mercredi 25 avril 2012

L'Inde des Grands Moghols. Varanasi





Me revoilà donc pour un temps, et avec bonheur, redevenue piétonne et voyageuse plus classique.
A Jaipur, ma décision de laisser là mon vélo me permet de rester quelques jours supplémentaires, et d'assister à la grande fête que la famille de Kanu avait organisée pour commémorer la mort de l'arrière-grand-mère, quelques années auparavant. Cela faisait des jours que tout le monde ne parlait que de cette fête, et la famille était arrivée au compte-gouttes, des quatre coins du Rajasthan, toute la semaine précédente. Chaque jour voyait la maison un peu plus remplie, un cousin venant s'ajouter à l'autre pour dormir tous en rang d'oignons, dans le grand salon ou la chambre de Kanu. A cela s'étaient ajoutés des rituels toujours différents selon les jours, en prévision de la grande cérémonie : le henné sur les mains, l'huile de coco dans les cheveux... Drole de mélange, entre rites obligatoires et joies des retrouvaille. Kanu et ses cousines chuchotent en pouffant jusque tard dans la nuit, confidences échangées sur les matelas posés par terre.


Le dimanche matin nous cueille tot avec l'arrivée de toute la famille élargie, qui débarque aux premières lueurs de l'aube, piaillant, s'échangeant les bises en même temps que les dernières nouvelles puis fonçant chacun son tour dans la salle de bain pour une douche salutaire. 
Les choses se précisent aux alentours de dix-neuf heures. Les femme se précipitent dans la chambre, des étoffes multicolores dans les mains. C'est que pour la cérémonie, il est d'usage de porter quelque chose de neuf. Et les saris qu'elles ont choisi pour l'occasion sont tous somptueux. A chaque fois que l'une d'elle sort de la salle de bains attenante, vêtue différemment du moment ou elle y est entrée, j'en ai le souffle coupé. Saris vert bouteille, saris jaune roi. Le plus majestueux est sans doute celui de la jeune tante de Kanu, un sari bleu nuit presque noir dont les perles argentées qui le parsèment sont autant d'étoiles.


Au rez-de-chaussée, les chants de prière sont déjà tonitruants. Il est vingt heures : ils dureront jusqu'à quatre heures du matin. Tout le monde est assis en tailleur, autour du prêtre - un membre de la famille - qui s'époumonne dans le micro, accompagné de son harmonium, d'un violoniste et de quelques percussionnistes. Au centre du cercle qu'ils forment, le père de Kanu, l'ainé des petits-enfants de la défunte, danse, tout seul. Il dansera toute la nuit, sans jamais s'arrêter. Comment traduire l'expression que je découvre sur son visage, au moment ou je l'aperçois ? Comme un bonheur pur, qui le fait sauter, le yeux clos, qui lui fait arborer un sourire de félicité inébranlable. Sa danse est tantot frénétique, tantot extatique, au grédes chants religieux, au gré de son humeur.. Car ce qui l'anime semble plus complexe qu'une simple joie. Ainsi je le vois s'approcher de sa mère, le même sourire heureux aux lèvres, la regarder une seconde, en suspension... Et tomber dans ses bras, en larmes, sans pouvoir se calmer.


Sur la piste de danse, il est tantot rejoint par les uns ou les autres qui dansent tous avec le même bonheur. Kanu et ses cousines s'autorisent une danse toutes les demi-heures, auxquelles je me joins à chaque fois. On prend parfois à pleines poignées des pétales de roses qu'on jette sur l'assemblée. On se bénit avec des bougies, de la poudre ou même des billets de banque, auxquels on fit faire ds tours au-dessus des têtes avant qu'ils ne finisent dans l'harmonium du prêtre musicien. Et l'on accueille les nouveaux arrivants dans d'immenses embrassades. Les hommes dansent, leurs neveux dans les bras. Les plus vieux ont aussi droit à leur tour de danse, soutenus par les plus jeunes. Beaucoup de rire, quelques larmes, une nuit de danses et de prières ; cette cérémonie, c'est aussi et peut-être avant tout la possibilité de retrouver pour une soirée toute sa famille, tous ceux qui avaient la défunte pour aieule. 


Le lendemain matin, je quitte jaipur dans un décor de champ de bataille - le salon investi de dizaines de dormeurs couchés n'importe comment. Direction Agra !

Après Jaipur, le plaisir que me procure le fait me retrouver seule avec moi-même est très ressourçant. Les quelques jours passés à Agra ne me font pas rencontrer grand monde - et c'est très bien comme ça. J'apprécie trant le fait de ne plus être l'objet permanent de l'attention de tous et rétrospectivement, je comprends à quel point cela était pesant... Alors ces jours passés à Agra, je les passe dans un état d'esprit particulièrement contemplatif, ne recherchant pas vraiment le contact, jouissant du fait de pouvoir enfin être à nouveau spectatrice et presque invisible. 



D'ailleurs, Agra, une fois passé le premier choc de l'ambiance un peu excécrable, des gamins qui vous suivent une demi-heure pour une roupie ou un chocolat, des sollicitations permanentes et toujours intéressées, m'apparait presque charmante. Agra, la ville des grand moghols et de l'influence persane, la ville du pouvoir et de la splendeur, la ville de la douleur d'amour, en même temps que celle de la crasse, de la poussière, des ordures. Le Taj Mahal est un sublime joyau qu'encadrent des décharges à ciel ouvert et de vieilles ruines. Je l'admire, d'un jardin un peu en retrait. Ce n'est pas le seul trésor à émerger du chaos d'Agra. D'autres tombeaux d'autres souverains se dressent là, comme perdus dans cette ville qui pourtant n;a pas du beaucoup changer en trois siècles. Mais le contraste n'est jamais complètement choquant et le Taj ne détonne pas au milieu de la décrépitude ambiante. Je suis contente d'avoir choisi ce jardin pour le découvrir. En passant les portes de l'enceinte, en entrant par la "vraie entrée", j'imagine  que l'on doit se sentir minuscule, submergé par le Taj, par cette douleur immense, cet amour sublime et parfait. De loin, au-delà de la rivière, dans ce petit jardin, le Taj ne fait pas cet effet. ENtouré de toute cette vie déglinguée, il apparait comme un vieux complice, juste un peu plus beau, un peu plus éclatant que le reste, mais pourtant fait du même roc. Il serait surement moins beau sans tout cela. Ainsi, il nous parle à chacun, au plus profond de nous. Il nous dit l'amour que l'on connait tous, pur comme le marbre blanc, indissociable du reste de nos vies.
Agra, ou quelques unes des plus belles pages de l'histoire des civilisations se sont écrites, et qui semble aujourd'hui, dans la débauche de vie et de bruits des ruelles tortueuses, en assumer joyeusement l'héritage...


mercredi 11 avril 2012

Quelques vacances. Agra.

 
 
 
Après Bundi la bleue, de laquelle j'ai bien du mal à m'arracher, Jaipur la rose. Les couleurs ont changé et je suis ici reçue dans une famille, mais l'angoisse reste la même. Une angoisse terrible qui oppresse ma poitrine et me donne tous les matins de belles crampes d'estomac, à l'idée d'affronter à nouveau les quarante-deux degrés ambiants, le trafic fou et la cohue à chaque arrêt. Je broie du noir dans les rues roses, incapable d'envisager lucidement la suite du voyage. Un rien me fait perdre pied, et je me raccroche, désespérée et pour n'importe quelle décision à prendre, à Tarun, le fils de la maison, qui a mon age et qui semble un peu dépassé par la situation : une Française en détresse dont on se demande, à la voir aussi démunie, si elle vient vraiment de France à vélo. Et ce n'est pas tant la difficulté du voyage qui me fait à ce point douter, que cette attitude résolument fermée à tout que j'adopte en ce moment, et qui va à l'encontre de toutes mes valeurs de voyageuse. 
C'est lorsque je me surprends à regarder dans le Guide du Routard s'il existe des avions ralliant Jaipur à Paris que je me rends compte d'à quel point la situation est critique. Il me faut vingt-quatre heures de plus et une longue promenade solitaire dans les rues de Jaipur pour que, soudain, après deux semaines de doute et de panique, la solution m'apparaisse clairement : je ne peux plus voyager en vélo en Inde. Persister serait ridicule. Ce serait user mes dernières forces et m'acheminer inévitablement vers une catastrophe : un accident peut-être. Un retour prématuré en France surement. Cela n'a pas de sens de voyager sans envie. Alors tant pis pour la vallée du Gange que je ne descendrai pas en vélo. Tant pis pour ce gros millier de kilomètres que je parcourrai en bus, tant pis pour mon dernier mois en Inde ou je ne toucherai pas à mes pédales. Tant pis, parce que soudain je sais que c'est la seule manière d'aller jusqu'au bout, et d'y aller sans rien regretter.



