mercredi 28 mars 2012

La force de l'inertie. Bundi, km 9510




Et le revoilà, ce terrible sentiment de mélancolie que j'avais réussi à éloigner, ou qui s'était éloigné de lui-même, depuis quelques semaines. J'ai franchi les mille premiers kilomètres en Inde sans même m'en rendre compte. Mais je savais bien qu'il reviendrait, et le revoilà, ce doute, la revoici, cette irrépressible envie de rentrer qui n'en finit pas de s'imposer. C'est comme ça, ce voyage : cette alternance permanente de doutes et de certitudes, cette sensation qu'on va y aller, jusqu'à Shanghai, qui finit toujours par s'effacer devant celle que l'on n'y arrivera jamais, et puis qui finit toujours par revenir, malgré tout, et ce, parfois plusieurs fois dans la même heure. Comme c'est fatigant !


Cette fois-ci, il est arrivé progressivement, au contact quotidien de ce pays fatigant, usant, au contact aussi de ces familles avec lesquelles j’avais toujours un peu de mal à vraiment partager. Plus je progresse vers le nord, et plus l’accueil qu’on me fait est étouffant. Je suis tous les jours élevée au rang de grande curiosité par tous ceux qui croisent ma route. Mes repas de midi tournent court : il faut bien peu de temps avant que quelqu’un ne me repère, assise contre un arbre, un livre dans une main et un paquet de biscuits dans l’autre, et ne s’approche, les yeux ronds. C’est le signal : que l’un s’arrête et je suis perdue. Aussitot tout le voisinage débarque, se poussant du coude, rigolant de ma mine. Il ne s’agit pas de me parler ici : juste de s’approcher le plus près de moi, de me fixer obstinément, de commenter le moindre de mes gestes puis, après s'être enhardi, de se rapprocher jusqu'à me prendre mon livre des mains, pour voir ce que je lis, ou à sortir les téléphones pour me tirer le portrait. Et si je refuse, c'est encore plus drole : pensez-donc, essayer de la prendre en photo sans qu'elle s'en rende compte ! Impossible de fuir : même sur les routes les plus désertes, il y a toujours quelqu'un surgi de nulle part pour rejouer la scène dès que je mets pied à terre. 
Alors dans les villages, le soir, c'est bien pire. A chaque arrêt ce sont des dizaines de personnes qui m'entourent. On monte sur les voitures pour mieux me voir. Quand je demande un peu d'air, les plus autoritaires crient à la ronde : ''Allez, allez ! Y a rien à voir !''. Personne ne bouge. Et dans les maisons ou l'on me reçoit et ou je me refugie, je dois affronter avec plus ou moins de courage toute la soirée les hordes de ceux qui passent ''juste comme ça'', et qui éclatent de rire en me voyant, ravis de m'avoir trouvée, refusant de partir tant qu'ils n'auront pas au moins une photo de moi. Incapables de comprendre ma fatigue ou mon besoin de repos, ils me réveillent le soir pour une dernière photo avec les voisins retardataires.
Mon vélo n'échappe pas à la curiosité envahissante de ce peuple-enfant qui adore mais ne respecte pas. Et malgré toutes mes suppliques et mes explications, je sais bien qu'il suffit que j'aie le dos tourné pour qu'il soit inspecté sous toutes les coutures, les freins démontés, le dérailleur déréglé.


Et ce matin, justement, ma chaine saute à chaque tour de pédale, alors qu'hier soir, tout allait parfaitement bien. C'est pas vrai ! Je tiens un kilomètre et puis j'explose, de colère et de frustration. D'un coup, tout dans ce pays me parait intolérable. Je laisse éclater la fureur qui grandissait depuis quelques jours, en d'énormes sanglots rageurs qui me secouent autant que cette fichue chaine qui vient me rappeler, à chaque tour, à quel point je ne supporte plus d'être là, à quel point je n'arrive pas à trouver d'échappatoire à ma détresse croissante. Les camions fous qui m'obligent avec insouciance à me jeter dans le fossé en prennent pour leur grade. Je pique une colère noire.
Ca ne marche pas du tout.
Parce qu'ici comme partout on se rassemble autour de moi en rigolant, curieux de voir ce qui va se passer. Une blanche qui, en plus, s'énerve ?! Ils auront gagné leur journée.
L'Inde et moi, nous arrivons au point de rupture.
Un peu plus tard sur la route, je m'arrête un instant, toujours en maugréant, pour regarder l'état de ma chaine. Quand je me redresse, une fillette est là, qui me regarde d'un air incroyable. Elle me tire la langue, ses yeux brillent de colère et je vois bien qu'elle ne sait pas, qu'elle ne connait pas de gestes assez obscènes pour exprimer toute la haine qu'elle a pour moi. Incapable de gérer la fureur qui la prend quand elle me voit. Ca me calme immédiatement. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais qu'est-ce d'autre, ce petit démon en jupe plissée, qu'un miroir qui me renvoie l'image de ma propre colère, irraisonnée et excessive ?

Je me calme, oui, quelques jours, j'oublie, et puis soudain, c'est le court-circuit.
Il aura fallu une journée de repos, que je me décide à m'accorder dans une petite ville tranquille et plutot touristique du Rajasthan. Une journée ou je décide de prendre un hotel, de me couper du monde le temps de récupérer moralement et physiquement de la fatigue qui s'est accumulée. Et une journée pendant laquelle, quelle coincidence, je me mets à tousser, un peu, puis de manière démesurée. Je grelotte, je transpire, je tombe lamentablement malade d'une bronchite par quarante degrés dehors. Mon corps regimbe et ne veut plus me porter. Il profite de la seule journée depuis longtemps ou je relache la pression pour me le signaler. Court-circuit total : sans avoir fait attention aux signes avant-coureurs, aux petites maladies qui se succèdent depuis quelques semaines, aux baisses de moral et aux accès de colère, je suis prise de court devant l'ampleur de la révolte. Je me sens fatiguée comme jamais. Exténuée, privée de moteur. Je me sens usée, usée jusqu'à la moelle, sans plus aucun rêve, sans plus aucune envie tangible. Même dormir, je n'y arrive plus. Et je me retrouve, allongée sur mon lit, fixant les pales immobiles du ventilateur, et me demandant dans un brouillard d'incertitudes : "Mais qu'est-ce que je fais là ?"
Ces jours-ci, j'ai mille ans.

Parce que soudain je n'ai plus envie. Je n'ai plus envie de m'émerveiller chaque matin, je n'ai plus envie de garder les yeux grands ouverts écarquillés, toujours, je n'ai plus envie de tout ce partage et de toute cette gentillesse et de toutes ces couleurs non plus. Soudain je rejette tout, mon voyage et l'Inde dans le meme sac, je rejette tout ce que j'ai voulu découvrir, tout ce que j'ai déjà découvert, je rejette ce qui m'a poussé à partir. Je fais mine de ne plus m'en souvenir. Je rejette tout le chemin qu'il me reste à parcourir. Sans souvenirs et sans perspectives, ne reste plus que ce présent insipide de chambre d'hotel minable, ce bled ou je croupis en attendant... Mais en attendant quoi, au juste ?
A chaque quinte de toux, c'est mon voyage que je veux expulser, c'est toute l'énergie que j'aie pu déployer ces neuf derniers mois que je veux oublier et laisser derrière moi, toute cette énergie qui m'insupporte parce qu'elle me parait si loin déjà, et, peut-être, si vaine, si inutile. Et à chaque plat qui se présente devant moi et dont mon appétit récalcitrant refuse de prendre la moindre part, c'est comme si c'était ce voyage tout entier qui m'écoeurait, ce voyage tout entier dont je ne pouvais plus avaler la moindre bouchée, saturée, nourrie jusqu'à plus faim au biberon de la découverte, de l'aventure et du dépaysement.

