà : Mustafa est routier. Le voyage, il connaît.
Voilà plus de vingt ans qu'il trimballe son camion sur toutes les routes d'Europe. Assis dans son fauteuil, une bière à la main, il m'égrène avec délice, comme si c'étaient des bonbons, les noms des villes qu'il a traversées, parfois seulement frôlées, du bord de l'autoroute : Milan... Monaco... Cannes... Il ne s'y est jamais arrêté, ne les a jamais visitées. N'en a jamais eu envie. L'important est ailleurs : dans cet appel plus fort que lui qui le pousse à bouger, sans cesse. A se sentir toujours un peu chez lui, toujours un peu étranger. Dans le drôle de rapport qu'il entretient avec les autres routiers, qu'il ne connaît pas, qu'il entrevoit seulement à travers le pare-brise de leurs camions, mais auxquels ils se sent indéfectiblement lié. Et avec qui, parfois, il lui est arrivé de partager des moments d'une intense humanité. Il me montre sur la table du salon une pile de cahiers qui s'entassent là, progressivement, depuis vingt ans : ses carnets de voyage. Vingt ans de sa vie. Tout y est consigné, les rencontres et les réflexions sans fin qu'il mène sans y penser pendant ses longues heures au volant. Il me raconte ses routes passées, bien sûr, mais invariablement il s'interrompt, rêveur. C'est qu'il pense sans cesse à un autre voyage : le prochain, toujours le prochain...
Au matin je quitte Mustapha avec la curieuse sensation que l'on m'a ouvert une petite porte vers un monde que je n'avais même pas soupçonné. Si proche du mien pourtant. Et je reprends la route en souriant bêtement à tous les camions, même à ceux qui roulent un peu trop près de moi.

Et soudain, me voilà à Istanbul ; j'y resterai six jours. L'arrivée est laborieuse, dangereuse, interminable ; mais, tout à coup, je ne peux plus aller plus loin : le Bosphore me coupe la route. De l'autre côté, l'Asie et les montagnes qui perdues dans la brume me font déjà de l'oeil.
Alors je repense à ces trois mois, au Danube, aux Portes de Fer, à chacune de mes rencontres.
 Bien sûr j'avais imaginé mon voyage avant de partir et bien sûr je rêvais alors beaucoup plus aux parfums d'Asie qu'aux plaines hongroises ou serbes. Mais lorsque je quitterai Istanbul, que d'un coup de bateau j'enjamberai le Bosphore pour l'Asie tant fantasmée, que j'entamerai un nouveau voyage bien différent de ces trois mois passés, je le ferai en me sentant plus européenne que jamais.

samedi 24 septembre 2011

Roumanie rurale. Silistra, km 3600



Quand on voyage, il faut apprendre à accepter un certain nombre de choses ; et d'abord accepter de ne pas partager autant qu'on le voudrait, ni aussi rapidement qu'on le souhaiterait ou qu'on l'avait imaginé. Accepter cela, cela prend du temps et c'est loin d'être facile.
Je resterai en tout moins de trois semaines en Roumanie : c'est peu pour apprendre intégralement une nouvelle langue. Cela implique de longues conversations où l'on opine de la tête sans rien comprendre du tout à ce que notre interlocuteur nous dit, ou encore la frustration, après avoir posé une question qui nous tient à coeur, de n'être pas tout à fait sûr d'avoir compris la réponse. Cela signifie aussi un temps non négligeable passé le nez plongé dans les méthodes Assimil, à ingurgiter un vocabulaire dont on n'est pas sûr qu'il nous servira, et à se demander, avec une pointe d'angoisse, si à force de passer des heures à ressasser les conversations stéréotypées de la méthode, on ne rate pas finalement des conversations autrement plus intéressantes avec ceux qui nous entourent.
Il faut réussir à accepter ces premières journées, toujours un peu angoissantes, où l'oreille n'arrive à se fixer sur aucun mot, où les règles de grammaire dûment apprises ne nous sont d'aucune utilité face à ce mur d'incompréhension sur lequel on ne trouve aucune prise. Il faut accepter enfin et ce, dès le début, qu'on ne commencera probablement à maîtriser vraiment la langue, ou qu'on aura cette illusion, qu'au moment de passer la frontière pour se plonger dans un nouvel univers linguistique, dans un nouvel océan d'incompréhension.
Il faut apprendre à accepter cela parce que cette manière de voyager est passionnante. Mêler la découverte d'un pays à l'apprentissage d'une langue, c'est se laisser emporter dans une sorte d'expérience un peu magique. Chaque jour, sans qu'on sache trop pourquoi, quelque chose se débloque - le passé composé que l'on n'avait jamais réussi à identifier nous semble soudain tout naturel - et on pénètre, tout en douceur, en une sorte d'alchimie mystérieuse et enivrante, au coeur de la langue en même temps qu'au coeur du pays.
Et c'est comme ça que chaque jour, la Roumanie m'apparaît un peu plus clairement, comme dans la chambre noire du photographe où les contours encore flous de la photographie se révèlent peu à peu, faisant apparaître à chaque instant de nouveaux détails.

