lundi 5 mars 2012

Jusque sous les ongles. Sendhwa, km 8800



Il y a quelque chose en Inde qui diffère vraiment des autres pays. On met un certain temps avant de comprendre ce que c'est, avant de mettre un mot sur cette force puissante et enivrante qui semble tout entier nous envelopper, sans jamais nous lacher. Et puis soudain on le remarque : l'Inde tout simplement est un pays plein - un pays entier, et même l'Iran et son raffinement à coté n'apparait que comme un espace imcomplet, ou comme un peuples qui n'a pas réussi, ou pas voulu, occuper totalement son territoire. En Inde c'est différent - en Inde, tout est saturé. Il n'y a jamais aucun répit pour aucun des sens, et les Indiens s'efforcent avec frénésie de remplir tout ce qui pourrait, à un moment ou à un autre, paraitre vide.
Il n'y a qu'à voir la manière dont ils mangent, sans couverts : il ne s'agit pas ici de porter simplement la nourriture à sa bouche, non ; il s'agit auparavant de mélanger le riz au curry et de touiller, de malaxer longuement la mixture de sa main doite, avec une délectation, une sensualité dont ils ne se lassent jamais. Le toucher : un sens qu'on néglige tellement chez nous ! En Inde, il se rappelle à chaque repas. Quant au gout, c'est pire encore. On le sature au maximum. La cuisine que l'on me sert est d'une finesse incroyable mais ne serait pas complète sans une sévère dose de piment qui enflamme mes papilles et leur fait crier grace trois fois par jour. Eux ne comprennent pas ce que l'on peut trouver à la fadeur.



Mes trajets sur la route sont plutot tranquilles, tant que je ne traverse pas de villages : je repose mes yeux au contact des douces couleurs du paysage, mes oreilles à celui d'un silence relatif. Mais l'entrée dans un village m'entraine immédiatement dans un tourbillon sidérant de puissance : tous mes sens s'allument et s'alertent à la fois. La vue : tout à coup c'est le même arc-en-ciel criard qui vient remplir mes pupilles. Ces saris sont trop rouges, trop jaunes, trop verts ! Même la burqa de certaines femmes musulmanes, qui ne laisse apparaitre que leurs yeux, semble trop noire. Les fleurs sont partout, provocantes de profusion. Flamboyants et bougainvillées débordent et tant pis si les couleurs ne sont pas assorties ; ce qui compte, c'est que cela pète, tonne, que cela marque, quoi !
L'odorat : difficile de décrire ce savant mélange de parfums qui saute immanquablement au nez dès que les premières baraques sont en vues, toujours à peu près le même, mais dont les subtiles variations différencient les villages qui s'égrènent... Un mélange de fumier et d'encens, de gaz d'échappement, de bétail et de noix de coco, qui me laisse toujours vaguement nauséeuse, une fois le village hors de vue.
L'ouie : au contact des villages, les klaxons, du reste jamais totalement en berne, se réveillent et hurlent à qui mieux-mieux, au milieu du meuglement des vaches, de la litanie incessante des prières, des vendeurs a la criée - et des hurlements de joie des gamins qui ne manquent jamais lorsque l'un d'eux a repéré le drole de vélo tout chargé de bagages qui descend la grand rue...
Si l'on rajoute à tout cela le trafic fou auquel il faut prêter une attention constante, les spectacles de rue et les scènes imprévues qui captent toujours mon regard, on comprend que je ressors de chaque village éreintée, aspirant à un peu de calme pour reposer mes sens avant le prochain assaut...



C'est ça, l'Inde, ce pays si complet qu'il pénètre partout, s'infiltre jusque sous mes ongles - j'ai beau les frotter et les récurer, ils restent ici toujours noirs de crasse et de poussière, noirs d'Inde. Qu'il me fait éternuer sans raison à longueur de journée, qu'il me pique les yeux et me brule la langue, et qu'il me laisse à l'intérieur une drole de sensation, celle d'une ame qui au contact de ces sens réhaussés voudrait grandir, grandir grandir... Pour se mettre elle-aussi à hauteur.

Avant Aurangabad, je m'arrête deux jours pour rendre hommage à Shiva.  Je n'arrive pas à savoir si la fête est nationale, si elle ne concerne que l'état du Maharashtra ou seulement ce petit village. C'est qu'il y en a tellement, des fêtes, et il y en a tellement, des dieux ! Je suis hébergée chez Arun, le médecin du village, et sa femme, petits vieux adorables qui m'emmènent chez le photographe pour une séance en bonne et due forme de laquelle ils me laissent un tirage. La démarche est jolie. Le lendemain, à la première heure, je vais avec lui sur les lieux du culte, à la confluence de deux rivieres sacrées qui coulent à quelques kilomètres de là. L'endroit est noir de monde, et les scooters qui trimballent toutes la famille peinent à se frayer un chemin parmi la foule des dévots. Alors nous, en voiture, nous n'avons aucune chance d'y arriver, et ce ne sont pas les coups de klaxons rageurs d'Arun qui changent grand chose à l'indifférence des gens autour de nous ! Nous rebroussons chemin, il faudra revenir dans l'après-midi. Nous nous rabattons pour l'heure sur un petit temple du village, dédié à Shiva et ouvert à la fête ce jour-là. Dans le minuscule édifice, une demi-douzaine de personnes sont rassemblées autour du lingam, l'emblême phallique vénéré du dieu. Un prêtre brahmane psalmodie des prières d'une voix monocorde, sans jamais s'arrêter. Deux hommes assis en tailleur versent sur le lingam une petite fiole d'eau, le plus doucement possible. Ils veillent à la remplir aussitot qu'elle est vide : il ne faut jamais qu'ils s'interrompent de verser, tant que le prêtre récite. A l'opposé du cercle, trois femmes assemblent avec minutie des fleurs coupées qu'elles déposent avec soin autour du lingam, selon une logique qui m'échappe. L'ensemble est pratiquement plongé dans la pénombre. Seules quelques bougies renvoient sur les murs en pierre leur omble tremblotante... C'est à peine s'ils remarquent mon intrusion. Je me plante dans un coin de la pièce, retenant mon souffle, ne comprenant rien à ces rituels et me laissant seulement bercer par la litanie et les effluves d'encens...




L'après-midi, nous retournons sur les rives de la rivière. Toute la famille nous accompagne pour l'occasion. Il y a toujours une foule compacte sur les berges. Des enfants tous nus courent sur les ghats, ces grandes marches qui descendent jusqu'à l'eau, permettant aux pélerins de prendre leur bain dans les eaux pures et purifiantes de la rivière sacrée. La foule se presse aux différents temples disposés un peu partout autour de la confluence. Dans le plus imposant, il y a près d'une demi-heure d'attente pour pouvoir déposer ses offrandes devant le lingam sacré ! Mais le spectacle est aussi à l'extérieur, toujours dans l'enceinte du temple : c'est assez fascinant de voir les sadhus, ces vagabonds mystiques en turban et qui croisent souvent mon chemin le long des routes, prendre refuge sous les arcades du temple et y vivre pour quelques jours, juste à coté des devots venus prier seulement le temps de l'après-midi. A deux pas de la foule en liesse, ils sont là, certains dorment, d'autres mangent, et le peu qui leur sert de vêtements sèche à la vue de tous sur des fils à linge de fortune tendus entre deux piliers...