Guest-houses, terrasses sur le toit : la vieille-ville est le repaire des touristes. On reconnait les Francais au Guide du Routard qu'ils promènent sous le bras ou qu'ils laissent trainer sur la table du restaurant. Plutot facile pour faire des rencontres. Mais ces jours-ci, même cela, je n'y arrive plus, incapable d'assumer mon role d'aventurière du bout du monde qui met quelques rêves dans les têtes des routards à qui je parle. Si distante de mon aventure qu'à la raconter je me demande si c'est bien moi qui suis en train de la vivre. Fascinée par ceux qui seront à Paris la semaine prochaine.
Clouée au sol, incapable de repartir.




lundi 19 mars 2012

Happy Holi ! Jahlawar, km 9300



Les journées qui suivent mon départ de Jalgaon me voient, enfin, tomber malade. Neuf mois environ que je le redoutais ! Mais la chaleur, qui commence à se faire intense, l'usure du voyage, le régime alimentaire draconien que ces purs végétariens me font subir ont finalement raison de ma santé. Insolation et fièvre inexpliquée se relaient pour me faire passer quelques jours désagréables. Les journées passées au fond de mon lit sont forcément des journées de spleen et de mal du pays. Il est plus agréable d'être malade et dorloté chez soi que seul au bout du monde ! Ces jours-là, j'en viens à ruminer les aspects de ce pays qui me gênent le plus. Et d'abord cet amour de la hiérarchie et cette culture du service, ou bien de la servitude. Il n'y a rien qu'ils aiment tant. Chez les familles aisées, c'est flagrant. Elles s'entourent d'une armée de serviteurs, de "boys" à la peau toujours plus foncée, chargés de porter mes bagages, de faire le jardin ou d'apporter un verre d'eau au maitre des lieux. On me fera régulièrement des commentaires sur la difficulté qu'il y a des nos jours à trouver des domestiques qui ne soient pas fainéants, ou qui ne demandent pas trop d'argent. Cela n'est d'ailleurs pas propre aux familles aisées : la classe moyenne elle-aussi veut ses domestiques et exige qu'ils restent là du matin au soir, quitte à sacrifier toute notion d'intimité et de vie privée. Le fait d'être servi prime. Plaisir qui se combine toujours avec le plaisir de servir. Qu'un invité se présente et il est accueilli avec le plus d'empressemement possible. Le verre d'eau qui se tend n'est pas qu'un simple verre d'eau, mais un verre posé sur un plateau que l'on présente à l'invité avec un léger hochement de tête et dont on attend toujours, patiemment, qu'il soit fini avant de repartir avec, en cuisine.
Les repas sont toujours particulièrement compliqués. Je ne mange bien souvent que toute seule, et toujours avant les autres membres de la famille. La portion qu'on me sert de riz, de lentilles et de légumes est toujours ridiculement petite, mais à présent je ne me laisse plus avoir : car je sais bien que sitot la dernière bouchée avalée, quelqu'un se précipitera pour me resservir, et toujours d'une ration trop petite, rien que pour le plaisir, dirait-on, d'avoir à me resservir à nouveau. Rien ne me crispe plus que ce léger froissement du rideau de la cuisine qui tente de se soulever le plus discrètement possible, que ce fugace coup d'oeil jeté à mon assiette pour vérifier que je ne manque de rien, tandis que personne ne me parle. Ce manque de spontanéité parfois, est pesant. Et il me faut en déployer, de l'énergie, pour réussir à dépasser ce statut d'étrangère, d'invitée, et réussir enfin à échanger, un peu plus simplement !



On m'avait prévenue, deux jours à peine après mon insolation, alors que je m'apprêtais à prendre la route : "Tu veux voyager le jour du festival de Holi ? Mais c'est très dangereux !". En enfourchant mon vélo, je m'étais dit que décidément, ce pays, c'était peut-être un peu trop pour moi. Car le jour de Holi, le grand jeu est de se lancer de la poudre colorée et des bombes à eau les uns sur les autres, et surtout d'en recevoir soi-même. C'est donc peu dire que, encore faiblarde, j'étais sur mes gardes en traversant les villages qui ne manquaient certainement pas de cacher, dans leurs ruelles adjacentes, des chenapans aux mains colorées. Et il est vrai que j'ai bien vu ce jour-là nombre de gamins hilares et colorés de la tête aux pieds, mais pas la folie que j'imaginais - et à laquelle il m'aurait fallu moi-aussi échapper. En réalité, c'est surtout parce qu'il ne s'agissait ici que de la première salve. Le vrai Holi allait de dérouler quelques jours plus tard - et ce jour-là, pas question pour moi de prendre la route.



C'est donc à Indore que je m'apprête à passer Holi. La veille au soir, une grande fête est organisée quelque part dans la ville pour commémorer le jour saint - car, aussi profane que paraisse les manifestations ce jour-là, Holi est d'abord un jour saint, ou l'on commémore la victoire du sacré - le bucher sur lequel brula la soeur d'un roi impie, et auquel survécut un fervent dévot. L'histoire est tragique et morbide à souhait - mais bon, à Holi, on ne s'en souvient pas trop. Et ce soir-là, justement, l'ambiance n'est pas aux lamentations, dans cette assemblée de messieurs en beaux costumes, de femmes en saris, et d'enfants galopant partout, au son de la musique beaucoup trop forte qu'un orchestre joue avec enthousiasme. Sur la scène, pour faire bonne mesure, deux petites filles immobiles et costumées figurent Shiva et Parvati. Les pauvres ne s'amuseront pas beaucoup de la soirée, figées dans la posture mythique des deux dieux. Pour le reste, la fête bat son plein. Tour à tour les femmes puis les hommes se lèvent et s'avancent au milieu de la fosse. Chez les femmes, qui tournent toutes en rond au rythme des tablas, la danse a quelque chose de sérieux et de consciencieux qui vient contraster avec leurs mines réjouies et leurs éclats de rire. Quand vient le tour des hommes, c'est la folie totale : on gesticule dans tous les sens, on s'embrasse et on hurle sa joie. Il n'y a pas d'autres mots : c'est une joie pure et sans bornes qu'ils laissent éclater. Pas une goutte d'alcool n'est servie, pourtant on se laisse aller avec bonheur aux plus complètes extravagances. Un mari à qui sa femme a laissé, le temps de chercher dans la foule leur petit garçon, son sac à main, devient instantanément l'objet des rires de la foule en liesse qui entreprend de le grimer en femme à grand renfort de maquillage et de couronnes de fleurs. Sa femme, revenue sur ces entrefaites, éclate de rire en découvrant le tableau et demande à être transformée en homme. Et aussitot le jeu s'étend, et tous les couples de l'assemblée, les messieurs aux beaux costumes et les femmes aux nobles saris, échangent leur role dans des gloussements incontrolables.




Et le lendemain ne vient pas tempérer les ardeurs. La journée commence pourtant tout à fait tranquillement. Tout au plus se barbouille-t-on un peu de poudre sur le visage en se souhaitant "happy holi", et l'on fait mine de ne pas trop prêter attention aux enfants qui s'aspergent copieusement dehors... Mais c'est un leurre. En vérité, la tension est palpable et tout le monde sursaute sans réussir à le cacher à chaque fois que la sommete retentit. Seul Tejas, le père, semble vraiment travailler, assis à son ordinateur. Enfin, sur les coups de midi, c'est l'explosion : la famille élargie débarque en frappant bruyamment à la porte, la mère de maison et sa fille, moitié hurlant, moitié riant, courent se réfugier dans la pièce du fond en prenant bien soin de claquer toutes les portes. Les mains couvertes de peinture, les nouveaux arrivants à qui on a fini par ouvrir se précipitent à l'intérieur dans un fracas indescriptible, en évitant tant bien que mal les meubles et les coins de murs de cet appartement décidément bien trop petit pour une telle débauche d'énergie... Du coup, la fête déborde dans le hall de l'immeuble. Splash ! La cage d'escalier. Splash ! La porte d'entrée. Tout est aspergé, repeint à la mode Holi, en de grosses taches roses et jaunes. A l'intérieur, l'appartement n'est plus qu'un champ de ruines multicolore, un chantier ou seul Tejas, toujours à son clavier mais peinturluré de la tête aux pieds, semble ne s'être rendu compte de rien. Les femmes, quant à elles, se débattent toujours, répétant à qui veut l'entendre que ça suffit, ravies en réalité de se retrouver ainsi barbouillées. Les bombes à eau commencent à pleuvoir tout autour de nous.Holi est assurément la fête rêvée des enfants du monde entier. Mais ce jour-là, dans ce hall d'immeuble, dans tous les halls d'immeuble de l'Inde tout entière, ce ne sont certes pas les enfants qui s'amusent le plus...