Ainsi, de la Roumanie, j'ai d'abord aimé les Roumaines, dont je ne comprenais pas un traître mot les premiers jours, et qui m'intimident un peu avec leur air toujours autoritaire, leur manière de me tirer par la manche pour m'entraîner dans la cuisine, leurs gestes imposants qui me désignent sans esquisser un sourire un endroit où m'asseoir. Mais après m'avoir regardé longuement, pensivement, il n'est pas rare que leur visage s'éclaire soudain et que, de manière tout aussi brusque elles s'approchent de moi pour déposer sur mes cheveux un baiser sonore. Ce geste me bouleverse toujours un peu, me laisse chancelante, un sourire incertain aux lèvres. L'apprentissage de la langue passe par là : ces moments de grandes incompréhensions où l'on a toujours un peu peur de celui qui nous parle et que l'on ne comprend pas. Ionela n'arrêtait pas de me montrer les tomates sur la table de la cuisine en me répétant quelque chose sur un ton de plus en plus dur. Après de longues minutes de vains efforts où je commençais à me dire que, peut-être, elle ne voulait tout simplement plus de moi chez elle, j'ai fini par comprendre : Ionela me demandait seulement comment on appelait ces aliments en français. "Ah...! Tomates, c'est des tomates...". Je n'oublierai jamais son sourire, enfin complice.



Un peu plus tard, toujours sans comprendre grand chose au roumain, à peine quelques mots saisis au vol, par-ci, par-là, j'ai observé la Roumanie en silence, assise sur un banc ; et c'est sur un banc que j'ai appris le roumain. Dans chaque village, presque devant chaque portail, il y en a un, sur lequel on aime s'asseoir à toute heure de la journée. il n'est pas rare, après avoir débarqué chez quelqu'un, avoir déchargé mes affaires et mangé un morceau, que l'hôte ou l'hôtesse des lieux me demande, un soupçon d'excitation dans la voix : "Bon, et maintenant... On va au portail ?"
Aller au portail, c'est donc cela : s'asseoir sur un banc, et attendre que le monde vienne à soi. On attend en silence, de longues minutes durant. De temps en temps, un voisin, une connaissance, un parent, passe et s'arrête. Et c'est toujours la promesse d'une discussion de cinq minutes ou de plusieurs heures, suivant l'humeur. On est parfois rejoints par d'autres. Devant certains portails, ce sont de vrais attroupements qui se forment, à grands renforts d'éclats de rire ou de voix, d'engueulades et de réconciliations.
Avec mes faibles notions de roumain, au départ, je me laissais seulement bercer par les intonations des femmes qui tour à tour racontait leur histoire aux autres. L'une d'elle parfois s'enflammait et j'écoutais avec plaisir sa voix partir dans les aigus tandis qu'elle racontait une anecdote particulièrement croustillante.
Peu à peu je me suis mise à comprendre, tout doucement, ce qu'elles racontaient, dans ces fameuses conversations interminables. Les potins du village que l'on égrène de manière interrompue sans se soucier au juste de qui cela concerne vraiment. Les nouvelles des enfants souvent partis à l'étranger, ou dans des villes, plus grandes, ce qui revient au même, ils sont tellement loin maintenant... Le résumé du feuilleton de la veille, quoi tu ne l'as pas regardé ? Alors Julio a découvert qu'elle le trompait, si si, je t'assure ! Et chaque nouvel arrivant a droit aux mêmes histoires, répétées, indéfiniment, par ceux qui les ont déjà entendues. Ce sont ces longues conversations "au portail", je crois, qui m'ont fait à la fois apprendre le roumain et aimer ce côté-là de la Roumanie. Ces conversations où, si souvent, j'ai entendu "oui parce que, comme on dit chez nous...". Je n'ai jamais compris la suite, du reste toujours différente. Mais les proverbes énoncés étaient toujours en vers, et la langue qu'à ce moment-là je ne comprenais pas enveloppait à chaque fois le pays tout entier dans une poésie délicate.



Arrêtée pour deux jours chez Paula et son fils Jan, je vois soudain passer un cortège funèbre dans la rue. La cérémonie est orthodoxe bien sûr. On entend arriver le cortège de loin, interpellés par la musique tout en arabesque de deux saxophonistes qui précèdent le corbillard. En fait de corbillard, c'est un tracteur qui passe. Dans la remorque, le corps du défunt, enveloppé d'un linceul et surmonté d'une immense croix qui indique en lettres énormes le nom du mort et son âge, est entouré par quatre femmes qui l'étreignent en pleurant à chaudes larmes. Derrière enfin suit la foule : les femmes, le foulard sur la tête, et les hommes, un grand carré de tissu coloré traditionnel sur l'épaule. Ils ont l'air grave bien sûr ; mais ils ne manquent pas, de temps à autre, d'adresser un petit salut aux voisins qui, à l'instar de Paula, regardent par dessus leur portail passer le mort. Ce n'est pas de la curiosité mal placée : ici, la mort est une chose publique que l'on ne cache surtout pas. Elle fait partie de la vie quotidienne. Un mort se montre et ne s'oublie pas : il n'est pas rare de voir sur les façades des maisons d'immenses photographies rappelant ceux qui sont morts parfois plusieurs dizaines d'années auparavant. Les anniversaires des morts sont fêtés comme il se doit, et pendant six ans, avec des cadeaux et des mets préparés pour les défunts. Et de temps à autre, une tombe émerge, sur le trottoir, parmi les vivants.  Et lorsque je demande à Paula, qui m'explique tout ça, si elle a peur de mourir, elle qui a passé les quatre-vingts-ans, elle me regarde sans comprendre puis part d'un grand rire sonore : "Mais enfin ! Que tu aies peur ou non, de toutes façons, tu y vas ! Alors..." La mort est partout mais elle n'est pas funèbre, ni terrifiante comme chez nous. Elle est là, simplement. Et les cimetières en désordre que je croise souvent sur ma route et qui me rassurent comme des camarades apaisants n'ont pas la froide solennité des cimetières français. Les herbes folles poussent entre les tombes en un joyeux bazar où l'on se sent bien.