Mais la vraie attraction de l'après-midi, c'est la visite rendue au gourou. On peut voir des photos de celui-ci un peu partout dans les maisons ou dans les rues. Rattaché au plus grand temple de la zone, il est naturellement le gourou de tous les villages environnants. Sangita, la belle-fille d'Arun, m'explique : "Le gourou, ce n'est pas un prêtre ; c'est quelqu'un qui nous donne des conseils, qui nous montre la voie. Nous, on lui rend visite une fois par an environ, on vient lui demander sa bénediction, lui demander son avis sur les choix qu'on doit faire. C'est un peu comme notre père !". Pour l'instant, il faut différer la visite au gourou - il n'est pas à son poste, au grand dam de tous ceux qui se pressent, qui se marchent les uns sur les autres, qui se haussent sur la pointe des pieds. Quant a moi, je suis très curieuse de le voir, ce gourou pour qui certains viennent de fort loin !
Je le verrai un peu plus tard dans l'après-midi : alors que nous sommes assis à l'ombre du temple, Arun nous appelle, ne tenant plus en place : ça y est ! le gourou est là ! Aux abords du tapis sur lequel il est assis, c'est la cohue : les gens se poussent et parlent tous en même temps. Nous nous frayons un chemin parmi la foule - l'autorité du médecin fait son effet ! Débouchant aux premières loges j'assiste médusée au spectacle d'un gros homme enturbanné, assis un peu lascivement sur une sorte d'estrade, tandis que les dévots qui ont réussi a s'approcher se bousculent pour lui baiser les pieds avec ferveur et déposer quelques billets dans les mains de ses acolytes. Lui baiser les pieds ! J'en suis à me demander s'il faut moi-aussi que je me plie en deux pour embrasser les petons du saint homme, quand le medecin lui hurle, pour se faire entendre, que je suis venue de France en vélo pour le voir. Rien que ça ! Cela n'a pas l'air d'étonner plus que ça le gourou, qui me regarde d'un oeil impavide, puis qui finit par fouiller dans la caisse en carton à coté de lui avant de me donner une noix de cajou en pendantif, sensée me protéger des démons. Ca tombe bien, l'oeil de Fatima que l'on m'avait offert en Turquie a rompu il y a à peine deux jours : les dieux semblent se relayer pour me protéger... Je reçois le cadeau sous l'oeil jaloux du public, tandis que la femme d'Arun me crie : "Remercie-le !! C'est un grand honneur !" avant de se jeter littéralement aux pieds du gourou et de l'embrasser avec dévotion. Je tente de faire deux ou trois namaste respectueux dans un chaos indescriptible, il me lance un sourire placide, puis nous laissons la place à d'autres. Je suis encore éberluée de ce spectacle impressionnant. Les imams d'Iran étaient morts depuis plusieurs siècles ; les gourous indiens sont vivants mais ne mouillent pas beaucoup plus la chemise... En Inde et en Iran en tout cas, le spectacle est le même, et la ferveur égale ; car, ici et là, ce qui compte, ce n'est peut-être pas tant qui l'on adore, mais simplement le fait d'adorer...

Je repars de cette journée de fête fatiguée mais émerveillée, avec une fois encore l'impression d'en avoir pris plein les sens. Quel pays ! Et c'est encore la grande magie de l'Inde que de m'offrir comme un cadeau, soixante kilomètres et autant de coups de klaxon plus loin, les grottes hindouistes et bouddhistes d'Ellora. Construites sur plusieurs siècles, au début de notre ère, elles recèlent des trésors de statues dont chacune d'elles raconte l'une des innombrables histoires de la mythologie hindoue et rend compte du foisonnement incroyable de cette Inde toujours en ébullition.


Et c'est une plus grande magie encore de l'Inde que d'offrir, sur ce même lieu, dans l'une de ces grottes sombres et fraiches, batie comme une cathédrale, ou soudain, en entrant, l'on n'entend plus rien que le bruit de sa propre respiration, un bouddha d'une simplicité si pure et si dépouillée que, habituée depuis quelques semaines a cet enivrement constant des sens, a cette folie incessante, je reste plantée longuement devant lui, sans pouvoir détacher mes yeux, sonnée.


mercredi 22 février 2012

Au pays du rituel. Aurangabad, km 8450



Mon voyage prend une drole de tournure ces derniers temps et avec l'accélération qu'entraine inévitablement l'avion, je ne sais plus trop ou donner de la tête. Après Dubai, me voilà projetée pendant près d'une semaine dans l'univers étrange mais finalement plutot plaisant d'une bande de Francais venus faire du yoga sous les tropiques. Avant de partir à la conquête de l'Inde, ou que l'Inde ne vienne me conquérir, je me plais à les cotoyer pendant ces quelques jours, à me reconnaitre en eux, bonne francaise que je suis, à partager des conversations anodines mais si précieuses pour moi, et même, peut-être, à retrouver dans leurs questions sur mon périple et les commentaires qu'ils peuvent en faire, les raisons qui m'ont poussée à partir. On a si vite fait de les oublier, quand on est seul depuis si longtemps !
Et puis, surtout, quelle joie de partager cette semaine avec Nelly et Marie, de retrouver le bonheur d'être ensemble, un thé aux épices à portée de main et l'océan jamais bien loin ! Cette petite semaine avec elles ne m'apprend pas grand chose de l'Inde, mais entre l'Iran et les trois prochains mois dans ce pays qui m'impressionne depuis le début, elle constitue une parenthèse nécessaire, vitale, pour la suite de mon voyage. Et au moment de repartir, je me sens pleine d'energie, le moral au plus haut.
Il faut bien peu de temps avant que la route ne quitte le bord de mer et ne se mette à vallonner puis à monter carrément : ce sont les ghats, ces petites montagnes cotieres qui bordent l'immense plateau péninsulaire. La route, étroite au possible est encore bien luxuriante et la végétation, touffue, m'offre des coins d'ombre salutaires. Soudain, j'aperçois une silhouette à la sortie d'un virage : oh, oh, un singe... Pas un, mais une dizaine de singes silencieux qui ont investi la route déserte et qui se dirigent lentement vers moi. Je ne suis pas des plus rassurées : tous me fixent, d'un regard énigmatique que je suis tentée d'interpréter comme perfide... Il faut me voir avancer,essayant d'éviter tout geste brusque, un gros bout de bois brandi au-dessus de ma tête, le vélo dans l'autre main, ne sachant pas trop s'il faut croiser leur regard ou pas... J'essaie de paraitre imposante mais je n'en mène pas large ! Finalement, ils me regardent passer en silence sans chercher à mal. Et un énorme camion arrivant dans l'autre sens à toutes berzingues, klaxon hurlant, a tot fait de les renvoyer dans leurs arbres !



Une petite poignée de kilomètres plus loin, ça y est, je suis sur le plateau. La végétation a changé, l'horizon se dégage. Sous mes yeux s'étalent tous les verts de la création, entre rizières et plantations de cannes à sucre.  A l'horizon, quelques monts jaunes ou bruns posés là comme en pleine mer viennent mettre un peu de relief. Quelque chose me frappe dans ce paysage mais j'ai du mal à savoir ce que c'est ; je ne me lasse pas de l'observer sans comprendre pourquoi il me fascine tant. Soudain ça y est ; ces couleurs... Je crois bien ne les avoir jamais vues avant. Ce n'est ni vraiment du vert, ni vraiment du brun, ni vraiment du jaune, mais autre chose, comme si l'on avait posé sur ce paysage un papier calque adoucissant tout, en même temps que l'on avait braqué dessus une lumière crue révélant les moindres details. Cette douceur et cette netteté conjuguées me subjuguent, comme si je voyais le monde pour la première fois.




Quelques kilomètres avant Kolhapur, le dérailleur changé en urgence en Iran lache à nouveau. Le vendeur m'avait fièrement précisé qu'il était "made in Taiwan", gage selon lui d'une qualité indéfectible ! Tout est relatif, et il est temps que j'arrive a Aurangabad, ou mes parents doivent m'avoir envoyé en poste restante un bon vieux dérailleur Made in Germany à qui j'accorderai beaucoup plus facilement ma confiance... En attendant, je n'ai pas d'autre choix, pour la troisième fois en trois cents kilomètres, que de m'arrêter faire réparer.