lundi 5 mars 2012

Jusque sous les ongles. Sendhwa, km 8800



Il y a quelque chose en Inde qui diffère vraiment des autres pays. On met un certain temps avant de comprendre ce que c'est, avant de mettre un mot sur cette force puissante et enivrante qui semble tout entier nous envelopper, sans jamais nous lacher. Et puis soudain on le remarque : l'Inde tout simplement est un pays plein - un pays entier, et même l'Iran et son raffinement à coté n'apparait que comme un espace imcomplet, ou comme un peuples qui n'a pas réussi, ou pas voulu, occuper totalement son territoire. En Inde c'est différent - en Inde, tout est saturé. Il n'y a jamais aucun répit pour aucun des sens, et les Indiens s'efforcent avec frénésie de remplir tout ce qui pourrait, à un moment ou à un autre, paraitre vide.
Il n'y a qu'à voir la manière dont ils mangent, sans couverts : il ne s'agit pas ici de porter simplement la nourriture à sa bouche, non ; il s'agit auparavant de mélanger le riz au curry et de touiller, de malaxer longuement la mixture de sa main doite, avec une délectation, une sensualité dont ils ne se lassent jamais. Le toucher : un sens qu'on néglige tellement chez nous ! En Inde, il se rappelle à chaque repas. Quant au gout, c'est pire encore. On le sature au maximum. La cuisine que l'on me sert est d'une finesse incroyable mais ne serait pas complète sans une sévère dose de piment qui enflamme mes papilles et leur fait crier grace trois fois par jour. Eux ne comprennent pas ce que l'on peut trouver à la fadeur.



Mes trajets sur la route sont plutot tranquilles, tant que je ne traverse pas de villages : je repose mes yeux au contact des douces couleurs du paysage, mes oreilles à celui d'un silence relatif. Mais l'entrée dans un village m'entraine immédiatement dans un tourbillon sidérant de puissance : tous mes sens s'allument et s'alertent à la fois. La vue : tout à coup c'est le même arc-en-ciel criard qui vient remplir mes pupilles. Ces saris sont trop rouges, trop jaunes, trop verts ! Même la burqa de certaines femmes musulmanes, qui ne laisse apparaitre que leurs yeux, semble trop noire. Les fleurs sont partout, provocantes de profusion. Flamboyants et bougainvillées débordent et tant pis si les couleurs ne sont pas assorties ; ce qui compte, c'est que cela pète, tonne, que cela marque, quoi !
L'odorat : difficile de décrire ce savant mélange de parfums qui saute immanquablement au nez dès que les premières baraques sont en vues, toujours à peu près le même, mais dont les subtiles variations différencient les villages qui s'égrènent... Un mélange de fumier et d'encens, de gaz d'échappement, de bétail et de noix de coco, qui me laisse toujours vaguement nauséeuse, une fois le village hors de vue.
L'ouie : au contact des villages, les klaxons, du reste jamais totalement en berne, se réveillent et hurlent à qui mieux-mieux, au milieu du meuglement des vaches, de la litanie incessante des prières, des vendeurs a la criée - et des hurlements de joie des gamins qui ne manquent jamais lorsque l'un d'eux a repéré le drole de vélo tout chargé de bagages qui descend la grand rue...
Si l'on rajoute à tout cela le trafic fou auquel il faut prêter une attention constante, les spectacles de rue et les scènes imprévues qui captent toujours mon regard, on comprend que je ressors de chaque village éreintée, aspirant à un peu de calme pour reposer mes sens avant le prochain assaut...



C'est ça, l'Inde, ce pays si complet qu'il pénètre partout, s'infiltre jusque sous mes ongles - j'ai beau les frotter et les récurer, ils restent ici toujours noirs de crasse et de poussière, noirs d'Inde. Qu'il me fait éternuer sans raison à longueur de journée, qu'il me pique les yeux et me brule la langue, et qu'il me laisse à l'intérieur une drole de sensation, celle d'une ame qui au contact de ces sens réhaussés voudrait grandir, grandir grandir... Pour se mettre elle-aussi à hauteur.

Avant Aurangabad, je m'arrête deux jours pour rendre hommage à Shiva.  Je n'arrive pas à savoir si la fête est nationale, si elle ne concerne que l'état du Maharashtra ou seulement ce petit village. C'est qu'il y en a tellement, des fêtes, et il y en a tellement, des dieux ! Je suis hébergée chez Arun, le médecin du village, et sa femme, petits vieux adorables qui m'emmènent chez le photographe pour une séance en bonne et due forme de laquelle ils me laissent un tirage. La démarche est jolie. Le lendemain, à la première heure, je vais avec lui sur les lieux du culte, à la confluence de deux rivieres sacrées qui coulent à quelques kilomètres de là. L'endroit est noir de monde, et les scooters qui trimballent toutes la famille peinent à se frayer un chemin parmi la foule des dévots. Alors nous, en voiture, nous n'avons aucune chance d'y arriver, et ce ne sont pas les coups de klaxons rageurs d'Arun qui changent grand chose à l'indifférence des gens autour de nous ! Nous rebroussons chemin, il faudra revenir dans l'après-midi. Nous nous rabattons pour l'heure sur un petit temple du village, dédié à Shiva et ouvert à la fête ce jour-là. Dans le minuscule édifice, une demi-douzaine de personnes sont rassemblées autour du lingam, l'emblême phallique vénéré du dieu. Un prêtre brahmane psalmodie des prières d'une voix monocorde, sans jamais s'arrêter. Deux hommes assis en tailleur versent sur le lingam une petite fiole d'eau, le plus doucement possible. Ils veillent à la remplir aussitot qu'elle est vide : il ne faut jamais qu'ils s'interrompent de verser, tant que le prêtre récite. A l'opposé du cercle, trois femmes assemblent avec minutie des fleurs coupées qu'elles déposent avec soin autour du lingam, selon une logique qui m'échappe. L'ensemble est pratiquement plongé dans la pénombre. Seules quelques bougies renvoient sur les murs en pierre leur omble tremblotante... C'est à peine s'ils remarquent mon intrusion. Je me plante dans un coin de la pièce, retenant mon souffle, ne comprenant rien à ces rituels et me laissant seulement bercer par la litanie et les effluves d'encens...




L'après-midi, nous retournons sur les rives de la rivière. Toute la famille nous accompagne pour l'occasion. Il y a toujours une foule compacte sur les berges. Des enfants tous nus courent sur les ghats, ces grandes marches qui descendent jusqu'à l'eau, permettant aux pélerins de prendre leur bain dans les eaux pures et purifiantes de la rivière sacrée. La foule se presse aux différents temples disposés un peu partout autour de la confluence. Dans le plus imposant, il y a près d'une demi-heure d'attente pour pouvoir déposer ses offrandes devant le lingam sacré ! Mais le spectacle est aussi à l'extérieur, toujours dans l'enceinte du temple : c'est assez fascinant de voir les sadhus, ces vagabonds mystiques en turban et qui croisent souvent mon chemin le long des routes, prendre refuge sous les arcades du temple et y vivre pour quelques jours, juste à coté des devots venus prier seulement le temps de l'après-midi. A deux pas de la foule en liesse, ils sont là, certains dorment, d'autres mangent, et le peu qui leur sert de vêtements sèche à la vue de tous sur des fils à linge de fortune tendus entre deux piliers...