jeudi 15 septembre 2011

Aux Portes de Fer. Calarasi, km 3200

Quelques kilomètres seulement après la frontière serbo-roumaine, le paysage change radicalement. Les immenses plaines arides du nord des Balkans ne semblent plus, tout à coup, qu'un lointain souvenir. Devant moi, qui me bouchent la vue, des falaises immenses. Il me faut un peu de temps avant d'associer ce paysage incroyable à une expression que j'avais lue bien souvent sans trop comprendre à quoi elle faisait référence : les Portes de Fer. Je savais qu'on leur accolait facilement l'épithète "terribles", ou "majestueuses", mais je me représentais avec difficulté ce qui se cachait derrière cette expression un peu pompeuse.

Après avoir dévalé avec tant de facilité et d'insouciance les montagnes bavaroises, après s'être si bien installé dans les plaines hongroises et serbes, le Danube doit, un millier de kilomètres avant de se jeter dans la Mer Noire, se frayer avec d'immenses difficultés, un chemin entre des gorges qui s'étendent sur une centaine de kilomètres. Hallucinant de majesté à Budapest, ou il montrait au monde entier son immensité et sa supériorité sur presque tous les autres fleuves européens, le Danube se fait ici tout petit, humble à nouveau pour saluer les falaises qui le regardent de haut.
Je comprends alors pourquoi l'on parle de Portes de Fer. Ici, l'eau semble s'écouler au compte-gouttes, comme soumise au bon vouloir de la montagne. La route est déserte, le silence total. Il n'y a que moi, le fleuve et la montagne. Liés de manière si intime, si complice, que j'ai l'impression d'en faire pleinement partie.



Les Romains déjà considéraient que ces fameuses Portes de Fer représentaient la fin du monde civilisé. Le Danube s'écoulait bien sur sur encore mille kilomètres après les gorges. Mais c'était déjà un autre fleuve, ou plutot le fleuve d'un autre monde, qu'ils regardaient toujours avec un certain dédain mêlé de dégout. Bien plus tard, ces portes conservèrent ce caractère teinté de mystère car, après elles, c'était l'Empire ottoman, les ennemis turcs qui menacèrent longtemps les Empires européens avant que les aléas du dix-neuvième siècle ne fassent taire cette menace. Les Portes de Fer alors, c'était à la fois une protection, et cet ailleurs inquiétant que l'on voulait ignorer. Le fleuve, à cet endroit, est plein d'écueils et de récifs. La navigation y a longtemps été impossible car trop dangereuse : et des siècles durant, les Européens en étaient réduits à regarder les Portes dans un silence inquiet, en se demandant avec nervosité : qu'est-ce qu'il y a, au juste, derrière ?

Les Portes de Fer - et j'y suis. Les passer en vélo n'est pas non plus chose aisée : les cotes se succèdent et le vent, terrible, ne me laisse pas beaucoup de répit. Cela ne rend l'instant qu'encore plus beau. Car moi aussi, sur cette centaine de kilomètres, je retrouve l'inquiétude et l'excitation des navigateurs. Il me faut moi aussi suer sang et eau sans savoir au juste ce qui surgira de cette suite de falaises plongeant dans l'eau, avec en tête toutes les légendes dont on entoura, siècle après siècle, cet autre monde qui n'était déjà plus l'Europe.
Mais il y a plus encore. Je ne peux en pédalant détacher mon regard de l'eau qui file en contrebas. Je suis le Danube depuis sa source - depuis deux mille kilomètres déjà. Je l'ai connu naissant puis impérial, synbole déchu mais toujours grand de l'Europe centrale. Aujourd'hui, ce Danube m'entraine ailleurs, de l'autre coté.

C'est moi aujourd'hui qui me demande ce qui m'attend derrière les Portes de Fer.

 Et un sentiment incroyablement intense, difficilement explicable, s'empare de moi tandis que je pédale, de plus en plus vite, le coeur battant. Celui de comprendre profondément, pour la première fois peut-être, le monde dans lequel je vis. De ressentir son unité, par-delà les siècles, par-delà les kilomètres. Et, surtout, celui d'en faire partie, au plus profond de moi-même.