Pourquoi autant de temps pour prendre cette décision ? Surement parce qu'il faut du temps pour renoncer. Parce qu'après avoir fait 9500 kilomètres, on espère un peu passer le cap du dix-millième au plus vite. Parce qu'on veut toujours se croire très fort et parce qu'on se dit qu'en surmontant cette nouvelle épreuve on en imposera, aux autres et à nous-même. Autant de raisons mauvaises et puériles dont se défaire est loin d'être facile. Et pourtant, une fois que ma décision est prise, je sais que c'est la bonne. Ce n'est pas une décision par défaut. Au contraire : j'ai l'impression en la prenant d'avoir un peu grandi, affranchie du regard des autres et de mes propres barrières. A Calcutta, j'y arriverai en bus. Et alors ? A ce degré de fatigue, de lassitude, et de détresse, c'est la meilleure manière de voyager et d'essayer de comprendre l'Inde. Le vélo a été un moyen fantastique de me déplacer jusqu'ici. Il le sera encore en Asie du sud-est et en Chine. Mais pour l'heure et pour un mois, j'ai mieux à faire. Et soudain je me rappelle les valeurs et les principes de mon voyage, les vrais, ceux que j'avais oubliés depuis des semaines. Ce voyage, ce n'est pas tout faire pour aller le plus loin possible en vélo. Ce voyage, c'est d'abord tout faire pour comprendre le monde dans lequel je vis. Découvrir, partager, rester curieuse et éveillée. Et grandir en acceptant que, parfois, les choses sont un peu trop compliquées, et que le chemin n'en est pas moins beau pour autant.

Et instantanément tout devient plus facile. Maintenant que je sais que les trois prochaines semaines, je les passerai à vadrouiller en bus, quelque part plus libre de mes mouvements et surtout plus anonyme et peut-être moins impliquée, l'avenir me parait radieux, excitant à nouveau, et l'Inde un pays de nouveau attirant. Je suis toujours dans les rues de Jaipur, et au moment même ou je prends ma décision, je suis justement dans une rue que j'arpentais deux jours auparavant. Mais ces marchands de pates de toutes les formes et de toutes les couleurs, ces tas d'épices incroyables sur le trottoir, et le sourire de ceux dont je croise les regards, je ne me rappelle pas les avoir vus la dernière fois... Toute fermée que j'étais, emprisonnée dans mon angoisse, repliée à l'intérieur de moi-même.



Je reste une semaine a Jaipur, dans la famille Nagar qui m'accueille. Avec ce besoin de rester assez longtemps pour construire un début de relation. C'est aussi cela qui a manqué jusqu'ici dans mon voyage en Inde. Quand Tarun se décarcasse pour faciliter au plus mon séjour, sa soeur Kanupriya, dix-huit ans et un physique frêle de souris passe des heures à bavarder avec moi, à se raconter. Elle m'affirme haut et fort qu'elle ne veut surtout jamais se marier. Un choix détonnant dans un pays ou tout est fait et pensé en fonction du mariage. Elle sait très bien que les filles célibataires, une fois passés les vingt-cinq ans, s'exposent aux commérages des voisins, aux rumeurs les plus insultantes et à une réputation qu'elles traineront toutes leur vie. Elle sait aussi que ses parents lui ont affirmé que si elle trouvait un bon job, capable de subvenir à ses besoins, ils ne s'opposeraient pas à son choix. Elle n'en démord pas : le mariage, ça n'apporte que des problèmes. Elle a trop vu sa mère faire passer la famille avant elle-même. Elle revendique le droit à l'égoisme. Je me demande combien de temps tiendra sa décision. Peut-être qu'elle finira par tomber amoureuse et changer d'avis. Rien n'est moins sur : le mariage d'amour n'est pas bien vu en Inde. Il est rare que les parents le soutiennent, vexés de ne jouer aucun role dans l'union ; et si celle-ci se passe mal, les filles auront bien du mal à trouver refuge et soutien dans leur famille. "Je te l'avais bien dit !". La formule et sans appel. A la rigueur, le célibat est préférable. Et Kanupriya n'imagine même pas la possibilité que tomber amoureuse puisse lui arriver, même si elle évoque de temps en temps en pouffant ce garçon "si mignon"...



Pas facile d'assumer des choix non-conventionnels dans une société qui fait pression sur chaque individu. Mais elle en veut, Kanu ; ses quarante-cinq kilos au service d'une détermination à toute épreuve. Elle rêve de devenir ingénieur dans l'environnement, et d'allier inovations écologiques et transformations sociales. Son master, elle voudrait le faire à l'étranger. Ce ne sera pas facile de convaincre ses parents : ils ont déjà refusé que Tarun parte. Pour une fille, ils seront encore plus réticents. Il faudrait qu'elle parte avec une copine, ou que quelqu'un de confiance lui serve de chaperon dans son pays d'accueil. Je la sens déjà qui prospecte, l'air de rien : " Tu sais s'il y a des masters en sciences environnementales, à Paris ?". Il lui faudrait apprendre le français, mais ce n'est pas le genre de défis qui lui fait peur.
Quand elle avait huit ans, toute la famille a déménagé de leur village natal, Aklera, jusqu'à Jaipur. Elle et son frère ont été inscrits dans une école privée, ou tous les cours se font en anglais et que les enfants fréquentent d'ordinaire depuis bien plus longtemps. Il lui a fallu essayer de comprendre les cours dans cette nouvelle langue inconnue, en même temps que gérer la violence de ses camarades, trop heureux de pouvoir s'en prendre à deux campagnards fraichement débarqués et n'appartenant pas à la caste majoritaire. "Ils cassaient des oeufs sur la tête de mon frère, parce qu'ils savaient très bien que nous étions végétariens et que cela nous faisait horreur. Evidemment ils se moquaient de mes vêtements, de mon accent... Aujourd'hui on ne parle plus de cette période. Les rares fois ou on l'a évoquée, mes parents ont fondu en larmes." Ils se sont accrochés. Deux ans plus tard, elle était première de sa classe.

Aujourd'hui, elle s'est fait une place parmi ses camarades de lycée, puis de fac. L'ambiance est moins dure, mais la pression reste forte pour espérer trouver l'emploi rêvé. Elle me raconte ces années qui n'en finissent pas, ces examens à longueur de temps, et toutes ces nuits ou elle s'impose de dormir quatre heures pour passer le reste du temps à réviser. Pendant qu'elle me parle, je feuillette son carnet de liaison dont chaque page est marquée d'un slogan qui se veut percutant : "Le monde appartient à ceux qui se lèvent tot", ou "Si l'escalator du progrès est en panne, prenez les escaliers". Toutes les écoles du pays sont friandes de ce genre de maximes sensées édifier les troupes et les placardent partout. Leur répondent les phrases malicieuses plaquées sur les tee-shirts des ados : "Plus de devoirs ? Plus de soucis", ou la très populaire : "Je suis un être humain".


mercredi 28 mars 2012

La force de l'inertie. Bundi, km 9510




Et le revoilà, ce terrible sentiment de mélancolie que j'avais réussi à éloigner, ou qui s'était éloigné de lui-même, depuis quelques semaines. J'ai franchi les mille premiers kilomètres en Inde sans même m'en rendre compte. Mais je savais bien qu'il reviendrait, et le revoilà, ce doute, la revoici, cette irrépressible envie de rentrer qui n'en finit pas de s'imposer. C'est comme ça, ce voyage : cette alternance permanente de doutes et de certitudes, cette sensation qu'on va y aller, jusqu'à Shanghai, qui finit toujours par s'effacer devant celle que l'on n'y arrivera jamais, et puis qui finit toujours par revenir, malgré tout, et ce, parfois plusieurs fois dans la même heure. Comme c'est fatigant !