Kolhapur est une ville indienne comme on se les imagine, avec sa démographie anarchique, ses habitants qui débordent sur les trottoirs et jusque sur la chaussée, au mépris des rickshaws qui font tout de même savoir qu'ils existent à grand renfort de klaxons. Ses couleurs incroyables et violentes à l'extrême, le violet vif des saris, le rose flushia des fleurs, le jaune des temples. Et ses effluves ennivrantes, assomantes presque, cet encens et ces épices omniprésents qui font tourner ma tête et me font éternuer à tout bout de champ. Bienvenue en Inde ! Mon vélo et moi faisons bien pale figure à coté, tous perdus que nous sommes parmi les vaches sacrées. Mais il ne faut pas bien longtemps avant que mon air un peu déboussolé n'attire la compassion... Et Kavita me tape sur l'épaule, demandant de sa grosse voix qui roule les r et écrase les voyelles : "Arrrre you looost ? Do you need soooome help ?". Un simple petit "yes", timidement prononcé, déclenche toute une suite de réactions en chaine. Kavita et sa soeur Annu arrêtent un rickshaw en se jetant presque sous ses roues, négociant le prix de la course, chargeant - qui l'aurait cru possible ? - mon vélo dans la minuscule cabine arrière, m'y font asseoir et font de même, chacune d'un coté, me souriant l'une et l'autre à pleines dents et me parlant toutes les deux en même temps, l'une terminant les phrases de l'autre. J'en ai le tournis, mais les deux soeurs sont terriblement efficaces : mon vélo est réparé sans attendre, et moi, invitée à prendre le déjeuner chez elles. J'y resterai deux jours.
Kavita et Annu ont appris l'anglais au lycée. Elles le parlent très bien, mais il ne leur sert pas à grand chose : depuis qu'elles ont fini l'ecole, elles travaillent dans le petit restaurant que tient leur mère - leur père, malade, est allité toute la journée. "Restaurant" est un bien grand mot ; même "gargotte" parait un peu trop pompeux pour l'espace que la famille occupe entre deux maisons - une petite allée que l'on a recouverte d'un toit en tole et à l'entrée de laquelle on a apposé une grande pancarte signalant qu'ici, l'on peut manger. Pendant la journée, l'espace sert de maison ; des petites cloisons figurent habilement les differentes pièces. Mais à partir de 18h, branle-bas de combat ! On déménage tout, on réagence le plus rapidement possible, et par un tour de passe-passe, la maison devient une cantine modeste ou une dizaine de clients peut tenir. La cuisine est un peu juste pour préparer tant de repas différents : la chambre du fond dont on a nettoyé le sol pour l'occasion sert d'antichambre aux préparations culinaires d'Annu, pendant que son père ronfle, étendu sur une natte à coté d'elle. Il faut dire que c'est le seul endroit ou il peut esperer se reposer un peu, la télé hurlante et les clients gouailleurs revendiquant bruyamment leurs droits.
Le cadre est un peu triste et l'hygiène inexistante, pourtant on se presse et tous les soirs le boui-boui affiche complet. Peut-être est-ce du à la famille de Kavita et d'Annu, leur père, tout en moustaches à qui l'on surprend de temps à autres un sourire, leur mère toute frêle et toute petite qui se tord de rire devant Tom et Jerry, leurs deux frères costauds et timides, et la petite Saakshi, petite danseuse de dix ans, la fille d'on ne sait plus trop qui, tant elle passe tout son temps libre ici, virevoltant parmi les légumes et les carafes d'eau.




Une fois le dernier client parti, la petite ruelle peut redevenir une maison et retrouver sa quiétude. Comme tous les soirs, on lave tout de fond en comble pour effacer le souvenir du restaurant et le parfum de la viande qu'on a coupée à même le col. On installe les moustiquaires par-dessus les tables - car les tables du restaurant, une fois les clients rentrés chez eux, deviennent des lits sur lesquels se serre toute la famille. Kavita profite du calme revenu pour décorer mes mains au henné - point par point, détail par détail, sous l'oeil sérieux de Saakshi qui apprend.
Enfin, une dernière prière avant d'aller se coucher.Quel cérémoniel ! Kavita remplit de fleurs jaunes et oranges un petit bol en bois. Une fois celui-ci plein à ras-bord, elle le pose sur un guéridon et va cueillir dans le petit autel de la maison Ganesh le dieu-éléphant, petite statuette pas beaucoup plus grosse que nos soldats de plomb, toute dorée, qu'elle dépose immédiatement sur les fleurs coupées comme elle coucherait une poupée dans un petit lit. Elle allume à ses cotés quelques batons d'encens, deux ou trois bougies, appelle enfin toute la famille. On pose sur le front de Ganesh quelques points de poudre colorée, et la prière commence. On la chante en tapant dans les mains, l'air concentré, s'interrompant de temps en temps pour rappeler à l'ordre Saakshi qui court partout. Une fois la prière finie, on replace Ganesh dans sa petite maison, à coté des autres dieux miniatures ; on le réveillera le lendemain.



C'est qu'en Inde Dieu est partout, et comme il est impossible de le représenter sous sa forme absolue, on utilise tous ces petits avatars. Dans chaque maison on n'a de cesse de me présenter avec un mélange de fierté et d'affection les dieux-statuettes qui ornent l'autel familial. Ils sont parfois si nombreux que les rituels matinaux, perpetrés par le chef de famille, prennent pas loin d'une heure. C'est qu'il faut les réveiller, tous ces dieux, chaque matin les faire entrer dans les petites statuettes avant de les révérer comme il se doit. Et s'il n'y avait que les dieux ! Mais l'on adore aussi le soleil et la lune et toutes les rivières sacrées - et l'on se prosterne chaque matin aussi bien devant Ganesh que devant une vasque qui renferme un peu de l'eau du Gange...
Dieu est partout et pour les Hindous cela n'est pas peu dire. L'on répond toujours de la même manière à mes demandes d'explication concernant les divers spectacles insolites auxquels j'assiste sans cesse en Inde. Une procession de femmes au front couvert de poudre safran ? "C'est Dieu", me répond-on. Un homme jouant du tambour dans les rues à la nuit tombante ? " C'est Dieu", m'assure-t-on. Trois femmes qui hurlent en le suivant ? "Toujours Dieu", affirme-t-on. Et toutes ces personnes que je vois ce matin-là, un sourire béat aux lèvres, peinturlurées en rose des pieds à la tête, vêtements compris, comme si on leur avait jeté un grand pot de peinture dessus, c'est Dieu aussi, je présume ? "Ah, non ! Ca... C'est les élections". Au pays du rituel, les lendemains d'élections locales prennent eux-aussi des allures de cérémonies sacrées ou les heureux votants s'aspergent mutuellement des couleurs du vainqueur. Mais avec un tel serieux, une telle minutie, que cela aussi, on le croirait sacré.



vendredi 10 février 2012

Parenthese apocalyptique. Kholapur, km 8000




Mon départ d'Iran est un peu précipité. Après Shiraz, je collectionne les déboires mécaniques. Le vent fait de nouveau des siennes et les dernières cotes iraniennes sont rudes. Sans que j'y prenne garde, la fatigue devient soudain accablante, irresistible. Je cale sur la dernière part de désert (bon, d'accord, elle était facile). Il me faut une pause, une pause réconfortante. Et justement, à Goa, en Inde, mon amie Nelly et son amie Marie m'attendent. Et soudain, j'ai besoin de les voir, d'urgence. A Bandar-Abbas, derniere ville d'Iran sur le golfe persique, je mets tout en oeuvre pour trouver un bateau au plus vite. C'est beaucoup trop long, beaucoup trop compliqué. Alors je prends une grande inspiration et j'accepte que mon voyage s'accélère un peu. Un avion est réservé le soir même pour Dubai, un autre m'emmènera le lendemain à Goa. Je savais depuis le début que je ne pouvais pas arriver en Inde par voie terrestre - le Pakistan me refuse son visa. Mais en avion ! A peine le temps de réaliser, et je suis en route pour l'aéroport. Ma phobie de l'avion me prend viscéralement, en même temps que mon empressement à essayer de ne rien perdre de mes dernières minutes en Iran. Dans un voyage comme celui-ci, on est toujours obligés de regarder en avant. Devant, c'est l'Inde, Nelly et Marie. Et plus rien ne me retient ici... Plus rien que le souvenir de ces deux mois passés dans un pays dont je ne soupçonnais ni la grandeur ni la force des émotions qu'il allait me procurer. Et je m'en veux sur la route qui me mène à l'aéroport ce soir-la, je m'en veux d'être à ce point parasitée par ma peur de l'avion et de ne pas réussir à penser à l'Iran de toutes mes forces, l'Iran et ses martyres, l'Iran et ses poètes, l'Iran de Rahim et Maryam et Ruhollah et Sareh, le premier pays que j'ai aimé passionnément, malgré tout.



Difficile de faire rentrer mon vélo dans un si petit avion. Je pleure de trouille sur la piste au moment d'embarquer, et je manque bien faire demi-tour. Un sursaut me pousse à l'interieur de l'appareil, ou l'on n'est pas plus d'une cinquantaine. Mes sanglots d'angoisse provoquent immédiatement les rumeurs les plus folles (j'entends dire jusqu'au fond de l'avion que je suis dans un tel état parce que mon père vient de mourir...) puis les rires et la sympathie de mes voisins lorsque l'on finit enfin par comprendre que j'ai peur, tout simplement. Les mamies iraniennes se relaient pour me donner de petites claques sur les joues, et l'hotesse fait jouer ses relations pour me faire visiter le cockpit pendant le vol - oui, comme pour les petits enfants...