Un peu plus loin, un peu plus tard, les Portes de Fer sont derrière moi déjà. Devant, ce n'est plus, depuis plus d'un siècle, la Turquie, mais une large plaine qui vallone doucement, de temps à autre. L'été touche à sa fin sur le calendrier, mais ici, il joue les prolongations. Je ne dois pas être la première à le dire : la Roumanie a
quelque chose de l'Italie. Je la retrouve dans cette jolie langue pleine de "cha" et de "ca", dans les maisons blanchies à la chaux qui semblent saluer gaiement sur les bords des routes, dans les "ciao !" des vieux et des plus jeunes qui agitent la main sur mon passage. Ce matin-là, juste après les Portes de Fer, la route est belle, et les seuls véhicules avec lesquels j'ai à composer sont les charettes à cheval remplies de paille ou de monceaux de bois, cliché rassurant de la Roumanie rurale. Un couple de paysans rigolard me crie de m'arrêter, de m'approcher de la charette. La femme me donne en souriant deux belles grappes de raisin, me lance un "ciao, bella !" sonore et me laisse repartir.
Parfois, ma route est dure et chaque coup de pédale est un enfer.
Parfois, elle est sublime et je sens sur mon palais ce gout incroyable de liberté qui me terrasse et me donne des ailes tout à la fois.
 Et parfois, ma route, c'est cela : un vent doux qui me balaie les joues, des arbres juste assez grands pour me faire de l'ombre sur le bord du chemin, et quelques grains de raisin sucrés sur mon guidon, que je picore de temps à autre, sans même y penser.

mercredi 7 septembre 2011

Serbie des villes. Orsova, kilometre 2960

A Belgrade, la bureaucratie heritee du communisme constitue pour moi une benediction. L'attente d'un colis envoye de France en Chronopost mais bloque a l'aeroport de Belgrade du fait des innombrables papiers et preuves diverses que je dois fournir et que l'on me demande au compte-gouttes - photocopies du passeport, du tampon sebe, mais aussi attestation officielle du caractere personnel du colis et de l'importance que celui-ci revet pour la suite de mon voyage... - m'oblige a passer dans la capitale pres d'une semaine. Une semaine de repos, de promenades solitaires dans les jolies rues du centre de la ville, de douces soirees avec quelques filles belges rencontrees sur place - une semaine salutaire qui me donne envie de reprendre la route, qui me permet de retrouver, enfin, la cuiriosite et les fourmis dans les jambes qui m'avaient abandonnee un peu avant Belgrade.



Je loge chez Milos. Il se presente comme journaliste de cinema - un grand mot certainement pour designer le magazine dans lequel il travaille dix jours par mois, et qui lui font gagner une centaine d'euros. De l'argent de poche, en somme : Milos a vingt-huit ans et vit encore chez sa mere, dans un immeuble de la banlieue de Belgrade. Il m'a invitee sans d'ailleurs lui demander, ni meme la prevenir. Depuis sa chambre, elle me regarde arriver avec un peu de mefiance. Nos rapports seront cordiaux, d'ailleurs, mais j'apprendrai un peu plus tard par Milos qu'elle lui a vertement reproche mon sejour chez eux. "Oui, tu comprends... Je ne fais pas d'effort pour chercher un travail. Alors je crois que ca l'enerve un peu de voir que, dans le meme temps, je ramene des gens a la maison, comme ca". Effectivement, je ne peux que comprendre. Et mesurer ce que la situation a d'invivable. Milos s'approche de la trentaine et ne peut esperer aucune intimite, quand sa mere, qui vient de feter ses soixante fait encore a manger pour un grand ado de vingt-huit ans. Mais a Belgrade, la situation n'est pas inedite. Milos mesure la difficulte de trouver un travail qui lui permettrait d'avoir un logement a lui. Alors, il a trouve la solution : il ne cherche plus. Ce n'est pas le seul que je rencontre, a Belgrade, a vivre dans cet entre-deux permanent, a osciller entre un fatalisme qu'il appelle "optimisme" et une revolte un peu sterile contre cet etat des choses qu'il n'a plus vraiment le courage de changer. Et je le comprends un peu : apres avoir passe une semaine a courir apres mon colis, a me heurter a l'absurdite de l'administration serbe, je me suis moi aussi laissee rattrapper par cette torpeur et ce fatalisme. Alors une vie entiere ! Reprendre le velo, me remettre en mouvement, est d'autant plus important.