Cette fois-ci, il est arrivé progressivement, au contact quotidien de ce pays fatigant, usant, au contact aussi de ces familles avec lesquelles j’avais toujours un peu de mal à vraiment partager. Plus je progresse vers le nord, et plus l’accueil qu’on me fait est étouffant. Je suis tous les jours élevée au rang de grande curiosité par tous ceux qui croisent ma route. Mes repas de midi tournent court : il faut bien peu de temps avant que quelqu’un ne me repère, assise contre un arbre, un livre dans une main et un paquet de biscuits dans l’autre, et ne s’approche, les yeux ronds. C’est le signal : que l’un s’arrête et je suis perdue. Aussitot tout le voisinage débarque, se poussant du coude, rigolant de ma mine. Il ne s’agit pas de me parler ici : juste de s’approcher le plus près de moi, de me fixer obstinément, de commenter le moindre de mes gestes puis, après s'être enhardi, de se rapprocher jusqu'à me prendre mon livre des mains, pour voir ce que je lis, ou à sortir les téléphones pour me tirer le portrait. Et si je refuse, c'est encore plus drole : pensez-donc, essayer de la prendre en photo sans qu'elle s'en rende compte ! Impossible de fuir : même sur les routes les plus désertes, il y a toujours quelqu'un surgi de nulle part pour rejouer la scène dès que je mets pied à terre. 
Alors dans les villages, le soir, c'est bien pire. A chaque arrêt ce sont des dizaines de personnes qui m'entourent. On monte sur les voitures pour mieux me voir. Quand je demande un peu d'air, les plus autoritaires crient à la ronde : ''Allez, allez ! Y a rien à voir !''. Personne ne bouge. Et dans les maisons ou l'on me reçoit et ou je me refugie, je dois affronter avec plus ou moins de courage toute la soirée les hordes de ceux qui passent ''juste comme ça'', et qui éclatent de rire en me voyant, ravis de m'avoir trouvée, refusant de partir tant qu'ils n'auront pas au moins une photo de moi. Incapables de comprendre ma fatigue ou mon besoin de repos, ils me réveillent le soir pour une dernière photo avec les voisins retardataires.
Mon vélo n'échappe pas à la curiosité envahissante de ce peuple-enfant qui adore mais ne respecte pas. Et malgré toutes mes suppliques et mes explications, je sais bien qu'il suffit que j'aie le dos tourné pour qu'il soit inspecté sous toutes les coutures, les freins démontés, le dérailleur déréglé.


Et ce matin, justement, ma chaine saute à chaque tour de pédale, alors qu'hier soir, tout allait parfaitement bien. C'est pas vrai ! Je tiens un kilomètre et puis j'explose, de colère et de frustration. D'un coup, tout dans ce pays me parait intolérable. Je laisse éclater la fureur qui grandissait depuis quelques jours, en d'énormes sanglots rageurs qui me secouent autant que cette fichue chaine qui vient me rappeler, à chaque tour, à quel point je ne supporte plus d'être là, à quel point je n'arrive pas à trouver d'échappatoire à ma détresse croissante. Les camions fous qui m'obligent avec insouciance à me jeter dans le fossé en prennent pour leur grade. Je pique une colère noire.
Ca ne marche pas du tout.
Parce qu'ici comme partout on se rassemble autour de moi en rigolant, curieux de voir ce qui va se passer. Une blanche qui, en plus, s'énerve ?! Ils auront gagné leur journée.
L'Inde et moi, nous arrivons au point de rupture.
Un peu plus tard sur la route, je m'arrête un instant, toujours en maugréant, pour regarder l'état de ma chaine. Quand je me redresse, une fillette est là, qui me regarde d'un air incroyable. Elle me tire la langue, ses yeux brillent de colère et je vois bien qu'elle ne sait pas, qu'elle ne connait pas de gestes assez obscènes pour exprimer toute la haine qu'elle a pour moi. Incapable de gérer la fureur qui la prend quand elle me voit. Ca me calme immédiatement. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais qu'est-ce d'autre, ce petit démon en jupe plissée, qu'un miroir qui me renvoie l'image de ma propre colère, irraisonnée et excessive ?

Je me calme, oui, quelques jours, j'oublie, et puis soudain, c'est le court-circuit.
Il aura fallu une journée de repos, que je me décide à m'accorder dans une petite ville tranquille et plutot touristique du Rajasthan. Une journée ou je décide de prendre un hotel, de me couper du monde le temps de récupérer moralement et physiquement de la fatigue qui s'est accumulée. Et une journée pendant laquelle, quelle coincidence, je me mets à tousser, un peu, puis de manière démesurée. Je grelotte, je transpire, je tombe lamentablement malade d'une bronchite par quarante degrés dehors. Mon corps regimbe et ne veut plus me porter. Il profite de la seule journée depuis longtemps ou je relache la pression pour me le signaler. Court-circuit total : sans avoir fait attention aux signes avant-coureurs, aux petites maladies qui se succèdent depuis quelques semaines, aux baisses de moral et aux accès de colère, je suis prise de court devant l'ampleur de la révolte. Je me sens fatiguée comme jamais. Exténuée, privée de moteur. Je me sens usée, usée jusqu'à la moelle, sans plus aucun rêve, sans plus aucune envie tangible. Même dormir, je n'y arrive plus. Et je me retrouve, allongée sur mon lit, fixant les pales immobiles du ventilateur, et me demandant dans un brouillard d'incertitudes : "Mais qu'est-ce que je fais là ?"
Ces jours-ci, j'ai mille ans.

Parce que soudain je n'ai plus envie. Je n'ai plus envie de m'émerveiller chaque matin, je n'ai plus envie de garder les yeux grands ouverts écarquillés, toujours, je n'ai plus envie de tout ce partage et de toute cette gentillesse et de toutes ces couleurs non plus. Soudain je rejette tout, mon voyage et l'Inde dans le meme sac, je rejette tout ce que j'ai voulu découvrir, tout ce que j'ai déjà découvert, je rejette ce qui m'a poussé à partir. Je fais mine de ne plus m'en souvenir. Je rejette tout le chemin qu'il me reste à parcourir. Sans souvenirs et sans perspectives, ne reste plus que ce présent insipide de chambre d'hotel minable, ce bled ou je croupis en attendant... Mais en attendant quoi, au juste ?
A chaque quinte de toux, c'est mon voyage que je veux expulser, c'est toute l'énergie que j'aie pu déployer ces neuf derniers mois que je veux oublier et laisser derrière moi, toute cette énergie qui m'insupporte parce qu'elle me parait si loin déjà, et, peut-être, si vaine, si inutile. Et à chaque plat qui se présente devant moi et dont mon appétit récalcitrant refuse de prendre la moindre part, c'est comme si c'était ce voyage tout entier qui m'écoeurait, ce voyage tout entier dont je ne pouvais plus avaler la moindre bouchée, saturée, nourrie jusqu'à plus faim au biberon de la découverte, de l'aventure et du dépaysement.