De Bandar-Abbas à Dubai, il n'y a qu'un golfe à traverser. En avion, cela se fait en une demi-heure, une bagatelle. Mais pour moi, habituée depuis des mois à voir changer le monde en douceur sous mes roues, c'est un choc que j'ai du mal à encaisser. Difficile de trouver plus violent que le contraste entre la campagne iranienne ou j'ai dormi la veille et la ville ultra-moderne que l'on peut distinguer quelques minutes avant que l'avion se pose sur la piste. Pour accentuer encore le contraste, je suis accueillie ce soir par Alexandre, ingénieur français expatrié depuis trois ans aux Emirats et qui me reçoit dans la confortable suite d'hotel que lui octroie la compagnie qui l'emploie ici.
Arriver à Dubai de nuit a quelque chose qui relève de l'hallucination, avec ces visions fugitives en forme de flash, ces gratte-ciel qui montent si haut qu'on n'en voit pas le sommet, ces lumières à outrance à peine voilées par une légère brume, et ce silence, ce silence assourdissant sur la quatre-voies ou l'on n'entend de temps en temps que le bruit des moteurs des voitures de luxe qui nous dépassent. L'Iran ne m'avait pourtant pas deshabituée au silence. Il y a du silence dans le désert, un vrai silence troublé uniquement par les antiques camions que l'on entend venir de loin. Mais le silence de Dubai la nuit - ce silence ouaté et climatisé, ce silence futuriste qui n'a rien de naturel ni d'humain - ce silence me prend aux tripes et à la gorge tandis que continue la valse des villas et des palaces, la ronde des néons colorés et des tours de verre, sublimes et glacantes.



Alexandre m'accueille avec une gentillesse tout à fait reposante. Nous allons boire une bière au café d'un palace ou l'on paie sa nuit un millier d'euros - on ne se refuse rien. Une bière ! Depuis le temps que j'en rêvais ! En Iran bien sur l'alcool est proscrit. Aux Emirats, pays non moins religieux, il est proscrit aussi. Mais ici, comme pour tout le reste, on s'en arrange... Je passe à Dubai la nuit la plus confortable de mon voyage, les lumieres scintillant encore à travers mes yeux fermés, malgré l'obscurité totale de la chambre d'hotel - ça aussi, j'avais oublié ce que c'était.

Il existe aux Emirats quelque chose d'au moins aussi fascinant que toute cette débauche de luxe et ces tours de verre dont on ne sait plus vraiment trop, à les voir ainsi érigées les unes à coté des autres, presque les unes sur les autres, si elles se subliment ou si elles s'annulent entre elles. Cet autre aspect de Dubai, les coulisses du luxe, sa face cachée, c'est tout ce que l'on peut tirer de la terre à quelques dizaines de kilomètres à peine des piscines sur les toits - du pétrole, du gaz, des métaux de toute sorte que l'on puise directement d'une terre saignée à blanc par des moyens toujours plus vertigineux. Alexandre, lui, travaille pour une compagnie qui s'occupe d'aluminium ; pas d'extraction, certes, mais tout de même : rien ne me rejouit plus que de l'accompagner sur son chantier, cet après-midi. Il ne faut pas rouler longtemps pour laisser derrière nous les fastes de Dubai et pour se retrouver, empruntant une autoroute flambant neuve, presque en plein désert. Le chantier n'en finit pas d'arriver, avec toutes les précautions de sécurité d'usage qui donnent à l'ensemble une atmosphère encore plus secrète et excitante. Ici l'ambiance est masculine, des hommes au visage couvert pour se protéger des rudesses du desert. On ne travaille pas aujourd'hui, et nous cheminons sans croiser grand monde, masques chirurgicaux sur la bouche, lunettes de protection aux yeux, gants et chaussures de sécurité.

Rien de commun avec ce que j'ai vu de Dubai jusqu'à present, et pourtant j'en reste bouche bée. Je me sens aussi petite devant ces machines démesurées que devant les buildings de la ville. Le tout est aussi monstrueusement vertigineux. Le chantier s'étend à perte de vue : partout des engins, des cuves, des échaffaudages. Cela n'en finit pas et pour la première fois je prends conscience de l'énergie impensable qu'il a fallu deployer ; des moyens financiers qu'il a fallu mettre en oeuvre, du nombre de machines qu'il a fallu penser, convevoir, faire fonctionner. Les chiffres que m'énonce Alexandre ne font que rajouter à mon vertige. Ces chiffres, ils sont trop hauts, je ne les comprends plus.
Cette incroyable puissance de l'énergie humaine me fascine depuis le debut de mon voyage. Je suis intriguée depuis des mois par l'énergie que l'on peut déployer pour rendre gloire à Dieu, ou au roi, et que j'ai retrouvées dans les mosquées turques ou dans les ruines de Persepolis. Mais ici ! Je repense à ma fascination pour Mashhad et pour son gigantisme, à la difficulté que j'ai eue à comprendre que l'on puisse construire tout cela pour Dieu. Et ce chantier, cet unique chantier, doit être trois fois plus grand...
Ce qui me fascine ici, comme à Dubai, ce n'est pas tant que toute cette energie soit mise en oeuvre pour le dieu Profit - Mashhad elle-même fait bien son beurre sur le dos de l'Imam Reza - mais bien cette démesure ahurissante, ce gigantisme inquiétant. Je repars de Dubai le soir-même, après un dernier tour en voiture des hotels qui collectionnent les records - l'hotel le plus haut du monde, le seul hotel 7 etoiles de la planète... Avec la sensation d'avoir durant ces vingt-quatre heures imprévues assisté à quelque chose, à une partie du monde tel qu'il est en train de se faire - et, peut-être, à la partie finale. Comment aller au-delà ? Juste avant de me déposer à l'aéroport, Alexandre me montre du doigt son immeuble préféré à Dubai : une tour massive et écrasante, presque fortifiée à sa base, façon Metropolis. "Tu ne trouves pas qu'elle a un petit coté fin du monde ?"
Si. C'est tout à fait cela.



vendredi 27 janvier 2012

Jeunesse iranienne. Lâr, km 7800

Je ne suis pas ménagée à la sortie d'Esfahan. Le vent et le sable, la pluie, la police même, se succèdent avec une précision parfaite pour me faire perdre tous mes moyens. Images d'apocalypse que ces milliers de grains de sables balayés par un vent terrible qui viennent me heurter de plein fouet, faire tomber mon vélo, m'empêcher d'avancer. Dégoût total de cette pluie glacée, d'autant plus insolite et injuste dans ce paysage aride, qui n'en finit pas de tomber, moqueuse et vicieuse.
Enfin, j'arrive à Shiraz. Je ne sais qu'une chose : on doit venir me récupérer sur la route pour m'emmener dans la maison qui m'héberge. Je roule un peu à l'aveuglette, quand enfin une voiture s'arrête devant moi. La fille qui en sort me fait instantanément sourire : son écharpe grise négligemment jetée sur ses cheveux glisse jusque sur son cou. Ses énormes lunettes de soleil et son manteau au ras des fesses viennent compléter le tableau. Sareh me tend la main et me salue avec un drôle d'accent américain : elle a vécu cinq ans près de Chicago quand elle était encore gamine, pour que son père finisse son doctorat. Et puis ils sont retournés à Shiraz. "Mais alors il faudra que tu lui demandes pourquoi ! On n'a jamais compris. Je crois qu'il ne supportait pas d'être aussi loin de sa famille. Et d'être aussi loin de l'Iran. C'est son pays".
Pour elle, c'est différent. Diplômée d'architecture, professeur à l'université, elle s'envole dans trois mois pour Melbourne. Elle aussi, elle va y passer son doctorat. Mais elle, elle ne reviendra pas. "Ce qui va le plus me manquer quand je serai en Australie ? Les vieux bâtiments de Shiraz. Si tu savais comme j'aime me balader dans cette ville, passer mon après-midi dans les jardins, dessiner les vieilles maisons... Oh, et bien sûr, la cuisine aussi, ça va me manquer." Mais pas la famille, pas spécialement. Sareh rigole : "Je suis la moins iranienne de la famille ! Je ne suis pas vraiment attachée à toutes ces valeurs familiales. Et il n'y a pas que ça. Ma sœur aînée s'est mariée avec son premier copain, mon autre sœur n'en a eu qu'un et je crois bien que la plus petite n'en a jamais eu. Et moi... Ouh là là ! Je ne peux même pas les compter !". Et elle ajoute, après un silence : "Au fait, je vais boire du vin, demain avec des amis. Tu veux venir ?".