Pancevo, quelques kilometres apres Belgrade. La ville industrielle porte encore les stigmates des bombardements de l'OTAN, et les raffineries eventrees par les bombes diffusent dans l'air un poison qui vient grossir demesurement les statistiques sur les cancers developpes ici. Je dors pour une nuit dans l'appartement minuscule de Cornelia, au dernier etage d'une immense tour de beton. C'est son compagnon, Mare, maire d'un village aux environs, dans lequel je m'etais arretee la nuit passee, qui m'a invitee chez elle. Sans lui demander son avis. Il l'a seulement prevenue d'un coup de fil rapide et expeditif. "Tu as une invitee pour la nuit. Essaie de rentrer tot".
Mare porte toujours sur lui le parfum ecoeurant d'une eau de toilette bon marche. A son cou, une chaine en or, a son poignet, des bracelets qui cliquettent. Il parle toujours aux femmes d'un peu trop pres, enserrant les epaules de ses interlocutrices d'un geste dont on ne sait jamais s'il est protecteur ou plus ambigu. Il y a, dans sa maniere de vouloir m'aider, quelque chose qui me derange profondement.
Et je ne peux m'empecher de me demander, lorsque je vois Cornelia arriver pour la premiere fois, ce qu'elle fait avec lui.
Cornelia a trente ans lorsque Mare en a cinquante-deux. Elle est tres belle, toute pimpante dans sa jolie robe noire et, lorsqu'elle pousse la porte de l'appartement et qu'elle me voit, son immense sourire me rassure - je me sentais tellement mal a l'aise a l'idee de dormir chez quelqu'un a qui on l'avait impose. C'est que Cornelia parle anglais - un peu seulement : elle l'a appris a l'ecole, et n'a jamais l'occasion de le pratiquer. Mais ces quelques mots qu'elle prononce, en balbutiant au debut, puis avec un peu plus d'assurance, ces bouts de conversation que nous echangeons toutes les deux, tout au long de la soiree, lui sont incroyablement precieux.
Car voila : Mare, lui, ne parle pas anglais. Tout juste annone-t-il les phrases usuelles - "how are you ? what's your name ?". Une fois cela effectue, il reste assis sur la banquette du restaurant ou il nous a invitees et nous regarde en souriant, un peu betement, mais toujours avec cet air auto-satisfait qui me deplait de plus en plus.
Cornelia de temps a autres lui sourit, caresse affectueusement sa main par dessus la table. Mais ce qu'elle me raconte, en anglais, est bien different.
"Je travaille dans une petite epicerie ici, a Pancevo. Mais je ne supporte plus mon metier. Tu te rends compte, j'ai trente ans et je suis condamnee a vendre toute ma vie des bouteilles de lait, sans pouvoir changer... Mais qu'est ce que tu veux que je fasse ? Je devrais deja etre contente d'avoir un travail. Ici, c'est une chance.
 Le probleme c'est l'argent aussi. Tu as vu la ou je vis. Pour moi ca va, mais pour ma fille.. Elle a quatre ans, et elle habite au village, avec son pere. J'ai divorce il y a quelques annees.Avec l'argent que je gagne, je ne peux pas l'elever chez moi. Je la vois, une fois par semaine. Elle vient me rendre visite, denain a Pancevo. C'est tout.
Alors, oui, j'ai un travail. Mon salaire me sert a payer mon loyer. Une fois cela fait, il ne me reste rien. Le reste, c'est Mare qui me le donne. La nourriture, quelques habits. Il m'aide beaucoup. Financierement, tu vois.
Ce que je voudrais c'est avoir une maison au bord de la mer, avec ma fille. Ou bien partir a l'etranger. Si un jour j'ai la chance de pouvoir habiter a l'etranger, je te jure, je pars tout de suite, je quitte Mare immediatement. J'emmene ma fille, c'est tout. De toute facon, il me remplacera vite ! Si seulement je pouvais partir..."
Et elle me debite tout ca, de plus en plus vite, tout en adressant toujours les memes sourires a Mare, qui ne comprend rien. Elle s'en fiche : pour ce soir, elle a la superiorite sur lui. Pour ce soir, elle peut me dire ce qu'elle veut, me faire comprendre a demi mot l'horreur de sa situation de femme entretenue qui ne peut esperer autre chose que de rester la, dans son epicerie, a dependre d'un homme qu'elle n'aime pas, et a penser a sa fille et a la vie qu'elle ne peux pas lui offrir. Je la sens qui jubile a me raconter cela alors qu'il ne comprend pas, a gagner pour une soiree au moins un peu de l'independance qu'il lui refuse sans menagement d'habitude. Et je partage un peu de sa jubilation. Mais au retour du restaurant, en le regardant lui caresser les cheveux avec complaisance, et l'appeler de sa voix mielleuse "mon chaton, mon chaton...", plus que du fait de cette odeur persistante et agressive d'eau de toilette, j'ai la nausee.

mardi 30 août 2011

Premieres angoisses. Belgrade, km 2660.


Je prends du retard sur ce blog. Il est vrai que je n'ai pas trop eu l'occasion de trouver des accès à internet ces derniers temps. La vraie raison, c'est que j'ai eu peur.J'ai eu peur de venir raconter ce que je vivais parce que je n'en étais pas très fière. Et qu'il m'a fallu un bout de temps avant de pouvoir digérer cette semaine et les états d'ame qui n'ont eu de cesse de l'accompagner.