Mais la vraie attraction de l'après-midi, c'est la visite rendue au gourou. On peut voir des photos de celui-ci un peu partout dans les maisons ou dans les rues. Rattaché au plus grand temple de la zone, il est naturellement le gourou de tous les villages environnants. Sangita, la belle-fille d'Arun, m'explique : "Le gourou, ce n'est pas un prêtre ; c'est quelqu'un qui nous donne des conseils, qui nous montre la voie. Nous, on lui rend visite une fois par an environ, on vient lui demander sa bénediction, lui demander son avis sur les choix qu'on doit faire. C'est un peu comme notre père !". Pour l'instant, il faut différer la visite au gourou - il n'est pas à son poste, au grand dam de tous ceux qui se pressent, qui se marchent les uns sur les autres, qui se haussent sur la pointe des pieds. Quant a moi, je suis très curieuse de le voir, ce gourou pour qui certains viennent de fort loin !
Je le verrai un peu plus tard dans l'après-midi : alors que nous sommes assis à l'ombre du temple, Arun nous appelle, ne tenant plus en place : ça y est ! le gourou est là ! Aux abords du tapis sur lequel il est assis, c'est la cohue : les gens se poussent et parlent tous en même temps. Nous nous frayons un chemin parmi la foule - l'autorité du médecin fait son effet ! Débouchant aux premières loges j'assiste médusée au spectacle d'un gros homme enturbanné, assis un peu lascivement sur une sorte d'estrade, tandis que les dévots qui ont réussi a s'approcher se bousculent pour lui baiser les pieds avec ferveur et déposer quelques billets dans les mains de ses acolytes. Lui baiser les pieds ! J'en suis à me demander s'il faut moi-aussi que je me plie en deux pour embrasser les petons du saint homme, quand le medecin lui hurle, pour se faire entendre, que je suis venue de France en vélo pour le voir. Rien que ça ! Cela n'a pas l'air d'étonner plus que ça le gourou, qui me regarde d'un oeil impavide, puis qui finit par fouiller dans la caisse en carton à coté de lui avant de me donner une noix de cajou en pendantif, sensée me protéger des démons. Ca tombe bien, l'oeil de Fatima que l'on m'avait offert en Turquie a rompu il y a à peine deux jours : les dieux semblent se relayer pour me protéger... Je reçois le cadeau sous l'oeil jaloux du public, tandis que la femme d'Arun me crie : "Remercie-le !! C'est un grand honneur !" avant de se jeter littéralement aux pieds du gourou et de l'embrasser avec dévotion. Je tente de faire deux ou trois namaste respectueux dans un chaos indescriptible, il me lance un sourire placide, puis nous laissons la place à d'autres. Je suis encore éberluée de ce spectacle impressionnant. Les imams d'Iran étaient morts depuis plusieurs siècles ; les gourous indiens sont vivants mais ne mouillent pas beaucoup plus la chemise... En Inde et en Iran en tout cas, le spectacle est le même, et la ferveur égale ; car, ici et là, ce qui compte, ce n'est peut-être pas tant qui l'on adore, mais simplement le fait d'adorer...

Je repars de cette journée de fête fatiguée mais émerveillée, avec une fois encore l'impression d'en avoir pris plein les sens. Quel pays ! Et c'est encore la grande magie de l'Inde que de m'offrir comme un cadeau, soixante kilomètres et autant de coups de klaxon plus loin, les grottes hindouistes et bouddhistes d'Ellora. Construites sur plusieurs siècles, au début de notre ère, elles recèlent des trésors de statues dont chacune d'elles raconte l'une des innombrables histoires de la mythologie hindoue et rend compte du foisonnement incroyable de cette Inde toujours en ébullition.


Et c'est une plus grande magie encore de l'Inde que d'offrir, sur ce même lieu, dans l'une de ces grottes sombres et fraiches, batie comme une cathédrale, ou soudain, en entrant, l'on n'entend plus rien que le bruit de sa propre respiration, un bouddha d'une simplicité si pure et si dépouillée que, habituée depuis quelques semaines a cet enivrement constant des sens, a cette folie incessante, je reste plantée longuement devant lui, sans pouvoir détacher mes yeux, sonnée.


mercredi 22 février 2012

Au pays du rituel. Aurangabad, km 8450



Mon voyage prend une drole de tournure ces derniers temps et avec l'accélération qu'entraine inévitablement l'avion, je ne sais plus trop ou donner de la tête. Après Dubai, me voilà projetée pendant près d'une semaine dans l'univers étrange mais finalement plutot plaisant d'une bande de Francais venus faire du yoga sous les tropiques. Avant de partir à la conquête de l'Inde, ou que l'Inde ne vienne me conquérir, je me plais à les cotoyer pendant ces quelques jours, à me reconnaitre en eux, bonne francaise que je suis, à partager des conversations anodines mais si précieuses pour moi, et même, peut-être, à retrouver dans leurs questions sur mon périple et les commentaires qu'ils peuvent en faire, les raisons qui m'ont poussée à partir. On a si vite fait de les oublier, quand on est seul depuis si longtemps !
Et puis, surtout, quelle joie de partager cette semaine avec Nelly et Marie, de retrouver le bonheur d'être ensemble, un thé aux épices à portée de main et l'océan jamais bien loin ! Cette petite semaine avec elles ne m'apprend pas grand chose de l'Inde, mais entre l'Iran et les trois prochains mois dans ce pays qui m'impressionne depuis le début, elle constitue une parenthèse nécessaire, vitale, pour la suite de mon voyage. Et au moment de repartir, je me sens pleine d'energie, le moral au plus haut.
Il faut bien peu de temps avant que la route ne quitte le bord de mer et ne se mette à vallonner puis à monter carrément : ce sont les ghats, ces petites montagnes cotieres qui bordent l'immense plateau péninsulaire. La route, étroite au possible est encore bien luxuriante et la végétation, touffue, m'offre des coins d'ombre salutaires. Soudain, j'aperçois une silhouette à la sortie d'un virage : oh, oh, un singe... Pas un, mais une dizaine de singes silencieux qui ont investi la route déserte et qui se dirigent lentement vers moi. Je ne suis pas des plus rassurées : tous me fixent, d'un regard énigmatique que je suis tentée d'interpréter comme perfide... Il faut me voir avancer,essayant d'éviter tout geste brusque, un gros bout de bois brandi au-dessus de ma tête, le vélo dans l'autre main, ne sachant pas trop s'il faut croiser leur regard ou pas... J'essaie de paraitre imposante mais je n'en mène pas large ! Finalement, ils me regardent passer en silence sans chercher à mal. Et un énorme camion arrivant dans l'autre sens à toutes berzingues, klaxon hurlant, a tot fait de les renvoyer dans leurs arbres !



Une petite poignée de kilomètres plus loin, ça y est, je suis sur le plateau. La végétation a changé, l'horizon se dégage. Sous mes yeux s'étalent tous les verts de la création, entre rizières et plantations de cannes à sucre.  A l'horizon, quelques monts jaunes ou bruns posés là comme en pleine mer viennent mettre un peu de relief. Quelque chose me frappe dans ce paysage mais j'ai du mal à savoir ce que c'est ; je ne me lasse pas de l'observer sans comprendre pourquoi il me fascine tant. Soudain ça y est ; ces couleurs... Je crois bien ne les avoir jamais vues avant. Ce n'est ni vraiment du vert, ni vraiment du brun, ni vraiment du jaune, mais autre chose, comme si l'on avait posé sur ce paysage un papier calque adoucissant tout, en même temps que l'on avait braqué dessus une lumière crue révélant les moindres details. Cette douceur et cette netteté conjuguées me subjuguent, comme si je voyais le monde pour la première fois.




Quelques kilomètres avant Kolhapur, le dérailleur changé en urgence en Iran lache à nouveau. Le vendeur m'avait fièrement précisé qu'il était "made in Taiwan", gage selon lui d'une qualité indéfectible ! Tout est relatif, et il est temps que j'arrive a Aurangabad, ou mes parents doivent m'avoir envoyé en poste restante un bon vieux dérailleur Made in Germany à qui j'accorderai beaucoup plus facilement ma confiance... En attendant, je n'ai pas d'autre choix, pour la troisième fois en trois cents kilomètres, que de m'arrêter faire réparer.