On serait tenté, à voir cette drôle de fille qui slalome en professionnelle dans les embouteillages en écoutant de la pop américaine, les cheveux à l'air libre, et qui remet son foulard avec juste ce qu'il faut de nonchalance et de désinvolture quand elle s'arrête aux feux rouges, d'en faire comme un symbole politique. C'est là le vice de la République Islamique de faire du moindre geste de n'importe quel citoyen, et surtout de n'importe quelle citoyenne, quelque chose de politique. C'est vrai, être rebelle en Iran, c'est laisser dépasser un peu trop de cheveux, ou rire un peu trop fort, ou c'est boire un verre de vin en cachette chez des amis. Mais Sareh ne se résume pas à ça. Sareh, c'est juste une fille chouette, artiste et dragueuse, cultivée et futile, rebelle c'est vrai, mais un peu par conviction et beaucoup par plaisir. Une fille qui quitte l'Iran parce qu'elle ne supporte pas la condition des femmes ici, mais aussi et surtout parce qu'elle pense avoir plus de chances de réussir sa carrière ailleurs.
Je suis entrée en Iran en cherchant inconsciemment des signes politiques partout, les signes de l'oppression et les signes de rébellion, encore sous le choc de toutes ces images de juin 2009 et des milliers d'Iraniens dans la rue. Quelle erreur ! Sareh vient me rappeler avec ses conversations qui durent jusque tard dans la nuit et ses problèmes amoureux que l'Iran, n'en déplaise aux politiciens de toute sorte qui aimeraient le voir prospérer ou être rayé de la carte, c'est d'abord un pays qui pleure et qui rit, qui s'amuse d'un rien, qui palabre à longueur de temps, un pays qui vit.
Sareh n'est pas faite pour vivre en Iran mais s’il y a bien une ville qui lui ressemble et qui peut l'accueillir, ici, c'est Shiraz. Si Paris est une ville d'automne, Shiraz est définitivement une ville du printemps, joyeuse et tranquille, souriante et paresseuse. Les jardins éclatent partout dans les rues, les palmiers s'échappent de toutes les cours de maison. Shiraz est la ville des poètes, la ville du vin, la ville des roses et des cyprès. Il y a ici, même en pleine hiver, une certaine douceur de vivre, un raffinement tout persan qui se moque bien du reste du monde.
Il faut aller pour s'en rendre compte sur la jolie tombe du poète Hafez, où se pressent continuellement, peu importe l'heure et peu importe le temps, des admirateurs de tous âges qui effleurent la tombe du doigt, respectueusement, se récitent des poèmes ou ouvrent en solitaires leurs livres de Hafez pour y lire l'avenir. C'est une pratique bien courante ici : poser au maitre une question sur son avenir, ouvrir l'un de ses livres au hasard et y piocher deux vers. Ceux-ci sont si profonds, regorgent de tant de sens différents qu'il n'est pas rare qu'ils permettent vraiment de trouver une réponse à sa question. Et cela rend sa poésie, encore maintenant, si vivante et si proche de chacun que je comprends l'engouement des jeunes et leur rassemblement, ce soir, sur la tombe du grand poète.
Il faut aller aussi se promener à vélo par un vendredi matin un peu frais, une thermos de thé bien calée sur le porte-bagage, dans les rues de la jolie Shiraz, se perdre dans ces ruelles incroyables, croiser les pâtres et leurs troupeaux à deux pas de la plus grande artère de la ville, s'arrêter enfin manger des petits gâteaux dans l'un de ses improbables jardins, ouverts aux quatre vents, à l'ombre d'un palmier qui semble avoir été là depuis toujours, impassible et solitaire.
Il faut surtout emprunter enfin une voiture, la remplir en chemin de filles toutes plus maquillées les unes que les autres et qui entrent dans l'habitacle chargées de nouveaux parfums, souriantes et heureuses de vivre. Et se rendre ensemble et en secret chez un ami de Sareh, une grande salle plongée dans l'obscurité où quatre bougies allumées guident le chemin vers une petite table sur laquelle on aura disposé, miracle, quelques verres de vin rouge. Le vin de Shiraz a le délicieux goût du désert et de l'interdit, et nous le sirotons, tous ensemble complices, levant notre verre à la grandeur de l'Iran et la beauté de ce pays, et nous moquant bien, comme Sareh et comme Shiraz toute entière, de ces dirigeants rebutants que personne n'écoute et qui ne nous valent pas.
Et je repars, amoureuse folle de Shiraz.

La route qui part de Shiraz et qui file vers le sud est un petit bonheur. Après ces lignes droites interminables qui semblent se perdre dans le désert, ces kilomètres entiers de poussière et de sable, il faut bien me frotter les yeux : au loin, ce ne serait pas... Un arbre ? Ce n'est pas un mirage : les oasis se succèdent, véritables tours de magie dans cet univers si austère. J'ai du mal à croire à ces orangers éclatants, à ces pelouses aussi vertes que des terrains de golf qui tout à coup bordent la route. Le désert de nouveau puis, quelques kilomètres plus loin, la même luxuriance. Les oasis sont de petits miracles. Et la vie qui en dépend y semble condensée, plus intense qu'ailleurs. Les villages que je traverse déballent à chaque fois leur étalage de richesse sur les trottoirs, dattes et oranges que l'on vend à la criée et avec le sourire, entre deux bouts de gazon. A-t-on jamais été plus conscient que dans le désert de ce que l'émergence de la vie compte de merveilleux et d'insensé ? Et l'a-t-on jamais mieux exprime ailleurs que dans le désert ?

mardi 17 janvier 2012

Des martyrs et des oiseaux. Shiraz, kilomètre 7415

Les trois semaines écoulées ressemblent fort à des vacances au beau milieu de mon voyage. Trois semaines sans vélo et sans incertitudes, trois semaines partagées entre l'attente de mon visa indien à Téhéran et le doux plaisir des retrouvailles familiales à Ispahan. Trois semaines durant lesquelles ce fichu visa indien qui n'arrive pas m'oblige par manque de temps à renoncer à tout faire à vélo. Pour la première fois, je prendrai le bus sur cinq cents kilomètres. Cela ne se fait pas sans quelques pincements au cœur. Mais un voyage se nourrit aussi de concessions.


Je loge dix jours durant chez Ruhollah, et me balade des heures durant dans cette capitale incroyable, l'une des plus polluées du monde où pourtant dans chaque rue coulent des petites rivières charmantes charriant l'eau des montagnes toutes proches.
Le week-end, il est rare que l'on reste à Téhéran. Mon visa indien est toujours en attente, alors j'accepte la proposition de Ruhollah : une petite escapade de deux jours à Mashhad, à la frontière afghane, l'un des principaux lieux saints de l'islam chiite, et pour cause : c'est là que l'imam Reza aurait trouvé la mort il y a près de douze siècles. Depuis, des milliers de croyants viennent pleurer chaque jour sur son mausolée... Pour moi, c'est peut-être l'occasion de me replonger dans l'ambiance de l'Achoura qui m'avait tant subjuguée à Tabriz.
Aller à Mashhad depuis Téhéran est tout un périple, et c'est ainsi que je me retrouve dans un compartiment pour femmes du train de nuit Téhéran-Mashhad, en compagnie de deux filles de mon âge. L'une est voilée des pieds à la tête, l'autre laisse négligemment tomber son foulard qui pendouillait déjà bien bas sur son cou dès que le train est en marche. Et la troisième, c'est moi, qui lance des sourires timides auxquels on ne tarde d'ailleurs pas àrépondre. Les filles parlent un anglais hésitant, on se comprend à demi-mot. Comme un fait exprès, cette nuit est la plus longue de l'année... Et en Iran, on la fête comme il se doit. Les filles m'expliquent les festivités : on se réunit en famille, autour du feu, et on passe la soiréeà se lire des poèmes et à manger amandes et noix. L'intérieur d'un compartiment de train est l'endroit rêvé pour cette occasion et nous grignotons nos fruits secs pendant que l'une d'elle essaie tant bien que mal de me traduire les poèmes de Hafez. Coupées du reste du monde qui se manifeste néanmoins de temps à autres par le biais d'un contrôleur venant vérifier que tout va bien et nous obligeant dans le même temps à remettre nos foulards, nous sommes comme dans un cocon rassurant et douillet. Le thé circule autant que les vers de Hafez ou d’Omar Khayyâm et je décide tout à coup que cette nuit dans ce train qui nous emmèneà l'autre bout de l'Iran sera ma nuit de Noël.
A personne demain n’est promis.
Garde en joie ce cœur plein de mélancolie.
Bois du vin au clair de lune, ô ma lune, car la lune,
Bien souvent brillera sans plus nous retrouver.