Ivan et Dragica ont soixante-dix ans, un peu plus, un peu moins. Ils me reçoivent dans une maison qui, au fond, n'en est pas une. A la place, ce sont quatre pièces indépendantes les unes des autres, quatre granges plus ou moins aménagées en pièces à vivre. Ivan et Dragica vivent seuls ici. Ils n'ont pas d'enfants - "C'est mieux comme ça !" me dit Dragica en riant. Ivan a travaillé longtemps comme menuisier avant qu'un accident de machine ne vienne lui arracher trois doigts et le condamner au repos forcé avec une petite pension d'invalidité qui les fait vivre tous les deux aujourd'hui. Dragica a travaillé douze ans à l'usine ; ce n'est pas assez pour pour pouvoir espérer une retraite. Ivan croit en Dieu. Dragica, non ; c'est un drole de couple que j'observe par-dessus la tasse de café en poudre - elle qui s'inquiète de manière si pragmatique de la manière dont je vais vivre l'année qui vient, et lui, qui répète inlassablement : "Mais je te dis qu'il n'y a pas de problèmes, puisque je prierai pour elle !"
Assis sur le lit qui sert aussi de canapé dans la cuisine, Ivan me parle, des heures durant, de sa révélation chrétienne. C'était en 1993, pendant la guerre. Il avait alors prié des nuits durant pour que les bombes les épargnent, Dragica et lui. Elles les ont épargné, Ivan s'est mis à étudier la Bible. Il me raconte avec force détails les nuits d'angoisse pendant lesquelles les bombes sifflaient tout autour de lui, et ces journées de folie, quand l'inflation était tellement forte que plus personne ne comprenait ce qui se passait. Il a conservé de cette période un billet d'un million de dinars qui ne permettait pas alors d'acheter un litre de lait. Et puis, d'autres souvenirs, d'autres bombes : Ivan avait 6 ans en 1944. Il me raconte la main de sa mère qu'il se rappelle avoir serré si fort, cette année-là, tandis que Dragica dépose sur la table le repas du soir : un peu de pain et d'énormes morceaux de lard qu'elle découpe de la pointe de son couteau. Il me raconte enfin, avec encore quelques étoiles dans les yeux, le premier Russe qu'il a vu, à la libération. Quel souvenir ! Il était immense, terriblement effrayant, posté devant la petite boutique ou Ivan allait acheter des bonbons. Mais il avait regardé le petit garçon droit dans les yeux, avait souri, et avait sorti de la poche de sa chemise un petit harmonica qu'il lui avait donné. La scène est digne d'un film. Ivan rit doucement en l'évoquant.
Le lendemain, au moment de partir, Dragica et Ivan m'apportent dans un sac en plastique poisseux un pique-nique monstrueux avec des morceaux de lard qui font mon repas pour une semaine. J'ai l'habitude de ces attentions. Mais Dragica revient avec un pantalon et deux vestes qu'elle me force à prendre dans mon sac, pour quand il fera froid. Ivan sort de la poche de son jean son porte-monnaie, qu'il ouvre pour sortir tout l'argent qu'il renferme. Il me tend le paquet de billets. Je panique, je secoue la tête, répète bêtement non. Je maudis mes lacunes en serbe qui m'empêchent de lui expliquer que je ne veux pas de son argent, que je n'en ai pas besoin. Mais il ne comprend pas, me répète que c'est pour m'acheter du pain. De guerre lasse, Ivan glisse les billets dans ma poche. Je comprends que je ne peux pas refuser. Je repars le coeur gros, avec tout mon attirail qui coute plusieurs années de leur pension. Je me sens mal, plus incertaine que jamais quant à ce que je suis venue faire ici. J'ai la sensation d'être une imposture, pire encore, une spoliatrice. J'arrive quelque  part et je prends toujours beaucoup. Sans être vraiment sure de donner quoique ce soit en échange.

Cette sensation, probablement, est renforcée par les conditions de mon voyage, tellement difficiles en ce moment. La chaleur est harassante, suffocante, atteint au pire de la journée les 45 degrés. La Serbie s'étend devant moi comme une immensité plane et aride, striée par des routes qui s'étendent, rectilignes, sur plusieurs dizaines de kilomètres. Je ne rencontre personne d'autre que, parfois, des chiens de bergers qui défendent âprement leur territoire face à la menace que je constitue, ou des travailleurs, de temps à autre, le dos courbé par l'effort, la peau luisante de transpiration. Lorsque nous nous croisons, chacun regarde l'autre comme s'il était un mirage, une apparition venue de nulle part, dont l'existence même est inconcevable par cette chaleur. La Serbie toute entière m'apparait irréelle, enveloppée d'un brouillard brulant.

Et lorsqu'enfin j'arrive à destination, c'est mon corps à présent qui parle en premier. J'ai besoin d'une douche, j'ai besoin d'un immense verre d'eau, j'ai besoin de manger, j'ai besoin de dormir. Je ne peux plus me satisfaire d'un autre rythme, j'ai du mal. Et cette dépendance si forte, que jamais je n'avais ressentie avant, me rend irritable, moins encline à la conciliation. Me voilà défaite, à nu. Je suis partie pleine de jolies idées, de principes inaltérables, la fleur aux dents. Je me croyais plus forte que jamais. Je croyais que j'étais comme ci et comme ça, je proclamais que je serais comme ci et comme ça. Je parlais de connaissance de soi, de beauté de l'effort, de partage universel. La vérité, c'est que je n'en savais rien. Et puis le voyage arrive. On pédale avec insouciance, le sourire aux lèvres, les premiers jours. Mais on arrive à chaque nouvelle étape
un peu plus usé, on en repart toujours un peu moins régénéré. C'est le risque d'un voyage de ce type : on croit se connaître à peu près. On dit qu'on part pour se chercher, sans trop savoir d'ailleurs à quoi cela correspond. Et puis, à force de se chercher, on en arrive à se trouver... Mais qu'arrive t'il si l'on ne supporte pas ce que l'on trouve ? Je me croyais courageuse mais la moindre petite contrariété m'abat. Tolérante mais je m'irrite dès que l'on ne réagit pas comme je le voudrais. Généreuse mais je ne fais, souvent, que prendre.

Comble de malchance, l'arrivée à Belgrade est la plus éprouvante qui soit. Le vent souffle par bourrasques dans mon nez pendant soixante-dix kilomètres. L'entrée dans la capitale se fait par une artère immense et criblée de trous, qui draine des centaines de voitures à la minute. Je ne mets pas longtemps à saisir le fonctionnement des bus ici : ils me klaxonnent systématiquement, quelques secondes avant de me dépasser. Pas pour me prévenir de ne pas faire d'écart, comme je le croyais naivement. Mais bien plutot pour me signaler qu' il faut me jeter immédiatement dans le bas-coté herbeux car il est hors de question qu'ils dévient d'un poil de leur route. Je m'en suis rendue compte quand le premier bus est passé si près que j'ai senti la carrosserie effleurer mon genou. Alors je serre les dents, je ravale mes larmes. Je ne regarde plus rien que mon guidon.
Et puis... En quittant l'artère, enfin, je respire. La rue parallèle est fleurie, on n'entend presque pas le bruit des voitures. Le Danube coule en contre-bas, plus paisible que jamais. Je relève la tete. J'ai l'impression que ça fait dix jours que je ne l'ai pas fait. Mais aujourd'hui, en regardant devant moi, je ne vois que la route qui me reste a parcourir. Elle m'apparait plus longue que jamais.