Kolhapur est une ville indienne comme on se les imagine, avec sa démographie anarchique, ses habitants qui débordent sur les trottoirs et jusque sur la chaussée, au mépris des rickshaws qui font tout de même savoir qu'ils existent à grand renfort de klaxons. Ses couleurs incroyables et violentes à l'extrême, le violet vif des saris, le rose flushia des fleurs, le jaune des temples. Et ses effluves ennivrantes, assomantes presque, cet encens et ces épices omniprésents qui font tourner ma tête et me font éternuer à tout bout de champ. Bienvenue en Inde ! Mon vélo et moi faisons bien pale figure à coté, tous perdus que nous sommes parmi les vaches sacrées. Mais il ne faut pas bien longtemps avant que mon air un peu déboussolé n'attire la compassion... Et Kavita me tape sur l'épaule, demandant de sa grosse voix qui roule les r et écrase les voyelles : "Arrrre you looost ? Do you need soooome help ?". Un simple petit "yes", timidement prononcé, déclenche toute une suite de réactions en chaine. Kavita et sa soeur Annu arrêtent un rickshaw en se jetant presque sous ses roues, négociant le prix de la course, chargeant - qui l'aurait cru possible ? - mon vélo dans la minuscule cabine arrière, m'y font asseoir et font de même, chacune d'un coté, me souriant l'une et l'autre à pleines dents et me parlant toutes les deux en même temps, l'une terminant les phrases de l'autre. J'en ai le tournis, mais les deux soeurs sont terriblement efficaces : mon vélo est réparé sans attendre, et moi, invitée à prendre le déjeuner chez elles. J'y resterai deux jours.
Kavita et Annu ont appris l'anglais au lycée. Elles le parlent très bien, mais il ne leur sert pas à grand chose : depuis qu'elles ont fini l'ecole, elles travaillent dans le petit restaurant que tient leur mère - leur père, malade, est allité toute la journée. "Restaurant" est un bien grand mot ; même "gargotte" parait un peu trop pompeux pour l'espace que la famille occupe entre deux maisons - une petite allée que l'on a recouverte d'un toit en tole et à l'entrée de laquelle on a apposé une grande pancarte signalant qu'ici, l'on peut manger. Pendant la journée, l'espace sert de maison ; des petites cloisons figurent habilement les differentes pièces. Mais à partir de 18h, branle-bas de combat ! On déménage tout, on réagence le plus rapidement possible, et par un tour de passe-passe, la maison devient une cantine modeste ou une dizaine de clients peut tenir. La cuisine est un peu juste pour préparer tant de repas différents : la chambre du fond dont on a nettoyé le sol pour l'occasion sert d'antichambre aux préparations culinaires d'Annu, pendant que son père ronfle, étendu sur une natte à coté d'elle. Il faut dire que c'est le seul endroit ou il peut esperer se reposer un peu, la télé hurlante et les clients gouailleurs revendiquant bruyamment leurs droits.
Le cadre est un peu triste et l'hygiène inexistante, pourtant on se presse et tous les soirs le boui-boui affiche complet. Peut-être est-ce du à la famille de Kavita et d'Annu, leur père, tout en moustaches à qui l'on surprend de temps à autres un sourire, leur mère toute frêle et toute petite qui se tord de rire devant Tom et Jerry, leurs deux frères costauds et timides, et la petite Saakshi, petite danseuse de dix ans, la fille d'on ne sait plus trop qui, tant elle passe tout son temps libre ici, virevoltant parmi les légumes et les carafes d'eau.




Une fois le dernier client parti, la petite ruelle peut redevenir une maison et retrouver sa quiétude. Comme tous les soirs, on lave tout de fond en comble pour effacer le souvenir du restaurant et le parfum de la viande qu'on a coupée à même le col. On installe les moustiquaires par-dessus les tables - car les tables du restaurant, une fois les clients rentrés chez eux, deviennent des lits sur lesquels se serre toute la famille. Kavita profite du calme revenu pour décorer mes mains au henné - point par point, détail par détail, sous l'oeil sérieux de Saakshi qui apprend.
Enfin, une dernière prière avant d'aller se coucher.Quel cérémoniel ! Kavita remplit de fleurs jaunes et oranges un petit bol en bois. Une fois celui-ci plein à ras-bord, elle le pose sur un guéridon et va cueillir dans le petit autel de la maison Ganesh le dieu-éléphant, petite statuette pas beaucoup plus grosse que nos soldats de plomb, toute dorée, qu'elle dépose immédiatement sur les fleurs coupées comme elle coucherait une poupée dans un petit lit. Elle allume à ses cotés quelques batons d'encens, deux ou trois bougies, appelle enfin toute la famille. On pose sur le front de Ganesh quelques points de poudre colorée, et la prière commence. On la chante en tapant dans les mains, l'air concentré, s'interrompant de temps en temps pour rappeler à l'ordre Saakshi qui court partout. Une fois la prière finie, on replace Ganesh dans sa petite maison, à coté des autres dieux miniatures ; on le réveillera le lendemain.



C'est qu'en Inde Dieu est partout, et comme il est impossible de le représenter sous sa forme absolue, on utilise tous ces petits avatars. Dans chaque maison on n'a de cesse de me présenter avec un mélange de fierté et d'affection les dieux-statuettes qui ornent l'autel familial. Ils sont parfois si nombreux que les rituels matinaux, perpetrés par le chef de famille, prennent pas loin d'une heure. C'est qu'il faut les réveiller, tous ces dieux, chaque matin les faire entrer dans les petites statuettes avant de les révérer comme il se doit. Et s'il n'y avait que les dieux ! Mais l'on adore aussi le soleil et la lune et toutes les rivières sacrées - et l'on se prosterne chaque matin aussi bien devant Ganesh que devant une vasque qui renferme un peu de l'eau du Gange...
Dieu est partout et pour les Hindous cela n'est pas peu dire. L'on répond toujours de la même manière à mes demandes d'explication concernant les divers spectacles insolites auxquels j'assiste sans cesse en Inde. Une procession de femmes au front couvert de poudre safran ? "C'est Dieu", me répond-on. Un homme jouant du tambour dans les rues à la nuit tombante ? " C'est Dieu", m'assure-t-on. Trois femmes qui hurlent en le suivant ? "Toujours Dieu", affirme-t-on. Et toutes ces personnes que je vois ce matin-là, un sourire béat aux lèvres, peinturlurées en rose des pieds à la tête, vêtements compris, comme si on leur avait jeté un grand pot de peinture dessus, c'est Dieu aussi, je présume ? "Ah, non ! Ca... C'est les élections". Au pays du rituel, les lendemains d'élections locales prennent eux-aussi des allures de cérémonies sacrées ou les heureux votants s'aspergent mutuellement des couleurs du vainqueur. Mais avec un tel serieux, une telle minutie, que cela aussi, on le croirait sacré.



vendredi 10 février 2012

Parenthese apocalyptique. Kholapur, km 8000




Mon départ d'Iran est un peu précipité. Après Shiraz, je collectionne les déboires mécaniques. Le vent fait de nouveau des siennes et les dernières cotes iraniennes sont rudes. Sans que j'y prenne garde, la fatigue devient soudain accablante, irresistible. Je cale sur la dernière part de désert (bon, d'accord, elle était facile). Il me faut une pause, une pause réconfortante. Et justement, à Goa, en Inde, mon amie Nelly et son amie Marie m'attendent. Et soudain, j'ai besoin de les voir, d'urgence. A Bandar-Abbas, derniere ville d'Iran sur le golfe persique, je mets tout en oeuvre pour trouver un bateau au plus vite. C'est beaucoup trop long, beaucoup trop compliqué. Alors je prends une grande inspiration et j'accepte que mon voyage s'accélère un peu. Un avion est réservé le soir même pour Dubai, un autre m'emmènera le lendemain à Goa. Je savais depuis le début que je ne pouvais pas arriver en Inde par voie terrestre - le Pakistan me refuse son visa. Mais en avion ! A peine le temps de réaliser, et je suis en route pour l'aéroport. Ma phobie de l'avion me prend viscéralement, en même temps que mon empressement à essayer de ne rien perdre de mes dernières minutes en Iran. Dans un voyage comme celui-ci, on est toujours obligés de regarder en avant. Devant, c'est l'Inde, Nelly et Marie. Et plus rien ne me retient ici... Plus rien que le souvenir de ces deux mois passés dans un pays dont je ne soupçonnais ni la grandeur ni la force des émotions qu'il allait me procurer. Et je m'en veux sur la route qui me mène à l'aéroport ce soir-la, je m'en veux d'être à ce point parasitée par ma peur de l'avion et de ne pas réussir à penser à l'Iran de toutes mes forces, l'Iran et ses martyres, l'Iran et ses poètes, l'Iran de Rahim et Maryam et Ruhollah et Sareh, le premier pays que j'ai aimé passionnément, malgré tout.