Au petit matin, je retrouve Ruhollah et je laisse là mes compagnes de voyage. L'Imam Reza m'attend.
Je suis partie de Téhéran avec un tchador qu'une amie de Ruhollah m'a prêté. Je me sens un peu anxieuse en quittant l'hôtel : les non-musulmans n'ont pas le droit de pénétrer dans le saint des saints. Je n'y serais pas allée par moi-même... Mais Ruhollah a insisté : l'imam Reza se fiche bien de qui est musulman et de qui ne l'est pas. Et il m'a invitée. C'est une affaire qui ne regarde que lui et moi. Après la fouille de rigueur à l'entrée du mausolée, je pénètre enfin dans l'enceinte. La nuit tombe doucement. L'ambiance est magique. Le lieu d'abord : les immenses places qui cernent le mausolée, toutes couvertes de faïences bleues, sont sublime. La coupole se dresse fièrement au second plan. Le soleil qui se couche darde ses rayons sur les carreaux, les rendant encore plus bleus qu'ils ne sont. L'endroit est l'un des plus beaux que j'aie jamais vus. Mais ce n'est pas ce qui rend cet instant magique. Ce qui m'enveloppe de toute sa chaleur dès que je pénètreà l'intérieur du monument, c'est ce murmure permanent, cette ferveur incroyable. Car le lieu est habité et tous ceux qui sont là se pressent pour la même raison : honorer la mémoire de l'imam et lui rendre hommage.
Au moment où nous nous approchons de la salle qui comprend la tombe de l'Imam, j'hésite encore un peu, mais Ruhollah me pousse : "Vas-y ! Je t'ai dit qu'il t'avait invitée !" Alors, j'entre. A l'intérieur, c'est la cohue. Les femmes se poussent sans ménagement pour aller au plus près de la tombe et pour avoir la chance de la toucher. Je dois faire attention en marchant à ne pas écraser toutes celles qui sont assises et qui inlassablement lisent le Coran ou prient. Il y a toujours du bruit ici, entre les murmures du Coran qu'on récite, les pleurs, les bruissements des tchadors. Je ne m'approche pas trop près, juste assez pour apercevoir la tombe tout en verre et les mains qui empoignent les barreaux, les femmes qui sanglotent, les pétales de rose que l'on jette sur la tombe. En quittant le lieu, je croise une femme en larmes, le téléphone portable brandi bien haut en direction de la tombe, pour que son interlocuteur de Téhéran ou d'ailleurs lui aussi puisse parler à l'imam et peut-être faire un vœu, lui qui n'a pas pu se rendre àMashhad. Quand je ressors, je retrouve Ruhollah et lui aussi est en larmes. Nous marchons un peu, sans parler, comme dans un état second. En apesanteur.
Le mausolée de l'imam Reza illustre bien toute la complexité et toute l'ambivalence du chiisme à l'iranienne. Ce mélangeétonnant de superstition pure et de véritable ferveur. Les deux sont intimement liées dans une union sacrée qui me dépasse un peu mais dont le spectacle me plait beaucoup. Ruhollah incarne bien ce double aspect de la religion, lui qui me confie aller voir l'imam Reza chaque fois qu'il a une décision importante à prendre, pour se porter chance autant que pour apaiser son esprit et pour trouver la bonne réponse, la bonne voie dans cette ambiance incroyable. On jette des billets de banque, pratique impie par excellence, à l'intérieurmême de la tombe de l'imam pour qu'il réalise nos rêves les plus chers, mais on pleure en un deuil éternel sa mort violente. L'imam est un maitre, un modèle et un bon génie, mais aussi un frère que l'on pleurera toute sa vie.
Ce culte des martyrs a un pendant beaucoup plus contemporain que je retrouve, lorsque je reviens àTéhéran, en visitant l'immense cimetière du Paradis de Zahra. Les cimetières iraniens sont des lieux de vie par excellence. On y vient toutes les semaines, on y retrouve ses amis, on y pique-nique directement sur les tombes, et on y pleure aussi bien sûr beaucoup ; mais en Iran, pleurer, c'est d'abord un témoignage de vie. Je me balade longuement dans les allées de ce cimetière qui n'a rien de joli mais qui respire une certaine forme de vie, et à voir toutes ces femmes qui pleurent et qui rient à la fois en déposant des pétales de fleurs sur la tombe de leurs parents, j'ai moi aussi le sourire aux lèvres. J'aime tant les cimetières... Comme toujours dans ces lieux, une certaine sérénité me gagne. Et puis soudain, j'arrive dans l'aile des martyrs.
Dans les années 1980, l'invasion de l'Iran par l'Irak de Saddam a donné lieu à une guerre qui a embrasé la région pendant huit ans. Huit longues années durant lesquelles les principales victimes mortes au combat n'étaient pas des soldats surentrainés mais des jeunes garçons sans expérience, dont certains n'avaient pas encore fêté leur treizième anniversaire. Leur rôleétait simple et clairement défini : marcher sur les mines pour libérer le passage aux armées plus expérimentées. Bien sûr, le gouvernement n'a pas hésitéà mener une abjecte propagande pour amener les adolescents à s'enrôler - sans prendre en compte d'ailleurs l'avis de leurs parents. Mais cette propagande se faisait sur un terreau déjà existant : ce culte du martyre qui envahit toutes les consciences, cette gloire du sacrifice ultime, cette exaltation de la mort pour servir une cause plus noble. Et aujourd'hui dans l'aile des martyrs, avec le souvenir des pleurs pour l'Imam Hossein ou pour l'Imam Reza, devant ces centaines de photographies toutes différentes et pourtant toutes semblables - des garçons plus jeunes que mon frère qui sourient d'un air à la fois revanchard et insouciant, aujourd'hui sur ces tombes, j'accepte de ne pas comprendre, de ne pas juger, ou peut-être que je refuse de comprendre, et moi aussi, je pleure.


Et puis, ma famille arrive et soudain tout est si facile. Qu'il est bon d'êtreà nouveau quatre et de se balader sans penser a rien dans les rues d'Ispahan la belle, l'envoûtante. C'est ici, et àShiraz aussi, que l'Iran montre, après son attrait évident pour la mort, à quel point il aime la vie. Tout, des coupoles des mosquées aux façades en émail, éclate de joie. Pas un monument, peu importe l'époque, qui ne soit envahi en peinture par les fleurs et les oiseaux. L'année commence dans la gaieté de l'art persan, et le temps des retrouvailles donne à tout l'Iran des couleurs nouvelles et rayonnantes.
Apres dix jours, me revoilà seule. C'est dur, la solitude, et c'est cruel, quand on a retrouvé pour quelques temps le bonheur d'être entouré. Et au moment de quitter mes parents et de me retourner vers la longue année qui vient, je fais l'état des lieux.
Est-ce qu'il m'en reste encore dans le ventre ?
Ouf, encore un peu.
Est-ce que ça suffira ?
Inch'Allah....

dimanche 25 décembre 2011

Une hospitalité codifiée. Téhéran, km 6930

Juliette nous offre ce texte en ce jour de Noël et vous souhaite de bonnes fêtes.

Les jours qui suivent mon départ de Tabriz sont très enthousiasmants : je chemine sur la Route de la Soie, et cette pensée me donne chaque jour des ailes. Le paysage qui borde ma route est sublime - aride, désertique et d'une immensité vertigineuse. Il me regarde avancer avec la même indifférence qu'il contemplait voilà plusieurs siècles les marchands qui reliaient la Chine à l'Europe. Les villes que je traverse gardent toutes des vestiges de cette époque mythique et je n'aime rien tant que me perdre dans les bazars qui abritent encore les caravansérails où venaient se reposer les voyageurs. Avec un peu d'orgueil, je m'y sens un peu chez moi. Même lorsqu'il ne reste plus que des ruines, j'entre dans chacun d'eux avec la rassurante sensation qu'ils m'attendent et que j'y ai droit.
Sur ma route, pas de chameaux couverts d'épices ou de tissus, mais des convois ahurissant offrant à intervalles réguliers des spectacles dont je ne me lasse pas: des camions qui transportent des tourets de plusieurs mètres de haut menaçant à tout instant de rouler sur la chaussée; des remorques charriant d'immenses câbles qui traînent sur la route et produisent des milliers d'étincelles sur leur passage. Des chargements divers et toujours surprenants : bidons de cuivre entassés, bonbonnes de gaz, imposants blocs de marbre. Les camions sont pleins à ras bord, mais les voitures ne sont pas en reste et débordent de partout. Des barres de fer de deux mètres de long dépassent des fenêtres et rasent ma tête à quelques centimètres à peine. La Route de la Soie est encore aujourd'hui le lieu des trafics les plus divers ! Au milieu de ces convois, des vieilles guimbardes pleines de monde - la grand-mère en tchador, le père qui roule comme un fou, la mère qui disparaît sous une ribambelle d'enfants sautant dans tous les sens - me doublent en klaxonnant. Quand je relève la tête, j'ai toujours la fugitive et très agréable vision de ces regards étonnés et incrédules braqués sur moi, qui s'éclairent de joie quand j'ose un sourire.