Guest-houses, terrasses sur le toit : la vieille-ville est le repaire des touristes. On reconnait les Francais au Guide du Routard qu'ils promènent sous le bras ou qu'ils laissent trainer sur la table du restaurant. Plutot facile pour faire des rencontres. Mais ces jours-ci, même cela, je n'y arrive plus, incapable d'assumer mon role d'aventurière du bout du monde qui met quelques rêves dans les têtes des routards à qui je parle. Si distante de mon aventure qu'à la raconter je me demande si c'est bien moi qui suis en train de la vivre. Fascinée par ceux qui seront à Paris la semaine prochaine.
Clouée au sol, incapable de repartir.




lundi 19 mars 2012

Happy Holi ! Jahlawar, km 9300



Les journées qui suivent mon départ de Jalgaon me voient, enfin, tomber malade. Neuf mois environ que je le redoutais ! Mais la chaleur, qui commence à se faire intense, l'usure du voyage, le régime alimentaire draconien que ces purs végétariens me font subir ont finalement raison de ma santé. Insolation et fièvre inexpliquée se relaient pour me faire passer quelques jours désagréables. Les journées passées au fond de mon lit sont forcément des journées de spleen et de mal du pays. Il est plus agréable d'être malade et dorloté chez soi que seul au bout du monde ! Ces jours-là, j'en viens à ruminer les aspects de ce pays qui me gênent le plus. Et d'abord cet amour de la hiérarchie et cette culture du service, ou bien de la servitude. Il n'y a rien qu'ils aiment tant. Chez les familles aisées, c'est flagrant. Elles s'entourent d'une armée de serviteurs, de "boys" à la peau toujours plus foncée, chargés de porter mes bagages, de faire le jardin ou d'apporter un verre d'eau au maitre des lieux. On me fera régulièrement des commentaires sur la difficulté qu'il y a des nos jours à trouver des domestiques qui ne soient pas fainéants, ou qui ne demandent pas trop d'argent. Cela n'est d'ailleurs pas propre aux familles aisées : la classe moyenne elle-aussi veut ses domestiques et exige qu'ils restent là du matin au soir, quitte à sacrifier toute notion d'intimité et de vie privée. Le fait d'être servi prime. Plaisir qui se combine toujours avec le plaisir de servir. Qu'un invité se présente et il est accueilli avec le plus d'empressemement possible. Le verre d'eau qui se tend n'est pas qu'un simple verre d'eau, mais un verre posé sur un plateau que l'on présente à l'invité avec un léger hochement de tête et dont on attend toujours, patiemment, qu'il soit fini avant de repartir avec, en cuisine.
Les repas sont toujours particulièrement compliqués. Je ne mange bien souvent que toute seule, et toujours avant les autres membres de la famille. La portion qu'on me sert de riz, de lentilles et de légumes est toujours ridiculement petite, mais à présent je ne me laisse plus avoir : car je sais bien que sitot la dernière bouchée avalée, quelqu'un se précipitera pour me resservir, et toujours d'une ration trop petite, rien que pour le plaisir, dirait-on, d'avoir à me resservir à nouveau. Rien ne me crispe plus que ce léger froissement du rideau de la cuisine qui tente de se soulever le plus discrètement possible, que ce fugace coup d'oeil jeté à mon assiette pour vérifier que je ne manque de rien, tandis que personne ne me parle. Ce manque de spontanéité parfois, est pesant. Et il me faut en déployer, de l'énergie, pour réussir à dépasser ce statut d'étrangère, d'invitée, et réussir enfin à échanger, un peu plus simplement !



On m'avait prévenue, deux jours à peine après mon insolation, alors que je m'apprêtais à prendre la route : "Tu veux voyager le jour du festival de Holi ? Mais c'est très dangereux !". En enfourchant mon vélo, je m'étais dit que décidément, ce pays, c'était peut-être un peu trop pour moi. Car le jour de Holi, le grand jeu est de se lancer de la poudre colorée et des bombes à eau les uns sur les autres, et surtout d'en recevoir soi-même. C'est donc peu dire que, encore faiblarde, j'étais sur mes gardes en traversant les villages qui ne manquaient certainement pas de cacher, dans leurs ruelles adjacentes, des chenapans aux mains colorées. Et il est vrai que j'ai bien vu ce jour-là nombre de gamins hilares et colorés de la tête aux pieds, mais pas la folie que j'imaginais - et à laquelle il m'aurait fallu moi-aussi échapper. En réalité, c'est surtout parce qu'il ne s'agissait ici que de la première salve. Le vrai Holi allait de dérouler quelques jours plus tard - et ce jour-là, pas question pour moi de prendre la route.



C'est donc à Indore que je m'apprête à passer Holi. La veille au soir, une grande fête est organisée quelque part dans la ville pour commémorer le jour saint - car, aussi profane que paraisse les manifestations ce jour-là, Holi est d'abord un jour saint, ou l'on commémore la victoire du sacré - le bucher sur lequel brula la soeur d'un roi impie, et auquel survécut un fervent dévot. L'histoire est tragique et morbide à souhait - mais bon, à Holi, on ne s'en souvient pas trop. Et ce soir-là, justement, l'ambiance n'est pas aux lamentations, dans cette assemblée de messieurs en beaux costumes, de femmes en saris, et d'enfants galopant partout, au son de la musique beaucoup trop forte qu'un orchestre joue avec enthousiasme. Sur la scène, pour faire bonne mesure, deux petites filles immobiles et costumées figurent Shiva et Parvati. Les pauvres ne s'amuseront pas beaucoup de la soirée, figées dans la posture mythique des deux dieux. Pour le reste, la fête bat son plein. Tour à tour les femmes puis les hommes se lèvent et s'avancent au milieu de la fosse. Chez les femmes, qui tournent toutes en rond au rythme des tablas, la danse a quelque chose de sérieux et de consciencieux qui vient contraster avec leurs mines réjouies et leurs éclats de rire. Quand vient le tour des hommes, c'est la folie totale : on gesticule dans tous les sens, on s'embrasse et on hurle sa joie. Il n'y a pas d'autres mots : c'est une joie pure et sans bornes qu'ils laissent éclater. Pas une goutte d'alcool n'est servie, pourtant on se laisse aller avec bonheur aux plus complètes extravagances. Un mari à qui sa femme a laissé, le temps de chercher dans la foule leur petit garçon, son sac à main, devient instantanément l'objet des rires de la foule en liesse qui entreprend de le grimer en femme à grand renfort de maquillage et de couronnes de fleurs. Sa femme, revenue sur ces entrefaites, éclate de rire en découvrant le tableau et demande à être transformée en homme. Et aussitot le jeu s'étend, et tous les couples de l'assemblée, les messieurs aux beaux costumes et les femmes aux nobles saris, échangent leur role dans des gloussements incontrolables.




Et le lendemain ne vient pas tempérer les ardeurs. La journée commence pourtant tout à fait tranquillement. Tout au plus se barbouille-t-on un peu de poudre sur le visage en se souhaitant "happy holi", et l'on fait mine de ne pas trop prêter attention aux enfants qui s'aspergent copieusement dehors... Mais c'est un leurre. En vérité, la tension est palpable et tout le monde sursaute sans réussir à le cacher à chaque fois que la sommete retentit. Seul Tejas, le père, semble vraiment travailler, assis à son ordinateur. Enfin, sur les coups de midi, c'est l'explosion : la famille élargie débarque en frappant bruyamment à la porte, la mère de maison et sa fille, moitié hurlant, moitié riant, courent se réfugier dans la pièce du fond en prenant bien soin de claquer toutes les portes. Les mains couvertes de peinture, les nouveaux arrivants à qui on a fini par ouvrir se précipitent à l'intérieur dans un fracas indescriptible, en évitant tant bien que mal les meubles et les coins de murs de cet appartement décidément bien trop petit pour une telle débauche d'énergie... Du coup, la fête déborde dans le hall de l'immeuble. Splash ! La cage d'escalier. Splash ! La porte d'entrée. Tout est aspergé, repeint à la mode Holi, en de grosses taches roses et jaunes. A l'intérieur, l'appartement n'est plus qu'un champ de ruines multicolore, un chantier ou seul Tejas, toujours à son clavier mais peinturluré de la tête aux pieds, semble ne s'être rendu compte de rien. Les femmes, quant à elles, se débattent toujours, répétant à qui veut l'entendre que ça suffit, ravies en réalité de se retrouver ainsi barbouillées. Les bombes à eau commencent à pleuvoir tout autour de nous.Holi est assurément la fête rêvée des enfants du monde entier. Mais ce jour-là, dans ce hall d'immeuble, dans tous les halls d'immeuble de l'Inde tout entière, ce ne sont certes pas les enfants qui s'amusent le plus...