lundi 15 août 2011

Une lecon d'histoire. Budapest, km 2050

Il y a des étapes dans mon voyage que je projette, que j'imagine longtemps auparavant et qui me happent une fois que j'y arrive. Vienne était de celles-lá, bien sur. Istanbul en sera surement une autre. Et il en est d'autres, sur lesquelles je ne projette rien, des étapes que je veux passer au plus vite parce qu'elles ne s'inscrivent d'aucune maniere que ce soit dans mon imaginaire. Des étapes qui pourtant compteront dans mon voyage comme de bouleversantes surprises, des coups de coeurs imprévus, de nouvelles portes qui s'entrouvrent alors que je n'avais pas daigné les pousser.
La Slovaquie est de celles-la.
Le bout de Danube qu'elle partage avec la Hongrie est si petit qu'á la préparation de mon voyage, je n'avais meme pas entrevu le fait qu'il me faudrait y passer. Je m'imaginais déjá la montagneuse Autriche, la verte Hongrie. Mais la Slovaquie ? Quand, á Vienne, je m'étais rendue compte qu'inévitablement, j'y passerais au moins trois jours, je m'étais renfrognée devant cette étape imprévue. Je n'ai vu en la Slovaquie qu'un transit, une escale entre deux avions qu'on passe par obligation, en attendant la suite des aventures. Pas seulement parce que je ne parle pas la langue. Mais, surtout, parce qu'elle ne m'évoquait rien, parce qu'elle se posait lá, imprévue.

Pour mieux me donner raison, Bratislava, á la frontiere, m'apparait sous un ciel que je n'ai jamais vu aussi bas, grise a pleurer. Elle a la tristesse des anciennes capitales soviétiques dont le centre rutilant se heurte aux barres d'immeubles qui s'étendent á perte de vue. Et ce ciel, si triste, qui menace de me tomber dessus á chaque coup de pédale... D'ailleurs, c'est ce qu'il fait, et ma premiere journée slovaque se passe sous la pire averse qu'il m'ait été donné de subir depuis le début de mon voyage. Je serre les dents en pédalant contre le vent, crispée au possible comme pour mieux lui montrer, á cette satanée Slovaquie, que je ne vais pas m'en laisser conter !
Il faut tout de meme me résoudre á demander un toit. Apres de longues minutes á tourner en rond dans le village oú je me suis arretée, je demande á une femme qui rentre chez elle, pressée sous son parapluie, si par hasard elle parle allemand... Elle a l'air embeté, l'allemand, elle ne le parle presque pas, quelques mots tout au plus qu'elle se rappelle de l'école primaire. Mais on se comprend, malgré tout, á grands renforts de mimes, de mimiques, et de ces minuscules bribes de conversations que l'on parvient á échanger. La tente est plantée, la pluie s'est calmée, et moi je suis invitée á prendre le thé chez Marika, son mari Jane et ses filles, Victoria et Christina. Tronant fierement sur la grande table en bois, ravi probablement d'etre enfin utile apres de longues années passées sur l'étagere, le gros dictionnaire hongrois-allemand passe de mains en mains, feuilleté de maniere plus ou moins precipitée au gré des rebondissements de la conversation. De fil en aiguille, le thé est remplacé par du café, puis par les couvers annonciateurs du diner. Marika pose devant moi une immense assiette de bouillon de poule - un vrai de vrai, une véritable potion magique dont chaque gorgée me remet un peu plus sur pied. Mon voyage est dur car dans les moments difficiles, je ne peux me raccrocher qu'á la promesse incertaine d'un toit et d'un couvert le soir. Ceux-ci ne me sont jamais dus : ce sont des cadeaux, que l'on ne me fait pas toujours. Il n'est pas facile de pédaler contre le vent sans pouvoir se raccrocher á ce qui nous attend á l'arrivée. Mais quand c'est un bouillon de poule que l'on nous sert, dans une immense assiette, et avec une bourrade affectueuse sur l'épaule, tout est immédiatement effacé - je repars a zéro, rassérénée comme jamais.
C'est Marika qui se fait le temps d'une soirée l'interprete de la famille. Jane parle tres vite, en me regardant, puis pousse sa femme du coude : "Allez ! Traduis !" Et Marika de se plonger dans son dictionnaire : "Il... dire... il... préférer... moteur... dessus... vélo." Je reconstitue mentalement la phrase commencée il y a dix bonnes minutes, sous le regard attentif de Jane qui guette ma réaction á sa blague. Enfin, j'esquisse un rire laborieux qu'il reprend sur le meme ton. La conversation n'est pas des plus spontanée et les jeux de mots probablement pas aussi piquants qu'ils ne devraient, mais qu'importe. Le plaisir d'échanger est intact, et tellement fort malgré ces obstacles linguistiques qui empechent toute subtilité. Oui, nous sommes grossiers ce soir dans cette petite cuisine, a essayer tant bien que mal de nous raconter avec dix mots de vocabulaire mal prononcés. Nous sommes beaucoup trop lents, peut-etre un peu risibles avec nos gestuelles exagérées et nos soupirs satisfaits quand nous parvenons á nous comprendre. Et pourtant, nous ne pouvons pas faire autrement que d'essayer, encore et toujours, de parler, de nous comprendre. C'est plus fort que nous. Je redoutais ce pays dont je ne comprenais pas la langue. Pourtant, le partage se moque bien de la langue. Il est au-delá, bien au-delá.
Au moment de regagner ma tente, c'est dans leur anglais balbutiant d'écolieres que Victoria et Christina me demandent : "Please, Juliette, come tonight sleep in our room..." Le partage s'affranchit de la langue, l'hospitalité aussi.