Les villages que je traverse en revanche sont uniformément lépreux et glauques. Les rues disparaissent sous la crasse, les bâtiments tombent en ruine, les maisons sont ceintes d'immenses murailles qui empêchent de voir à l'intérieur. C'est pourtant là qu'est la vraie richesse. Même dans les familles les plus pauvres, la pièce à vivre est douillette et chaleureuse. Les tapis qui couvrent le sol forment un cocon dans lequel chacun se blottit et regarde le temps passer. Les hommes enquillent les thés, les femmes aussi, entre deux aller-retour à la cuisine. On dort, on parle, on accueille le nouveau venu sans trop s'en faire. Et puis, soudain, annoncée par les parfums qui s'échappent des casseroles, c'est l'heure : on apporte la grande nappe qu'on déplie cérémonieusement à même le sol : elle se recouvre peu à peu du dîner du soir. En Iran, le repas se savoure bien avant la première bouchée : la table enfin mise se regarde avec gourmandise, et toutes ces textures mélangées mettent immanquablement l'eau à la bouche. Il y a les torchis, ces légumes marinés dans le vinaigre et dont les couleurs joyeuses se côtoient dans les petits bols disposés tout autour de la table ; les ramequins remplis de yaourt ; le plat de riz gigantesque et recouvert d'une gracieuse ligne de safran ; les pains plats que l'on fait passer à chacun. Et le plat enfin, trônant fièrement au milieu et exhalant ses effluves de cannelle, de curry, de curcuma. On sait recevoir en Iran, et chaque repas est une fête.

Une fête, un délicieux moment. Mais aussi l'occasion de s'adonner à un art aussi savoureux que redoutable pour l'étranger de passage : celui du tarof. Comprenez, celui des bonnes manières poussé à l'extrême. Trois semaines que je suis dans le pays et je ne le maîtrise toujours pas vraiment. Trois semaines que je commets impairs sur impairs en manquant forcement, à un moment ou à un autre, une règle de bonne conduite persane. Trois semaines que je ressors de chaque invitation un peu guindée avec de grosses douleurs dans le cou, à force d'être crispée deux heures durant par la peur de paraître impolie.
Le tarof, c'est d'abord une suite à peu près ininterrompue de formules de politesse, que l'on s'échange un peu tout le temps : en arrivant chez notre hôte, en voyant le plat arriver, en finissant le repas, en repartant après l'inévitable thé digestif. "Je suis ton mouton sacrificiel !" "Et moi, je suis ta pelouse !" "N'aie pas mal à la main !" " Et toi, marche sur mes yeux...". Dans chaque pays, les premiers mots que je dois apprendre d'urgence diffèrent. En Turquie, c'étaient les innombrables subtilités des liens de parenté. En Iran, ce sont ces formules de politesse surréalistes que je récite consciencieusement mais qui ne me permettent jamais d'avoir le dernier mot : on renchérit toujours derrière moi, et je clos systématiquement mes visites par un sourire un peu désarmé... Certains excellent dans ce domaine. Comme Reza à Tabriz, que je surprends au sortir du repas à remercier notre hôte. Il enchaîne les formules, un sourire béat et bienheureux aux lèvres, assurant avoir passé le meilleur dîner de sa vie. Après une bonne minute de remerciements élogieux, il se retourne vers moi, l'air à nouveau impassible, le repas déjà oublié.
Mais surtout, le tarof, c'est, plus subtilement encore, l'art de ne jamais accepter quelque chose frontalement, de toujours arriver à ses fins de manière détournée. Cela m'en donne le tournis ; on commence ainsi toujours par refuser avant d'accepter : une invitation, un cadeau, le fruit qu'on vous tend, l'argent pour payer le taxi. L'interlocuteur insiste, on refuse de nouveau, il ne cède pas, on accepte à contrecœur en précisant que l'on se sacrifierait pour lui. Toute une mécanique que je suis loin de maîtriser. Voulant faire bonne mesure, je refuse ainsi chez Zahra le plat que l'on me tend au dîner, comme j'ai vu le reste de l'assemblée le faire. Mon hôte hausse les épaules, vaguement surprise, et le plat me passe sous le nez. Raté !

"Je t'en prie ! Les invités, chez nous, ce sont comme des Dieux. Ou alors, comme nos meilleurs amis. Et puis, surtout... Ils attirent l'argent !". Voilà ce que me répond Rougayeh après que je l'ai remerciée (un nombre incalculable de fois, on l'aura compris) de m'avoir invitée. Les Iraniens aiment les invités, c'est vrai, et les ménagent et les comblent d'attention autant qu'ils le peuvent. Mais ils ne s'en cachent pas : accorder l'hospitalité, c'est aussi s'attirer les faveurs d'Allah ou de leurs Imams, et assurer la réalisation de leurs vœux. Un intérêt que personne ne cache et que l'on me révèle, les yeux brillants d’étoiles à l'idée de tout le bénéfice que l'on pourra retirer de la soirée. Je ne vais pas m'en plaindre : je goûte non seulement tous les plaisirs de la table persane, mais je permets en plus à mes hôtes de croire à leur bonheur prochain ! Et c'est bien souvent moi qu'ils remercient d'être venue jusqu'à eux... Sincèrement, sans tarof.

mardi 13 décembre 2011

La mort de l'Imam. Zanjan, km 6620

Pas de photos cette fois-ci et un peu de retard: en Iran Juliette ne peut pas accéder à son blog

C'est peu dire que j'étais nerveuse au moment de passer la frontière. En amont, huit kilomètres de camions arrêtés le long de la chaussée annonçaient la couleur. En slalomant sur la bande d'arrêt d'urgence, entre les tables de pique-nique et les tasses de thé des routiers qui prennent leur mal en patience, mille questions se bousculent dans ma tête. Et s'ils fouillent mes affaires, s'ils tombent sur ma bombe lacrymogène ? J'ai bien pris soin de masquer l'énorme sigle OTAN qui barre la bombe de manière peut-être un peu trop provocante pour un pays tel que l'Iran, mais est-ce que ce sera suffisant ? Et ma veste, est-elle assez longue pour ce régime ? Et le foulard, assez sobre ? Il faut dire que la République Islamique nourrit tant de clichés et de représentations en tout genre... Déjà au consulat d’Iran, à Trabzon, au moment de faire mon visa, j’avais montré des signes impressionnants de nervosité - en témoigne l'inquiétude que j'avais éprouvée quand le fonctionnaire avait pointé du doigt le bas de mon pantalon. Qu'est-ce qui n'allait pas ? Une règle vestimentaire qui m'aurait échappé et qui allait déclencher les foudres des autorités ? Rien de tout cela - mon lacet était seulement défait, avais-je fini par constater avec soulagement.
C'est pareil aujourd'hui. Je me fais toute une montagne de ce passage de frontière - et finalement, il ne se passe rien.
Les derniers mètres carrés de la route turque sont couverts de voyageurs descendus de leurs véhicules pour déballer leurs affaires devant les douaniers. Mais mon passeport européen me permet de passer devant tout le monde avec pour seule contrainte d'encaisser le sourire mi- amusé, mi- ironique du douanier qui jette un coup d'œil au spectacle ridicule de mon casque de vélo par-dessus mon voile... 
Et me voilà de l’autre côté ! Dans ce terrible Iran qu'inconsciemment j'imaginais froid, totalitaire jusqu'au bout des ongles. Pourtant la première impression que j'en ai, encore coincée à l'intérieur du poste frontière, c’est bien plutôt celle d'un grand bazar. Deux hommes se disputent violemment derrière moi et en viennent aux mains sans que personne n'intervienne… 

Les jours qui suivent mon arrivée sont mitigés. Les familles chez qui je trouve refuge le soir sont toujours accueillantes et extrêmement bienveillantes. Mais l'attitude des hommes que je croise sur ma route me pèse énormément. Plus qu'en Turquie, les regards sont souvent trop appuyés, les gestes parfois déplacés. Et à mon arrivée à Tabriz, la situation est telle que je suis fermée à n’importe qui. Je me mets des œillères, je me contente d’avancer sur mon vélo, sans répondre, même aux simples bonjours que j’entends sur mon passage. Je n'arrive pas à relativiser.
Alors pourquoi est-ce qu’à la sortie de Tabriz, toujours aussi fermée et paranoïaque, je décide de laisser sa chance à celui qui une fois de plus me demande de m’arrêter sur le bas-côté, plutôt qu'à n'importe quel autre ? L'intuition peut-être, ou le hasard. Pourtant je suis méfiante. Lui me parle un anglais balbutiant autant qu'enthousiaste. Il m'explique que les deux jours qui suivent sont des jours de fête en Iran, que sa femme et lui seraient très heureux de m'inviter à les passer avec eux. Je refuse, je veux continuer ma route, mais il insiste, je le regarde et, tout-à-coup, toute ma peur disparait. "Bon, c'est d'accord". En deux secondes, mon vélo est chargé dans la voiture et nous faisons demi-tour pour revenir à Tabriz. Pourquoi ai-je autant confiance alors que cela fait plusieurs jours que je me braque à chaque regard échangé ? Je n'en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'un voyage se nourrit de ce genre de rencontres, de ces coups du destin qu'il faut savoir dans sa détresse reconnaitre et accepter. Et combien d'autres ai-je manqués ?
Et me voilà invitée à l'Achoura par Rahim et Mariam, trentenaires curieux de tout, ingénieurs chimistes tous les deux. L'Achoura. Voilà plusieurs siècles, le petit-fils de Mahomet, Hossein, venu libérer une ville du désert qui l'appelait à son secours, est tombé après un valeureux combat sous les coups du tyran Yazid. Depuis ce jours les Chiites n'en finissent plus de le pleurer. Chaque année, sa mort donne lieu à un  mois entier de deuil. Et à deux jours plus intenses encore, que je  m'apprête à vivre avec eux.