lundi 5 mars 2012

Jusque sous les ongles. Sendhwa, km 8800



Il y a quelque chose en Inde qui diffère vraiment des autres pays. On met un certain temps avant de comprendre ce que c'est, avant de mettre un mot sur cette force puissante et enivrante qui semble tout entier nous envelopper, sans jamais nous lacher. Et puis soudain on le remarque : l'Inde tout simplement est un pays plein - un pays entier, et même l'Iran et son raffinement à coté n'apparait que comme un espace imcomplet, ou comme un peuples qui n'a pas réussi, ou pas voulu, occuper totalement son territoire. En Inde c'est différent - en Inde, tout est saturé. Il n'y a jamais aucun répit pour aucun des sens, et les Indiens s'efforcent avec frénésie de remplir tout ce qui pourrait, à un moment ou à un autre, paraitre vide.
Il n'y a qu'à voir la manière dont ils mangent, sans couverts : il ne s'agit pas ici de porter simplement la nourriture à sa bouche, non ; il s'agit auparavant de mélanger le riz au curry et de touiller, de malaxer longuement la mixture de sa main doite, avec une délectation, une sensualité dont ils ne se lassent jamais. Le toucher : un sens qu'on néglige tellement chez nous ! En Inde, il se rappelle à chaque repas. Quant au gout, c'est pire encore. On le sature au maximum. La cuisine que l'on me sert est d'une finesse incroyable mais ne serait pas complète sans une sévère dose de piment qui enflamme mes papilles et leur fait crier grace trois fois par jour. Eux ne comprennent pas ce que l'on peut trouver à la fadeur.



Mes trajets sur la route sont plutot tranquilles, tant que je ne traverse pas de villages : je repose mes yeux au contact des douces couleurs du paysage, mes oreilles à celui d'un silence relatif. Mais l'entrée dans un village m'entraine immédiatement dans un tourbillon sidérant de puissance : tous mes sens s'allument et s'alertent à la fois. La vue : tout à coup c'est le même arc-en-ciel criard qui vient remplir mes pupilles. Ces saris sont trop rouges, trop jaunes, trop verts ! Même la burqa de certaines femmes musulmanes, qui ne laisse apparaitre que leurs yeux, semble trop noire. Les fleurs sont partout, provocantes de profusion. Flamboyants et bougainvillées débordent et tant pis si les couleurs ne sont pas assorties ; ce qui compte, c'est que cela pète, tonne, que cela marque, quoi !
L'odorat : difficile de décrire ce savant mélange de parfums qui saute immanquablement au nez dès que les premières baraques sont en vues, toujours à peu près le même, mais dont les subtiles variations différencient les villages qui s'égrènent... Un mélange de fumier et d'encens, de gaz d'échappement, de bétail et de noix de coco, qui me laisse toujours vaguement nauséeuse, une fois le village hors de vue.
L'ouie : au contact des villages, les klaxons, du reste jamais totalement en berne, se réveillent et hurlent à qui mieux-mieux, au milieu du meuglement des vaches, de la litanie incessante des prières, des vendeurs a la criée - et des hurlements de joie des gamins qui ne manquent jamais lorsque l'un d'eux a repéré le drole de vélo tout chargé de bagages qui descend la grand rue...
Si l'on rajoute à tout cela le trafic fou auquel il faut prêter une attention constante, les spectacles de rue et les scènes imprévues qui captent toujours mon regard, on comprend que je ressors de chaque village éreintée, aspirant à un peu de calme pour reposer mes sens avant le prochain assaut...



C'est ça, l'Inde, ce pays si complet qu'il pénètre partout, s'infiltre jusque sous mes ongles - j'ai beau les frotter et les récurer, ils restent ici toujours noirs de crasse et de poussière, noirs d'Inde. Qu'il me fait éternuer sans raison à longueur de journée, qu'il me pique les yeux et me brule la langue, et qu'il me laisse à l'intérieur une drole de sensation, celle d'une ame qui au contact de ces sens réhaussés voudrait grandir, grandir grandir... Pour se mettre elle-aussi à hauteur.

Avant Aurangabad, je m'arrête deux jours pour rendre hommage à Shiva.  Je n'arrive pas à savoir si la fête est nationale, si elle ne concerne que l'état du Maharashtra ou seulement ce petit village. C'est qu'il y en a tellement, des fêtes, et il y en a tellement, des dieux ! Je suis hébergée chez Arun, le médecin du village, et sa femme, petits vieux adorables qui m'emmènent chez le photographe pour une séance en bonne et due forme de laquelle ils me laissent un tirage. La démarche est jolie. Le lendemain, à la première heure, je vais avec lui sur les lieux du culte, à la confluence de deux rivieres sacrées qui coulent à quelques kilomètres de là. L'endroit est noir de monde, et les scooters qui trimballent toutes la famille peinent à se frayer un chemin parmi la foule des dévots. Alors nous, en voiture, nous n'avons aucune chance d'y arriver, et ce ne sont pas les coups de klaxons rageurs d'Arun qui changent grand chose à l'indifférence des gens autour de nous ! Nous rebroussons chemin, il faudra revenir dans l'après-midi. Nous nous rabattons pour l'heure sur un petit temple du village, dédié à Shiva et ouvert à la fête ce jour-là. Dans le minuscule édifice, une demi-douzaine de personnes sont rassemblées autour du lingam, l'emblême phallique vénéré du dieu. Un prêtre brahmane psalmodie des prières d'une voix monocorde, sans jamais s'arrêter. Deux hommes assis en tailleur versent sur le lingam une petite fiole d'eau, le plus doucement possible. Ils veillent à la remplir aussitot qu'elle est vide : il ne faut jamais qu'ils s'interrompent de verser, tant que le prêtre récite. A l'opposé du cercle, trois femmes assemblent avec minutie des fleurs coupées qu'elles déposent avec soin autour du lingam, selon une logique qui m'échappe. L'ensemble est pratiquement plongé dans la pénombre. Seules quelques bougies renvoient sur les murs en pierre leur omble tremblotante... C'est à peine s'ils remarquent mon intrusion. Je me plante dans un coin de la pièce, retenant mon souffle, ne comprenant rien à ces rituels et me laissant seulement bercer par la litanie et les effluves d'encens...




L'après-midi, nous retournons sur les rives de la rivière. Toute la famille nous accompagne pour l'occasion. Il y a toujours une foule compacte sur les berges. Des enfants tous nus courent sur les ghats, ces grandes marches qui descendent jusqu'à l'eau, permettant aux pélerins de prendre leur bain dans les eaux pures et purifiantes de la rivière sacrée. La foule se presse aux différents temples disposés un peu partout autour de la confluence. Dans le plus imposant, il y a près d'une demi-heure d'attente pour pouvoir déposer ses offrandes devant le lingam sacré ! Mais le spectacle est aussi à l'extérieur, toujours dans l'enceinte du temple : c'est assez fascinant de voir les sadhus, ces vagabonds mystiques en turban et qui croisent souvent mon chemin le long des routes, prendre refuge sous les arcades du temple et y vivre pour quelques jours, juste à coté des devots venus prier seulement le temps de l'après-midi. A deux pas de la foule en liesse, ils sont là, certains dorment, d'autres mangent, et le peu qui leur sert de vêtements sèche à la vue de tous sur des fils à linge de fortune tendus entre deux piliers...