Difficile de faire rentrer mon vélo dans un si petit avion. Je pleure de trouille sur la piste au moment d'embarquer, et je manque bien faire demi-tour. Un sursaut me pousse à l'interieur de l'appareil, ou l'on n'est pas plus d'une cinquantaine. Mes sanglots d'angoisse provoquent immédiatement les rumeurs les plus folles (j'entends dire jusqu'au fond de l'avion que je suis dans un tel état parce que mon père vient de mourir...) puis les rires et la sympathie de mes voisins lorsque l'on finit enfin par comprendre que j'ai peur, tout simplement. Les mamies iraniennes se relaient pour me donner de petites claques sur les joues, et l'hotesse fait jouer ses relations pour me faire visiter le cockpit pendant le vol - oui, comme pour les petits enfants...

De Bandar-Abbas à Dubai, il n'y a qu'un golfe à traverser. En avion, cela se fait en une demi-heure, une bagatelle. Mais pour moi, habituée depuis des mois à voir changer le monde en douceur sous mes roues, c'est un choc que j'ai du mal à encaisser. Difficile de trouver plus violent que le contraste entre la campagne iranienne ou j'ai dormi la veille et la ville ultra-moderne que l'on peut distinguer quelques minutes avant que l'avion se pose sur la piste. Pour accentuer encore le contraste, je suis accueillie ce soir par Alexandre, ingénieur français expatrié depuis trois ans aux Emirats et qui me reçoit dans la confortable suite d'hotel que lui octroie la compagnie qui l'emploie ici.
Arriver à Dubai de nuit a quelque chose qui relève de l'hallucination, avec ces visions fugitives en forme de flash, ces gratte-ciel qui montent si haut qu'on n'en voit pas le sommet, ces lumières à outrance à peine voilées par une légère brume, et ce silence, ce silence assourdissant sur la quatre-voies ou l'on n'entend de temps en temps que le bruit des moteurs des voitures de luxe qui nous dépassent. L'Iran ne m'avait pourtant pas deshabituée au silence. Il y a du silence dans le désert, un vrai silence troublé uniquement par les antiques camions que l'on entend venir de loin. Mais le silence de Dubai la nuit - ce silence ouaté et climatisé, ce silence futuriste qui n'a rien de naturel ni d'humain - ce silence me prend aux tripes et à la gorge tandis que continue la valse des villas et des palaces, la ronde des néons colorés et des tours de verre, sublimes et glacantes.



Alexandre m'accueille avec une gentillesse tout à fait reposante. Nous allons boire une bière au café d'un palace ou l'on paie sa nuit un millier d'euros - on ne se refuse rien. Une bière ! Depuis le temps que j'en rêvais ! En Iran bien sur l'alcool est proscrit. Aux Emirats, pays non moins religieux, il est proscrit aussi. Mais ici, comme pour tout le reste, on s'en arrange... Je passe à Dubai la nuit la plus confortable de mon voyage, les lumieres scintillant encore à travers mes yeux fermés, malgré l'obscurité totale de la chambre d'hotel - ça aussi, j'avais oublié ce que c'était.

Il existe aux Emirats quelque chose d'au moins aussi fascinant que toute cette débauche de luxe et ces tours de verre dont on ne sait plus vraiment trop, à les voir ainsi érigées les unes à coté des autres, presque les unes sur les autres, si elles se subliment ou si elles s'annulent entre elles. Cet autre aspect de Dubai, les coulisses du luxe, sa face cachée, c'est tout ce que l'on peut tirer de la terre à quelques dizaines de kilomètres à peine des piscines sur les toits - du pétrole, du gaz, des métaux de toute sorte que l'on puise directement d'une terre saignée à blanc par des moyens toujours plus vertigineux. Alexandre, lui, travaille pour une compagnie qui s'occupe d'aluminium ; pas d'extraction, certes, mais tout de même : rien ne me rejouit plus que de l'accompagner sur son chantier, cet après-midi. Il ne faut pas rouler longtemps pour laisser derrière nous les fastes de Dubai et pour se retrouver, empruntant une autoroute flambant neuve, presque en plein désert. Le chantier n'en finit pas d'arriver, avec toutes les précautions de sécurité d'usage qui donnent à l'ensemble une atmosphère encore plus secrète et excitante. Ici l'ambiance est masculine, des hommes au visage couvert pour se protéger des rudesses du desert. On ne travaille pas aujourd'hui, et nous cheminons sans croiser grand monde, masques chirurgicaux sur la bouche, lunettes de protection aux yeux, gants et chaussures de sécurité.

Rien de commun avec ce que j'ai vu de Dubai jusqu'à present, et pourtant j'en reste bouche bée. Je me sens aussi petite devant ces machines démesurées que devant les buildings de la ville. Le tout est aussi monstrueusement vertigineux. Le chantier s'étend à perte de vue : partout des engins, des cuves, des échaffaudages. Cela n'en finit pas et pour la première fois je prends conscience de l'énergie impensable qu'il a fallu deployer ; des moyens financiers qu'il a fallu mettre en oeuvre, du nombre de machines qu'il a fallu penser, convevoir, faire fonctionner. Les chiffres que m'énonce Alexandre ne font que rajouter à mon vertige. Ces chiffres, ils sont trop hauts, je ne les comprends plus.
Cette incroyable puissance de l'énergie humaine me fascine depuis le debut de mon voyage. Je suis intriguée depuis des mois par l'énergie que l'on peut déployer pour rendre gloire à Dieu, ou au roi, et que j'ai retrouvées dans les mosquées turques ou dans les ruines de Persepolis. Mais ici ! Je repense à ma fascination pour Mashhad et pour son gigantisme, à la difficulté que j'ai eue à comprendre que l'on puisse construire tout cela pour Dieu. Et ce chantier, cet unique chantier, doit être trois fois plus grand...
Ce qui me fascine ici, comme à Dubai, ce n'est pas tant que toute cette energie soit mise en oeuvre pour le dieu Profit - Mashhad elle-même fait bien son beurre sur le dos de l'Imam Reza - mais bien cette démesure ahurissante, ce gigantisme inquiétant. Je repars de Dubai le soir-même, après un dernier tour en voiture des hotels qui collectionnent les records - l'hotel le plus haut du monde, le seul hotel 7 etoiles de la planète... Avec la sensation d'avoir durant ces vingt-quatre heures imprévues assisté à quelque chose, à une partie du monde tel qu'il est en train de se faire - et, peut-être, à la partie finale. Comment aller au-delà ? Juste avant de me déposer à l'aéroport, Alexandre me montre du doigt son immeuble préféré à Dubai : une tour massive et écrasante, presque fortifiée à sa base, façon Metropolis. "Tu ne trouves pas qu'elle a un petit coté fin du monde ?"
Si. C'est tout à fait cela.



vendredi 27 janvier 2012

Jeunesse iranienne. Lâr, km 7800

Je ne suis pas ménagée à la sortie d'Esfahan. Le vent et le sable, la pluie, la police même, se succèdent avec une précision parfaite pour me faire perdre tous mes moyens. Images d'apocalypse que ces milliers de grains de sables balayés par un vent terrible qui viennent me heurter de plein fouet, faire tomber mon vélo, m'empêcher d'avancer. Dégoût total de cette pluie glacée, d'autant plus insolite et injuste dans ce paysage aride, qui n'en finit pas de tomber, moqueuse et vicieuse.
Enfin, j'arrive à Shiraz. Je ne sais qu'une chose : on doit venir me récupérer sur la route pour m'emmener dans la maison qui m'héberge. Je roule un peu à l'aveuglette, quand enfin une voiture s'arrête devant moi. La fille qui en sort me fait instantanément sourire : son écharpe grise négligemment jetée sur ses cheveux glisse jusque sur son cou. Ses énormes lunettes de soleil et son manteau au ras des fesses viennent compléter le tableau. Sareh me tend la main et me salue avec un drôle d'accent américain : elle a vécu cinq ans près de Chicago quand elle était encore gamine, pour que son père finisse son doctorat. Et puis ils sont retournés à Shiraz. "Mais alors il faudra que tu lui demandes pourquoi ! On n'a jamais compris. Je crois qu'il ne supportait pas d'être aussi loin de sa famille. Et d'être aussi loin de l'Iran. C'est son pays".
Pour elle, c'est différent. Diplômée d'architecture, professeur à l'université, elle s'envole dans trois mois pour Melbourne. Elle aussi, elle va y passer son doctorat. Mais elle, elle ne reviendra pas. "Ce qui va le plus me manquer quand je serai en Australie ? Les vieux bâtiments de Shiraz. Si tu savais comme j'aime me balader dans cette ville, passer mon après-midi dans les jardins, dessiner les vieilles maisons... Oh, et bien sûr, la cuisine aussi, ça va me manquer." Mais pas la famille, pas spécialement. Sareh rigole : "Je suis la moins iranienne de la famille ! Je ne suis pas vraiment attachée à toutes ces valeurs familiales. Et il n'y a pas que ça. Ma sœur aînée s'est mariée avec son premier copain, mon autre sœur n'en a eu qu'un et je crois bien que la plus petite n'en a jamais eu. Et moi... Ouh là là ! Je ne peux même pas les compter !". Et elle ajoute, après un silence : "Au fait, je vais boire du vin, demain avec des amis. Tu veux venir ?".