Le décor est un peu different la nuit suivante. Aniko habite á Amsterdam avec ses deux fils, et parle parfaitement l'anglais. Elle rend visite á sa mere, Maria, veuve depuis l'année derniere. Dans le village, il n'y a pas grand chose á faire d'autre que de rester á la maison toute la journée, profiter du jardin, bavarder paresseusement. Mais aujourd'hui, Aniko, exceptionnellement, est allée á l'épicerie acheter des gateaux. C'est lá que je la cueille. Quand nous arrivons chez sa mere, mon vélo chargé comme un mulet, celle-ci leve les bras au ciel, faussement désespérée. "Aniko, Aniko ! Je comprends pourquoi tu ne vas jamais faire les courses si á chaque fois que tu y vas tu me ramenes une francaise !"
Je suis encore en Slovaquie. Pourtant, la famille est hongroise - le village entier est hongrois. C'était déjá le cas chez Mariko, la veille, et je n'avais pas alors compris pourquoi.
Au lendemain de la premiere guerre mondiale, l'Autriche-Hongrie, puissance défaite, est disloquée sans ménagement. Au gigantesque empire des Habsbourg succedent une foule de petits états que les vainqueurs composent avec euphorie en tracant de nouveaux traits sur la carte d'Europe. Le Danube constitue alors une frontiere naturelle bien pratique. Au nord, ce sera la Tchécoslovaquie. Au sud, la Hongrie. Et tant pis pour les villages qui se retrouvent á présent du mauvais coté de la frontiere. Le nouvel ordre européen peut enfin s'établir.

Depuis la France, cet épisode de l'histoire est une broutille, une anecdote dont nous peinons á nous souvenir, quatre-vingt-dix ans apres. Les Hongrois de Slovaquie portent toujours en eux une blessure profonde á l'évocation de cette trahison des puissances occidentales. Il n'y a qu'á voir la vitesse á laquelle parle Maria, ses grands gestes et les intonations de sa voix lorsqu'elle me parle de Clémenceau, ce traitre qui les priva de patrie, et du traité du Petit Trianon, qui les condamna á un exil perpétuel. Aniko ne parvient surement pas á me traduire en anglais toute l'étendue de la peine de sa mere, déracinée á jamais. Francaise, je peine á comprendre cette blessure si profonde, ce malaise si paradoxal : Maria ne veut pas appartenir á la Hongrie. Elle laisse tomber, désabusée : "Jamais je ne me sentirai slovaque. Mais je ne veux pas de la Hongrie. Tu sais pourquoi ? Parce qu'en Hongrie, ils ne sont pas vraiment Hongrois. Ils se fichent des traditions, ils ne savent pas ce que c'est. Ici, au moins, on les respecte, les traditions. Les vrais hongrois, c'est nous !" Et pour mieux appuyer ses propos, pour mieux me prouver qu'elle détient le secret de l'identité hongroise, elle retourne á la goulache qui mijote sur le feu. Aniko me glisse : "Elle a raison. Ici, nous sommes plus purs, plus hongrois qu'en Hongrie. Mais au lieu d'avoir du ressentiment contre le monde entier, on devrait seulement etre fiers de cette pureté." Drole de paradoxe, une fois encore, que cette famille qui demande seulement qu'on la laisse vivre tranquille et qui me parle de pureté des peuples sur le ton de la conversation.

La blessure qu'a fait l'Histoire dans la région, il y a quatre-vingt-dix ans, ne s'entretient pas seulement dans les cuisines des foyers. Ici, avoir la double nationalité est interdit. Parler hongrois dans les lieux publics n'est pas toujours toléré. Et le parti d'extreme-droite slovaque semble multiplier ces derniers temps les actions contre les minorités hongroises. Quittant sa goulache une nouvelle fois, sans pouvoir tenir en place, Maria m'apporte un article de journal relatant la derniere campagne anti-hongroise du parti d'extreme-droite. Elle me montre leur logo, la double-croix qui apparait aussi sur le drapeau slovaque. "A l'origine, ca vient de Hongrie, ca. Tu vois, meme ca ils nous l'ont volé !"
Quatre-vingt-dix ans apres le traité de Versailles, les choses ne se sont pas arrangées ici. La tolérance entre les deux peuples a encore des progres á faire, les Hongrois de Slovaquie n'ont pas de pays, et Maria leve toujours les bras aux ciels lorsqu'elle évoque Clémenceau.

Je quitte la Slovaquie avec l'envie furieuse d'apprendre le Hongrois, le Slovaque, de me replonger dans mes livres d'histoire et de revenir, le plus vite possible.