Mais la vraie attraction de l'après-midi, c'est la visite rendue au gourou. On peut voir des photos de celui-ci un peu partout dans les maisons ou dans les rues. Rattaché au plus grand temple de la zone, il est naturellement le gourou de tous les villages environnants. Sangita, la belle-fille d'Arun, m'explique : "Le gourou, ce n'est pas un prêtre ; c'est quelqu'un qui nous donne des conseils, qui nous montre la voie. Nous, on lui rend visite une fois par an environ, on vient lui demander sa bénediction, lui demander son avis sur les choix qu'on doit faire. C'est un peu comme notre père !". Pour l'instant, il faut différer la visite au gourou - il n'est pas à son poste, au grand dam de tous ceux qui se pressent, qui se marchent les uns sur les autres, qui se haussent sur la pointe des pieds. Quant a moi, je suis très curieuse de le voir, ce gourou pour qui certains viennent de fort loin !
Je le verrai un peu plus tard dans l'après-midi : alors que nous sommes assis à l'ombre du temple, Arun nous appelle, ne tenant plus en place : ça y est ! le gourou est là ! Aux abords du tapis sur lequel il est assis, c'est la cohue : les gens se poussent et parlent tous en même temps. Nous nous frayons un chemin parmi la foule - l'autorité du médecin fait son effet ! Débouchant aux premières loges j'assiste médusée au spectacle d'un gros homme enturbanné, assis un peu lascivement sur une sorte d'estrade, tandis que les dévots qui ont réussi a s'approcher se bousculent pour lui baiser les pieds avec ferveur et déposer quelques billets dans les mains de ses acolytes. Lui baiser les pieds ! J'en suis à me demander s'il faut moi-aussi que je me plie en deux pour embrasser les petons du saint homme, quand le medecin lui hurle, pour se faire entendre, que je suis venue de France en vélo pour le voir. Rien que ça ! Cela n'a pas l'air d'étonner plus que ça le gourou, qui me regarde d'un oeil impavide, puis qui finit par fouiller dans la caisse en carton à coté de lui avant de me donner une noix de cajou en pendantif, sensée me protéger des démons. Ca tombe bien, l'oeil de Fatima que l'on m'avait offert en Turquie a rompu il y a à peine deux jours : les dieux semblent se relayer pour me protéger... Je reçois le cadeau sous l'oeil jaloux du public, tandis que la femme d'Arun me crie : "Remercie-le !! C'est un grand honneur !" avant de se jeter littéralement aux pieds du gourou et de l'embrasser avec dévotion. Je tente de faire deux ou trois namaste respectueux dans un chaos indescriptible, il me lance un sourire placide, puis nous laissons la place à d'autres. Je suis encore éberluée de ce spectacle impressionnant. Les imams d'Iran étaient morts depuis plusieurs siècles ; les gourous indiens sont vivants mais ne mouillent pas beaucoup plus la chemise... En Inde et en Iran en tout cas, le spectacle est le même, et la ferveur égale ; car, ici et là, ce qui compte, ce n'est peut-être pas tant qui l'on adore, mais simplement le fait d'adorer...

Je repars de cette journée de fête fatiguée mais émerveillée, avec une fois encore l'impression d'en avoir pris plein les sens. Quel pays ! Et c'est encore la grande magie de l'Inde que de m'offrir comme un cadeau, soixante kilomètres et autant de coups de klaxon plus loin, les grottes hindouistes et bouddhistes d'Ellora. Construites sur plusieurs siècles, au début de notre ère, elles recèlent des trésors de statues dont chacune d'elles raconte l'une des innombrables histoires de la mythologie hindoue et rend compte du foisonnement incroyable de cette Inde toujours en ébullition.


Et c'est une plus grande magie encore de l'Inde que d'offrir, sur ce même lieu, dans l'une de ces grottes sombres et fraiches, batie comme une cathédrale, ou soudain, en entrant, l'on n'entend plus rien que le bruit de sa propre respiration, un bouddha d'une simplicité si pure et si dépouillée que, habituée depuis quelques semaines a cet enivrement constant des sens, a cette folie incessante, je reste plantée longuement devant lui, sans pouvoir détacher mes yeux, sonnée.


mercredi 22 février 2012

Au pays du rituel. Aurangabad, km 8450



Mon voyage prend une drole de tournure ces derniers temps et avec l'accélération qu'entraine inévitablement l'avion, je ne sais plus trop ou donner de la tête. Après Dubai, me voilà projetée pendant près d'une semaine dans l'univers étrange mais finalement plutot plaisant d'une bande de Francais venus faire du yoga sous les tropiques. Avant de partir à la conquête de l'Inde, ou que l'Inde ne vienne me conquérir, je me plais à les cotoyer pendant ces quelques jours, à me reconnaitre en eux, bonne francaise que je suis, à partager des conversations anodines mais si précieuses pour moi, et même, peut-être, à retrouver dans leurs questions sur mon périple et les commentaires qu'ils peuvent en faire, les raisons qui m'ont poussée à partir. On a si vite fait de les oublier, quand on est seul depuis si longtemps !
Et puis, surtout, quelle joie de partager cette semaine avec Nelly et Marie, de retrouver le bonheur d'être ensemble, un thé aux épices à portée de main et l'océan jamais bien loin ! Cette petite semaine avec elles ne m'apprend pas grand chose de l'Inde, mais entre l'Iran et les trois prochains mois dans ce pays qui m'impressionne depuis le début, elle constitue une parenthèse nécessaire, vitale, pour la suite de mon voyage. Et au moment de repartir, je me sens pleine d'energie, le moral au plus haut.
Il faut bien peu de temps avant que la route ne quitte le bord de mer et ne se mette à vallonner puis à monter carrément : ce sont les ghats, ces petites montagnes cotieres qui bordent l'immense plateau péninsulaire. La route, étroite au possible est encore bien luxuriante et la végétation, touffue, m'offre des coins d'ombre salutaires. Soudain, j'aperçois une silhouette à la sortie d'un virage : oh, oh, un singe... Pas un, mais une dizaine de singes silencieux qui ont investi la route déserte et qui se dirigent lentement vers moi. Je ne suis pas des plus rassurées : tous me fixent, d'un regard énigmatique que je suis tentée d'interpréter comme perfide... Il faut me voir avancer,essayant d'éviter tout geste brusque, un gros bout de bois brandi au-dessus de ma tête, le vélo dans l'autre main, ne sachant pas trop s'il faut croiser leur regard ou pas... J'essaie de paraitre imposante mais je n'en mène pas large ! Finalement, ils me regardent passer en silence sans chercher à mal. Et un énorme camion arrivant dans l'autre sens à toutes berzingues, klaxon hurlant, a tot fait de les renvoyer dans leurs arbres !



Une petite poignée de kilomètres plus loin, ça y est, je suis sur le plateau. La végétation a changé, l'horizon se dégage. Sous mes yeux s'étalent tous les verts de la création, entre rizières et plantations de cannes à sucre.  A l'horizon, quelques monts jaunes ou bruns posés là comme en pleine mer viennent mettre un peu de relief. Quelque chose me frappe dans ce paysage mais j'ai du mal à savoir ce que c'est ; je ne me lasse pas de l'observer sans comprendre pourquoi il me fascine tant. Soudain ça y est ; ces couleurs... Je crois bien ne les avoir jamais vues avant. Ce n'est ni vraiment du vert, ni vraiment du brun, ni vraiment du jaune, mais autre chose, comme si l'on avait posé sur ce paysage un papier calque adoucissant tout, en même temps que l'on avait braqué dessus une lumière crue révélant les moindres details. Cette douceur et cette netteté conjuguées me subjuguent, comme si je voyais le monde pour la première fois.




Quelques kilomètres avant Kolhapur, le dérailleur changé en urgence en Iran lache à nouveau. Le vendeur m'avait fièrement précisé qu'il était "made in Taiwan", gage selon lui d'une qualité indéfectible ! Tout est relatif, et il est temps que j'arrive a Aurangabad, ou mes parents doivent m'avoir envoyé en poste restante un bon vieux dérailleur Made in Germany à qui j'accorderai beaucoup plus facilement ma confiance... En attendant, je n'ai pas d'autre choix, pour la troisième fois en trois cents kilomètres, que de m'arrêter faire réparer.