On serait tenté, à voir cette drôle de fille qui slalome en professionnelle dans les embouteillages en écoutant de la pop américaine, les cheveux à l'air libre, et qui remet son foulard avec juste ce qu'il faut de nonchalance et de désinvolture quand elle s'arrête aux feux rouges, d'en faire comme un symbole politique. C'est là le vice de la République Islamique de faire du moindre geste de n'importe quel citoyen, et surtout de n'importe quelle citoyenne, quelque chose de politique. C'est vrai, être rebelle en Iran, c'est laisser dépasser un peu trop de cheveux, ou rire un peu trop fort, ou c'est boire un verre de vin en cachette chez des amis. Mais Sareh ne se résume pas à ça. Sareh, c'est juste une fille chouette, artiste et dragueuse, cultivée et futile, rebelle c'est vrai, mais un peu par conviction et beaucoup par plaisir. Une fille qui quitte l'Iran parce qu'elle ne supporte pas la condition des femmes ici, mais aussi et surtout parce qu'elle pense avoir plus de chances de réussir sa carrière ailleurs.
Je suis entrée en Iran en cherchant inconsciemment des signes politiques partout, les signes de l'oppression et les signes de rébellion, encore sous le choc de toutes ces images de juin 2009 et des milliers d'Iraniens dans la rue. Quelle erreur ! Sareh vient me rappeler avec ses conversations qui durent jusque tard dans la nuit et ses problèmes amoureux que l'Iran, n'en déplaise aux politiciens de toute sorte qui aimeraient le voir prospérer ou être rayé de la carte, c'est d'abord un pays qui pleure et qui rit, qui s'amuse d'un rien, qui palabre à longueur de temps, un pays qui vit.
Sareh n'est pas faite pour vivre en Iran mais s’il y a bien une ville qui lui ressemble et qui peut l'accueillir, ici, c'est Shiraz. Si Paris est une ville d'automne, Shiraz est définitivement une ville du printemps, joyeuse et tranquille, souriante et paresseuse. Les jardins éclatent partout dans les rues, les palmiers s'échappent de toutes les cours de maison. Shiraz est la ville des poètes, la ville du vin, la ville des roses et des cyprès. Il y a ici, même en pleine hiver, une certaine douceur de vivre, un raffinement tout persan qui se moque bien du reste du monde.
Il faut aller pour s'en rendre compte sur la jolie tombe du poète Hafez, où se pressent continuellement, peu importe l'heure et peu importe le temps, des admirateurs de tous âges qui effleurent la tombe du doigt, respectueusement, se récitent des poèmes ou ouvrent en solitaires leurs livres de Hafez pour y lire l'avenir. C'est une pratique bien courante ici : poser au maitre une question sur son avenir, ouvrir l'un de ses livres au hasard et y piocher deux vers. Ceux-ci sont si profonds, regorgent de tant de sens différents qu'il n'est pas rare qu'ils permettent vraiment de trouver une réponse à sa question. Et cela rend sa poésie, encore maintenant, si vivante et si proche de chacun que je comprends l'engouement des jeunes et leur rassemblement, ce soir, sur la tombe du grand poète.
Il faut aller aussi se promener à vélo par un vendredi matin un peu frais, une thermos de thé bien calée sur le porte-bagage, dans les rues de la jolie Shiraz, se perdre dans ces ruelles incroyables, croiser les pâtres et leurs troupeaux à deux pas de la plus grande artère de la ville, s'arrêter enfin manger des petits gâteaux dans l'un de ses improbables jardins, ouverts aux quatre vents, à l'ombre d'un palmier qui semble avoir été là depuis toujours, impassible et solitaire.
Il faut surtout emprunter enfin une voiture, la remplir en chemin de filles toutes plus maquillées les unes que les autres et qui entrent dans l'habitacle chargées de nouveaux parfums, souriantes et heureuses de vivre. Et se rendre ensemble et en secret chez un ami de Sareh, une grande salle plongée dans l'obscurité où quatre bougies allumées guident le chemin vers une petite table sur laquelle on aura disposé, miracle, quelques verres de vin rouge. Le vin de Shiraz a le délicieux goût du désert et de l'interdit, et nous le sirotons, tous ensemble complices, levant notre verre à la grandeur de l'Iran et la beauté de ce pays, et nous moquant bien, comme Sareh et comme Shiraz toute entière, de ces dirigeants rebutants que personne n'écoute et qui ne nous valent pas.
Et je repars, amoureuse folle de Shiraz.

La route qui part de Shiraz et qui file vers le sud est un petit bonheur. Après ces lignes droites interminables qui semblent se perdre dans le désert, ces kilomètres entiers de poussière et de sable, il faut bien me frotter les yeux : au loin, ce ne serait pas... Un arbre ? Ce n'est pas un mirage : les oasis se succèdent, véritables tours de magie dans cet univers si austère. J'ai du mal à croire à ces orangers éclatants, à ces pelouses aussi vertes que des terrains de golf qui tout à coup bordent la route. Le désert de nouveau puis, quelques kilomètres plus loin, la même luxuriance. Les oasis sont de petits miracles. Et la vie qui en dépend y semble condensée, plus intense qu'ailleurs. Les villages que je traverse déballent à chaque fois leur étalage de richesse sur les trottoirs, dattes et oranges que l'on vend à la criée et avec le sourire, entre deux bouts de gazon. A-t-on jamais été plus conscient que dans le désert de ce que l'émergence de la vie compte de merveilleux et d'insensé ? Et l'a-t-on jamais mieux exprime ailleurs que dans le désert ?

mardi 17 janvier 2012

Des martyrs et des oiseaux. Shiraz, kilomètre 7415

Les trois semaines écoulées ressemblent fort à des vacances au beau milieu de mon voyage. Trois semaines sans vélo et sans incertitudes, trois semaines partagées entre l'attente de mon visa indien à Téhéran et le doux plaisir des retrouvailles familiales à Ispahan. Trois semaines durant lesquelles ce fichu visa indien qui n'arrive pas m'oblige par manque de temps à renoncer à tout faire à vélo. Pour la première fois, je prendrai le bus sur cinq cents kilomètres. Cela ne se fait pas sans quelques pincements au cœur. Mais un voyage se nourrit aussi de concessions.