Le lendemain, nous prenons tôt la voiture, accompagnés de Reza et Negar, un couple d'amis, pour nous rendre a une cinquantaine de kilomètres de la, chez la sœur de Rahim. C'est elle et son mari qui organisent la réception pour ces deux jours. La maison est bien sûr un lieu privé, pourtant ici les règles sont strictes : femmes et hommes sont séparés, les femmes au rez-de-chaussée, les hommes à l'étage. Me voilà donc logiquement propulsée du côté des femmes. Toutes sont en tchador, mais les plus jeunes lorsqu'elles entrent dans la pièce le laissent immédiatement tomber, pour découvrir des tenues beaucoup plus affriolantes et des décolletés parfois plongeants. Pourtant, le voile reste de rigueur et, bien sûr, tout le monde est en noir. On est en deuil, tout de même !
Enfin, cela, cela ne se voit pas trop. L'ambiance est certes un peu compassée au début de la journée, et tout le monde se regarde en chien de faïence, assis en rond contre les murs, sur les tapis moelleux qui se couvrent de tasses de thé et de gâteaux. Mais peu à peu, l'ambiance se détend, et tourne à la réunion de famille agréable et conviviale. Je me demande comment cela se passe du côté des hommes. Aux alentours de midi, nous ne tardons pas à en avoir un petit aperçu. Un chanteur a été engagé  comme il se doit pour pleurer la mort de l'Imam. Un chanteur qui officie bien sûr à l'étage des hommes, mais, miracle de la technologie, les femmes bénéficient aussi du spectacle grâce à l'enceinte rediffusant ses chants au rez-de-chaussée. "Allo ! Allo ! Un, deux ! Un, deux !". Le son est tonitruant et la surprise provoquée par cette enceinte qui s'est allumée d'un coup provoque des fous-rires incontrôlés chez certaines. Le chanteur commence ses homélies à la gloire de Hossein, et nous pouvons entendre derrière lui tous les hommes qui reprennent gravement les chants en chœur, et qui frappent leur poitrine en rythme. Lointain écho de l'assemblée des hommes où l'ambiance semble être au recueillement et à la solennité.
Un étage plus bas en revanche, il n'en est rien. Les grésillements de la sono sont insupportables. Les femmes crient à présent pour se raconter les derniers potins. Etrange contraste que cette voix qui s'élève pour se lamenter sur la mort de Hossein, et cette multitude de femmes discutant et gloussant comme si de rien n'était. Au moment où le chanteur, emporté par la gravité de l'instant, se met à sangloter pour de bon, Maryam n'y tenant plus grimpe sur le buffet avec toute l'agilité que lui permet sa tenue de deuil, et d'un geste espiègle débranche l'enceinte. Ca y est, chez les femmes, le chanteur a le sifflet coupé. Chez les hommes, le recueillement continue.
L'ambiance paisible et détendue prend soudain fin après le repas, une fois la vaisselle faite. Avant même que j'aie pu comprendre quoi que ce soit, on me dirige vers une pièce minuscule un peu à l'écart de la salle principale. Toutes les femmes s'y trouvent déjà, et je suis l'une des dernières à y entrer avec Maryam avant que la porte se referme. Je lance un regard interrogateur à Maryam qui m'explique : "Les hommes ne peuvent pas manger à l'étage, ils doivent venir dans notre pièce à nous. En attendant, nous, on doit se cacher pour ne pas qu'ils nous voient !". Et elle ajoute : "Heureusement, ils ne sont pas comme nous, les femmes. Ils mangent et ne passent pas leur temps à bavarder. On n'aura pas à attendre trop longtemps !".
Le temps d'un repas tout de même, qui me laisse tout le loisir de compter : dans six mètres carrés s'entassent pour une heure dix-neuf femmes et quatre enfants qui ne mettent pas longtemps à protester violemment contre l'atmosphère étouffante et surpeuplée de la minuscule pièce. Je les comprends...

Si le premier jour du deuil n'y ressemblait donc pas vraiment, le second en revanche, c'est du sérieux. Chaque année, partout dans le pays, l'on rejoue dans des théâtres de rue la mort d'Hossein dans ses moindres détails. Lorsque nous arrivons, la cérémonie a déjà commencé. Sur la place du village, les comédiens en tenues bariolées et parfois même un peu burlesques déclament des vers, entourés de centaines de spectateurs habillés tout en noir. Le spectacle est impressionnant, et il dure plusieurs heures. La mort de l'Imam n'en finit pas. Il faut dire que chaque détail est rejoué minutieusement. Cà et là, parmi les spectateurs, j'aperçois quelques hommes pleurer, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les proches d'Hossein tombent un à un sous les coups de l'ennemi. Pour une occidentale pure souche, c'est tellement surprenant, ces larmes dont je n'arrive pas à savoir si elles sont sincères ou non ! 
Mais je comprendrai mieux un peu plus tard. Negar, Maryam et moi cherchons un endroit pour profiter du spectacle. La meilleure place : sur le toit plat d'une des maisons qui jouxtent la place. Pour y accéder, on grimpe d'abord sur des toits plus bas, à mains nues ou par le biais d'échelles en bois dangereusement accolées au mur. J'ai l'impression d'être dans Aladin. Parfois l'euphorie tient à peu de chose, mais escalader ces murs en terre, dans ce décor grandiose aride et montagneux, c'est un peu réaliser un rêve d'enfance...

Et au sommet, sur le toit le plus haut, le spectacle est incroyable. Des dizaines et des dizaines de femmes en tchador, assises en tailleur, me tournent le dos pour assister à la cérémonie en contrebas. Leur silhouette se découpe sur l'horizon désertique. Les vers des comédiens s'élèvent dans le silence religieux. Je m'approche pour, moi aussi, regarder. Le neveu de Hossein est sur le point de prendre les armes pour défendre son oncle. Je ne comprends pas les vers qu'il déclame mais je devine facilement sa ferveur et son courage. Et soudain quelque chose a changé sur le toit tout-à- l'heure silencieux. Chaque tchador se soulève doucement, en des soubresauts de plus en plus marqués. Ca y est, les femmes pleurent. Le toit entier n'est plus qu'un immense sanglot qui salue le courage du neveu de Hossein. Le temps est suspendu aux larmes des femmes. Leurs soupirs de détresse me donnent des frissons que je suis certaine de ne jamais oublier.
Nous redescendons. Maryam n'a pas pleuré, mais je la sens secouée. "Tu te rends compte, quand même, c'était un musulman, et ce sont d'autres musulmans qui l'ont tué..." Elle reste longtemps silencieuse, puis elle ajoute : "Tu sais, l'Achoura, c'est d'abord une fête pour nous rappeler qu'il y a un jour un homme qui est mort pour faire le bien. Et que pour cela, nous avons chacun le devoir de devenir meilleur jour après jour. De livrer notre combat personnel pour le bien".

Le lendemain, revenue à Tabriz, je quitte avec un gros pincement au cœur Maryam et Rahim. Eux ne devinent pas à quel point ils ont été importants pour moi. J'ai un mal fou à refuser tous les cadeaux qu'ils me prodiguent et l'argent qu'ils s'empressent de me donner. Mais Maryam me réplique : "S'il te plait ! Ca fait partie des enseignements du Coran de donner de l'argent aux voyageurs. Et puis surtout, nous avons suffisamment honte de nous dire qu'avec ton voyage et ce qui te pousse à le faire, tu es beaucoup plus musulmane que nous, qui nous complaisons dans notre confort quotidien..."