Kolhapur est une ville indienne comme on se les imagine, avec sa démographie anarchique, ses habitants qui débordent sur les trottoirs et jusque sur la chaussée, au mépris des rickshaws qui font tout de même savoir qu'ils existent à grand renfort de klaxons. Ses couleurs incroyables et violentes à l'extrême, le violet vif des saris, le rose flushia des fleurs, le jaune des temples. Et ses effluves ennivrantes, assomantes presque, cet encens et ces épices omniprésents qui font tourner ma tête et me font éternuer à tout bout de champ. Bienvenue en Inde ! Mon vélo et moi faisons bien pale figure à coté, tous perdus que nous sommes parmi les vaches sacrées. Mais il ne faut pas bien longtemps avant que mon air un peu déboussolé n'attire la compassion... Et Kavita me tape sur l'épaule, demandant de sa grosse voix qui roule les r et écrase les voyelles : "Arrrre you looost ? Do you need soooome help ?". Un simple petit "yes", timidement prononcé, déclenche toute une suite de réactions en chaine. Kavita et sa soeur Annu arrêtent un rickshaw en se jetant presque sous ses roues, négociant le prix de la course, chargeant - qui l'aurait cru possible ? - mon vélo dans la minuscule cabine arrière, m'y font asseoir et font de même, chacune d'un coté, me souriant l'une et l'autre à pleines dents et me parlant toutes les deux en même temps, l'une terminant les phrases de l'autre. J'en ai le tournis, mais les deux soeurs sont terriblement efficaces : mon vélo est réparé sans attendre, et moi, invitée à prendre le déjeuner chez elles. J'y resterai deux jours.
Kavita et Annu ont appris l'anglais au lycée. Elles le parlent très bien, mais il ne leur sert pas à grand chose : depuis qu'elles ont fini l'ecole, elles travaillent dans le petit restaurant que tient leur mère - leur père, malade, est allité toute la journée. "Restaurant" est un bien grand mot ; même "gargotte" parait un peu trop pompeux pour l'espace que la famille occupe entre deux maisons - une petite allée que l'on a recouverte d'un toit en tole et à l'entrée de laquelle on a apposé une grande pancarte signalant qu'ici, l'on peut manger. Pendant la journée, l'espace sert de maison ; des petites cloisons figurent habilement les differentes pièces. Mais à partir de 18h, branle-bas de combat ! On déménage tout, on réagence le plus rapidement possible, et par un tour de passe-passe, la maison devient une cantine modeste ou une dizaine de clients peut tenir. La cuisine est un peu juste pour préparer tant de repas différents : la chambre du fond dont on a nettoyé le sol pour l'occasion sert d'antichambre aux préparations culinaires d'Annu, pendant que son père ronfle, étendu sur une natte à coté d'elle. Il faut dire que c'est le seul endroit ou il peut esperer se reposer un peu, la télé hurlante et les clients gouailleurs revendiquant bruyamment leurs droits.
Le cadre est un peu triste et l'hygiène inexistante, pourtant on se presse et tous les soirs le boui-boui affiche complet. Peut-être est-ce du à la famille de Kavita et d'Annu, leur père, tout en moustaches à qui l'on surprend de temps à autres un sourire, leur mère toute frêle et toute petite qui se tord de rire devant Tom et Jerry, leurs deux frères costauds et timides, et la petite Saakshi, petite danseuse de dix ans, la fille d'on ne sait plus trop qui, tant elle passe tout son temps libre ici, virevoltant parmi les légumes et les carafes d'eau.




Une fois le dernier client parti, la petite ruelle peut redevenir une maison et retrouver sa quiétude. Comme tous les soirs, on lave tout de fond en comble pour effacer le souvenir du restaurant et le parfum de la viande qu'on a coupée à même le col. On installe les moustiquaires par-dessus les tables - car les tables du restaurant, une fois les clients rentrés chez eux, deviennent des lits sur lesquels se serre toute la famille. Kavita profite du calme revenu pour décorer mes mains au henné - point par point, détail par détail, sous l'oeil sérieux de Saakshi qui apprend.
Enfin, une dernière prière avant d'aller se coucher.Quel cérémoniel ! Kavita remplit de fleurs jaunes et oranges un petit bol en bois. Une fois celui-ci plein à ras-bord, elle le pose sur un guéridon et va cueillir dans le petit autel de la maison Ganesh le dieu-éléphant, petite statuette pas beaucoup plus grosse que nos soldats de plomb, toute dorée, qu'elle dépose immédiatement sur les fleurs coupées comme elle coucherait une poupée dans un petit lit. Elle allume à ses cotés quelques batons d'encens, deux ou trois bougies, appelle enfin toute la famille. On pose sur le front de Ganesh quelques points de poudre colorée, et la prière commence. On la chante en tapant dans les mains, l'air concentré, s'interrompant de temps en temps pour rappeler à l'ordre Saakshi qui court partout. Une fois la prière finie, on replace Ganesh dans sa petite maison, à coté des autres dieux miniatures ; on le réveillera le lendemain.



C'est qu'en Inde Dieu est partout, et comme il est impossible de le représenter sous sa forme absolue, on utilise tous ces petits avatars. Dans chaque maison on n'a de cesse de me présenter avec un mélange de fierté et d'affection les dieux-statuettes qui ornent l'autel familial. Ils sont parfois si nombreux que les rituels matinaux, perpetrés par le chef de famille, prennent pas loin d'une heure. C'est qu'il faut les réveiller, tous ces dieux, chaque matin les faire entrer dans les petites statuettes avant de les révérer comme il se doit. Et s'il n'y avait que les dieux ! Mais l'on adore aussi le soleil et la lune et toutes les rivières sacrées - et l'on se prosterne chaque matin aussi bien devant Ganesh que devant une vasque qui renferme un peu de l'eau du Gange...
Dieu est partout et pour les Hindous cela n'est pas peu dire. L'on répond toujours de la même manière à mes demandes d'explication concernant les divers spectacles insolites auxquels j'assiste sans cesse en Inde. Une procession de femmes au front couvert de poudre safran ? "C'est Dieu", me répond-on. Un homme jouant du tambour dans les rues à la nuit tombante ? " C'est Dieu", m'assure-t-on. Trois femmes qui hurlent en le suivant ? "Toujours Dieu", affirme-t-on. Et toutes ces personnes que je vois ce matin-là, un sourire béat aux lèvres, peinturlurées en rose des pieds à la tête, vêtements compris, comme si on leur avait jeté un grand pot de peinture dessus, c'est Dieu aussi, je présume ? "Ah, non ! Ca... C'est les élections". Au pays du rituel, les lendemains d'élections locales prennent eux-aussi des allures de cérémonies sacrées ou les heureux votants s'aspergent mutuellement des couleurs du vainqueur. Mais avec un tel serieux, une telle minutie, que cela aussi, on le croirait sacré.



vendredi 10 février 2012

Parenthese apocalyptique. Kholapur, km 8000




Mon départ d'Iran est un peu précipité. Après Shiraz, je collectionne les déboires mécaniques. Le vent fait de nouveau des siennes et les dernières cotes iraniennes sont rudes. Sans que j'y prenne garde, la fatigue devient soudain accablante, irresistible. Je cale sur la dernière part de désert (bon, d'accord, elle était facile). Il me faut une pause, une pause réconfortante. Et justement, à Goa, en Inde, mon amie Nelly et son amie Marie m'attendent. Et soudain, j'ai besoin de les voir, d'urgence. A Bandar-Abbas, derniere ville d'Iran sur le golfe persique, je mets tout en oeuvre pour trouver un bateau au plus vite. C'est beaucoup trop long, beaucoup trop compliqué. Alors je prends une grande inspiration et j'accepte que mon voyage s'accélère un peu. Un avion est réservé le soir même pour Dubai, un autre m'emmènera le lendemain à Goa. Je savais depuis le début que je ne pouvais pas arriver en Inde par voie terrestre - le Pakistan me refuse son visa. Mais en avion ! A peine le temps de réaliser, et je suis en route pour l'aéroport. Ma phobie de l'avion me prend viscéralement, en même temps que mon empressement à essayer de ne rien perdre de mes dernières minutes en Iran. Dans un voyage comme celui-ci, on est toujours obligés de regarder en avant. Devant, c'est l'Inde, Nelly et Marie. Et plus rien ne me retient ici... Plus rien que le souvenir de ces deux mois passés dans un pays dont je ne soupçonnais ni la grandeur ni la force des émotions qu'il allait me procurer. Et je m'en veux sur la route qui me mène à l'aéroport ce soir-la, je m'en veux d'être à ce point parasitée par ma peur de l'avion et de ne pas réussir à penser à l'Iran de toutes mes forces, l'Iran et ses martyres, l'Iran et ses poètes, l'Iran de Rahim et Maryam et Ruhollah et Sareh, le premier pays que j'ai aimé passionnément, malgré tout.