Je loge dix jours durant chez Ruhollah, et me balade des heures durant dans cette capitale incroyable, l'une des plus polluées du monde où pourtant dans chaque rue coulent des petites rivières charmantes charriant l'eau des montagnes toutes proches.
Le week-end, il est rare que l'on reste à Téhéran. Mon visa indien est toujours en attente, alors j'accepte la proposition de Ruhollah : une petite escapade de deux jours à Mashhad, à la frontière afghane, l'un des principaux lieux saints de l'islam chiite, et pour cause : c'est là que l'imam Reza aurait trouvé la mort il y a près de douze siècles. Depuis, des milliers de croyants viennent pleurer chaque jour sur son mausolée... Pour moi, c'est peut-être l'occasion de me replonger dans l'ambiance de l'Achoura qui m'avait tant subjuguée à Tabriz.
Aller à Mashhad depuis Téhéran est tout un périple, et c'est ainsi que je me retrouve dans un compartiment pour femmes du train de nuit Téhéran-Mashhad, en compagnie de deux filles de mon âge. L'une est voilée des pieds à la tête, l'autre laisse négligemment tomber son foulard qui pendouillait déjà bien bas sur son cou dès que le train est en marche. Et la troisième, c'est moi, qui lance des sourires timides auxquels on ne tarde d'ailleurs pas àrépondre. Les filles parlent un anglais hésitant, on se comprend à demi-mot. Comme un fait exprès, cette nuit est la plus longue de l'année... Et en Iran, on la fête comme il se doit. Les filles m'expliquent les festivités : on se réunit en famille, autour du feu, et on passe la soiréeà se lire des poèmes et à manger amandes et noix. L'intérieur d'un compartiment de train est l'endroit rêvé pour cette occasion et nous grignotons nos fruits secs pendant que l'une d'elle essaie tant bien que mal de me traduire les poèmes de Hafez. Coupées du reste du monde qui se manifeste néanmoins de temps à autres par le biais d'un contrôleur venant vérifier que tout va bien et nous obligeant dans le même temps à remettre nos foulards, nous sommes comme dans un cocon rassurant et douillet. Le thé circule autant que les vers de Hafez ou d’Omar Khayyâm et je décide tout à coup que cette nuit dans ce train qui nous emmèneà l'autre bout de l'Iran sera ma nuit de Noël.
A personne demain n’est promis.
Garde en joie ce cœur plein de mélancolie.
Bois du vin au clair de lune, ô ma lune, car la lune,
Bien souvent brillera sans plus nous retrouver.


Au petit matin, je retrouve Ruhollah et je laisse là mes compagnes de voyage. L'Imam Reza m'attend.
Je suis partie de Téhéran avec un tchador qu'une amie de Ruhollah m'a prêté. Je me sens un peu anxieuse en quittant l'hôtel : les non-musulmans n'ont pas le droit de pénétrer dans le saint des saints. Je n'y serais pas allée par moi-même... Mais Ruhollah a insisté : l'imam Reza se fiche bien de qui est musulman et de qui ne l'est pas. Et il m'a invitée. C'est une affaire qui ne regarde que lui et moi. Après la fouille de rigueur à l'entrée du mausolée, je pénètre enfin dans l'enceinte. La nuit tombe doucement. L'ambiance est magique. Le lieu d'abord : les immenses places qui cernent le mausolée, toutes couvertes de faïences bleues, sont sublime. La coupole se dresse fièrement au second plan. Le soleil qui se couche darde ses rayons sur les carreaux, les rendant encore plus bleus qu'ils ne sont. L'endroit est l'un des plus beaux que j'aie jamais vus. Mais ce n'est pas ce qui rend cet instant magique. Ce qui m'enveloppe de toute sa chaleur dès que je pénètreà l'intérieur du monument, c'est ce murmure permanent, cette ferveur incroyable. Car le lieu est habité et tous ceux qui sont là se pressent pour la même raison : honorer la mémoire de l'imam et lui rendre hommage.
Au moment où nous nous approchons de la salle qui comprend la tombe de l'Imam, j'hésite encore un peu, mais Ruhollah me pousse : "Vas-y ! Je t'ai dit qu'il t'avait invitée !" Alors, j'entre. A l'intérieur, c'est la cohue. Les femmes se poussent sans ménagement pour aller au plus près de la tombe et pour avoir la chance de la toucher. Je dois faire attention en marchant à ne pas écraser toutes celles qui sont assises et qui inlassablement lisent le Coran ou prient. Il y a toujours du bruit ici, entre les murmures du Coran qu'on récite, les pleurs, les bruissements des tchadors. Je ne m'approche pas trop près, juste assez pour apercevoir la tombe tout en verre et les mains qui empoignent les barreaux, les femmes qui sanglotent, les pétales de rose que l'on jette sur la tombe. En quittant le lieu, je croise une femme en larmes, le téléphone portable brandi bien haut en direction de la tombe, pour que son interlocuteur de Téhéran ou d'ailleurs lui aussi puisse parler à l'imam et peut-être faire un vœu, lui qui n'a pas pu se rendre àMashhad. Quand je ressors, je retrouve Ruhollah et lui aussi est en larmes. Nous marchons un peu, sans parler, comme dans un état second. En apesanteur.
Le mausolée de l'imam Reza illustre bien toute la complexité et toute l'ambivalence du chiisme à l'iranienne. Ce mélangeétonnant de superstition pure et de véritable ferveur. Les deux sont intimement liées dans une union sacrée qui me dépasse un peu mais dont le spectacle me plait beaucoup. Ruhollah incarne bien ce double aspect de la religion, lui qui me confie aller voir l'imam Reza chaque fois qu'il a une décision importante à prendre, pour se porter chance autant que pour apaiser son esprit et pour trouver la bonne réponse, la bonne voie dans cette ambiance incroyable. On jette des billets de banque, pratique impie par excellence, à l'intérieurmême de la tombe de l'imam pour qu'il réalise nos rêves les plus chers, mais on pleure en un deuil éternel sa mort violente. L'imam est un maitre, un modèle et un bon génie, mais aussi un frère que l'on pleurera toute sa vie.
Ce culte des martyrs a un pendant beaucoup plus contemporain que je retrouve, lorsque je reviens àTéhéran, en visitant l'immense cimetière du Paradis de Zahra. Les cimetières iraniens sont des lieux de vie par excellence. On y vient toutes les semaines, on y retrouve ses amis, on y pique-nique directement sur les tombes, et on y pleure aussi bien sûr beaucoup ; mais en Iran, pleurer, c'est d'abord un témoignage de vie. Je me balade longuement dans les allées de ce cimetière qui n'a rien de joli mais qui respire une certaine forme de vie, et à voir toutes ces femmes qui pleurent et qui rient à la fois en déposant des pétales de fleurs sur la tombe de leurs parents, j'ai moi aussi le sourire aux lèvres. J'aime tant les cimetières... Comme toujours dans ces lieux, une certaine sérénité me gagne. Et puis soudain, j'arrive dans l'aile des martyrs.
Dans les années 1980, l'invasion de l'Iran par l'Irak de Saddam a donné lieu à une guerre qui a embrasé la région pendant huit ans. Huit longues années durant lesquelles les principales victimes mortes au combat n'étaient pas des soldats surentrainés mais des jeunes garçons sans expérience, dont certains n'avaient pas encore fêté leur treizième anniversaire. Leur rôleétait simple et clairement défini : marcher sur les mines pour libérer le passage aux armées plus expérimentées. Bien sûr, le gouvernement n'a pas hésitéà mener une abjecte propagande pour amener les adolescents à s'enrôler - sans prendre en compte d'ailleurs l'avis de leurs parents. Mais cette propagande se faisait sur un terreau déjà existant : ce culte du martyre qui envahit toutes les consciences, cette gloire du sacrifice ultime, cette exaltation de la mort pour servir une cause plus noble. Et aujourd'hui dans l'aile des martyrs, avec le souvenir des pleurs pour l'Imam Hossein ou pour l'Imam Reza, devant ces centaines de photographies toutes différentes et pourtant toutes semblables - des garçons plus jeunes que mon frère qui sourient d'un air à la fois revanchard et insouciant, aujourd'hui sur ces tombes, j'accepte de ne pas comprendre, de ne pas juger, ou peut-être que je refuse de comprendre, et moi aussi, je pleure.


Et puis, ma famille arrive et soudain tout est si facile. Qu'il est bon d'êtreà nouveau quatre et de se balader sans penser a rien dans les rues d'Ispahan la belle, l'envoûtante. C'est ici, et àShiraz aussi, que l'Iran montre, après son attrait évident pour la mort, à quel point il aime la vie. Tout, des coupoles des mosquées aux façades en émail, éclate de joie. Pas un monument, peu importe l'époque, qui ne soit envahi en peinture par les fleurs et les oiseaux. L'année commence dans la gaieté de l'art persan, et le temps des retrouvailles donne à tout l'Iran des couleurs nouvelles et rayonnantes.
Apres dix jours, me revoilà seule. C'est dur, la solitude, et c'est cruel, quand on a retrouvé pour quelques temps le bonheur d'être entouré. Et au moment de quitter mes parents et de me retourner vers la longue année qui vient, je fais l'état des lieux.
Est-ce qu'il m'en reste encore dans le ventre ?
Ouf, encore un peu.
Est-ce que ça suffira ?
Inch'Allah....