Difficile de faire rentrer mon vélo dans un si petit avion. Je pleure de trouille sur la piste au moment d'embarquer, et je manque bien faire demi-tour. Un sursaut me pousse à l'interieur de l'appareil, ou l'on n'est pas plus d'une cinquantaine. Mes sanglots d'angoisse provoquent immédiatement les rumeurs les plus folles (j'entends dire jusqu'au fond de l'avion que je suis dans un tel état parce que mon père vient de mourir...) puis les rires et la sympathie de mes voisins lorsque l'on finit enfin par comprendre que j'ai peur, tout simplement. Les mamies iraniennes se relaient pour me donner de petites claques sur les joues, et l'hotesse fait jouer ses relations pour me faire visiter le cockpit pendant le vol - oui, comme pour les petits enfants...

De Bandar-Abbas à Dubai, il n'y a qu'un golfe à traverser. En avion, cela se fait en une demi-heure, une bagatelle. Mais pour moi, habituée depuis des mois à voir changer le monde en douceur sous mes roues, c'est un choc que j'ai du mal à encaisser. Difficile de trouver plus violent que le contraste entre la campagne iranienne ou j'ai dormi la veille et la ville ultra-moderne que l'on peut distinguer quelques minutes avant que l'avion se pose sur la piste. Pour accentuer encore le contraste, je suis accueillie ce soir par Alexandre, ingénieur français expatrié depuis trois ans aux Emirats et qui me reçoit dans la confortable suite d'hotel que lui octroie la compagnie qui l'emploie ici.
Arriver à Dubai de nuit a quelque chose qui relève de l'hallucination, avec ces visions fugitives en forme de flash, ces gratte-ciel qui montent si haut qu'on n'en voit pas le sommet, ces lumières à outrance à peine voilées par une légère brume, et ce silence, ce silence assourdissant sur la quatre-voies ou l'on n'entend de temps en temps que le bruit des moteurs des voitures de luxe qui nous dépassent. L'Iran ne m'avait pourtant pas deshabituée au silence. Il y a du silence dans le désert, un vrai silence troublé uniquement par les antiques camions que l'on entend venir de loin. Mais le silence de Dubai la nuit - ce silence ouaté et climatisé, ce silence futuriste qui n'a rien de naturel ni d'humain - ce silence me prend aux tripes et à la gorge tandis que continue la valse des villas et des palaces, la ronde des néons colorés et des tours de verre, sublimes et glacantes.



Alexandre m'accueille avec une gentillesse tout à fait reposante. Nous allons boire une bière au café d'un palace ou l'on paie sa nuit un millier d'euros - on ne se refuse rien. Une bière ! Depuis le temps que j'en rêvais ! En Iran bien sur l'alcool est proscrit. Aux Emirats, pays non moins religieux, il est proscrit aussi. Mais ici, comme pour tout le reste, on s'en arrange... Je passe à Dubai la nuit la plus confortable de mon voyage, les lumieres scintillant encore à travers mes yeux fermés, malgré l'obscurité totale de la chambre d'hotel - ça aussi, j'avais oublié ce que c'était.

Il existe aux Emirats quelque chose d'au moins aussi fascinant que toute cette débauche de luxe et ces tours de verre dont on ne sait plus vraiment trop, à les voir ainsi érigées les unes à coté des autres, presque les unes sur les autres, si elles se subliment ou si elles s'annulent entre elles. Cet autre aspect de Dubai, les coulisses du luxe, sa face cachée, c'est tout ce que l'on peut tirer de la terre à quelques dizaines de kilomètres à peine des piscines sur les toits - du pétrole, du gaz, des métaux de toute sorte que l'on puise directement d'une terre saignée à blanc par des moyens toujours plus vertigineux. Alexandre, lui, travaille pour une compagnie qui s'occupe d'aluminium ; pas d'extraction, certes, mais tout de même : rien ne me rejouit plus que de l'accompagner sur son chantier, cet après-midi. Il ne faut pas rouler longtemps pour laisser derrière nous les fastes de Dubai et pour se retrouver, empruntant une autoroute flambant neuve, presque en plein désert. Le chantier n'en finit pas d'arriver, avec toutes les précautions de sécurité d'usage qui donnent à l'ensemble une atmosphère encore plus secrète et excitante. Ici l'ambiance est masculine, des hommes au visage couvert pour se protéger des rudesses du desert. On ne travaille pas aujourd'hui, et nous cheminons sans croiser grand monde, masques chirurgicaux sur la bouche, lunettes de protection aux yeux, gants et chaussures de sécurité.

Rien de commun avec ce que j'ai vu de Dubai jusqu'à present, et pourtant j'en reste bouche bée. Je me sens aussi petite devant ces machines démesurées que devant les buildings de la ville. Le tout est aussi monstrueusement vertigineux. Le chantier s'étend à perte de vue : partout des engins, des cuves, des échaffaudages. Cela n'en finit pas et pour la première fois je prends conscience de l'énergie impensable qu'il a fallu deployer ; des moyens financiers qu'il a fallu mettre en oeuvre, du nombre de machines qu'il a fallu penser, convevoir, faire fonctionner. Les chiffres que m'énonce Alexandre ne font que rajouter à mon vertige. Ces chiffres, ils sont trop hauts, je ne les comprends plus.
Cette incroyable puissance de l'énergie humaine me fascine depuis le debut de mon voyage. Je suis intriguée depuis des mois par l'énergie que l'on peut déployer pour rendre gloire à Dieu, ou au roi, et que j'ai retrouvées dans les mosquées turques ou dans les ruines de Persepolis. Mais ici ! Je repense à ma fascination pour Mashhad et pour son gigantisme, à la difficulté que j'ai eue à comprendre que l'on puisse construire tout cela pour Dieu. Et ce chantier, cet unique chantier, doit être trois fois plus grand...
Ce qui me fascine ici, comme à Dubai, ce n'est pas tant que toute cette energie soit mise en oeuvre pour le dieu Profit - Mashhad elle-même fait bien son beurre sur le dos de l'Imam Reza - mais bien cette démesure ahurissante, ce gigantisme inquiétant. Je repars de Dubai le soir-même, après un dernier tour en voiture des hotels qui collectionnent les records - l'hotel le plus haut du monde, le seul hotel 7 etoiles de la planète... Avec la sensation d'avoir durant ces vingt-quatre heures imprévues assisté à quelque chose, à une partie du monde tel qu'il est en train de se faire - et, peut-être, à la partie finale. Comment aller au-delà ? Juste avant de me déposer à l'aéroport, Alexandre me montre du doigt son immeuble préféré à Dubai : une tour massive et écrasante, presque fortifiée à sa base, façon Metropolis. "Tu ne trouves pas qu'elle a un petit coté fin du monde ?"
Si. C'est tout à fait cela.