samedi 30 juin 2012

Le dix-millième. Kratie, km 10 650

J'arrive à Phnom Penh après quelques jours délicieux, parsemés de rencontres faciles et chaleureuses. J'en profite pour fêter mon dix-millième kilomètre, un peu après Siem Reap, en rase campagne.
Je ne parle pas beaucoup de mes longues heures passées sur le vélo. Le plat du terrain, en ce moment, me permet de les passer à penser à tout et à rien, surtout à rien, à chanter, à rêver à toutes mes vies futures et à celles que je ne vivrai jamais. J'aime cette idée de mettre plusieurs heures, chaque jour, mon cerveau à disposition. De l'irriguer comme il faut par l'intermédiaire des mes coups de pédale, de le plonger dans un univers serein, et de regarder ce qui se passe... Parfois, les idées viennent d'elles-même. Parfois, c'est le grand vide. C'est comme pour mes étapes du soir : l'essentiel est toujours de créer les conditions propices à la surprise. De tout faire pour qu'il se passe quelque chose, et puis d'attendre, sans trop s'en faire.
Je laisse aussi des pans entiers de ma mémoire affleurer. Des souvenirs minuscules et futiles que j'aurais définitivement  oubliés si je ne leur avais permis, comme une dernière chance, d'émerger. De ces délicieux moments, madeleines de Proust sans madeleines, je suis friande. Cette année et demie de parenthèse, c'est aussi une manière de prendre le temps de faire le point sur les vingt années passées. Quel luxe inoui ! Peut-on si souvent, dans la vie ordinaire, se permettre de prendre vraiment du recul sur ce que l'on a vécu, d'arrêter le cours des choses, de se poser en spectateur de notre vie passée ? Démarche égocentrique au possible, mais démarche essentielle, qui ne donne que plus de valeur à la vie. C'est si riche, une vie !




ŠA Phnom Penh, je suis accueillie par un couple d'expatriés, Solène et Laurent, chez qui je passe plusieurs jours. Les quelques jours passés avec eux et avec leurs enfants, Benjamin et Thomas, me font un bien fou, d'autant que leur regard d'expatriés ayant vécu de nombreuses années au Laos et au Cambodge est passionnant, juste et sans complaisance, notamment sur le milieu des expatriés en lui-même. Solène, professeur de Francais-Langues Etrangères au lycée français, m'explique :
" Dans cette école, on n'a pas que des enfants d'expats. Il y a aussi plein de petits Khmers, qui ont obtenu une bourse sans qu'on sache trop comment, grace aux relations de leurs pères le plus souvent, et qui se retrouvent là. Ca donne une mixité sociale très importante, et qui va des gamins au passif très lourd, avec des histoires familiales compliquées, aux enfants de l'élite qui débarquent tous les matins dans les Lexus rutilantes qui circulent partout en ville." Elle me sert un thé, puis reprend : "Et même parmi les expatriés, les situations sont vraiment très différentes. Tu n'imagines pas le nombre d'occidentaux débarqués là avec un contrat de travail qui a fini par s'achever, sans qu'ils aient pu trouver autre chose, et qui restent là, incapables moralement de retourner en France ; comme le gouvernement au Cambodge n'accorde pas d'aides sociales, ils se paupérisent extrêmement vite et sont vite réduits à l'état de survie. Ils se disent surement qu'il vaut mieux vivre sous les tropiques qu'en France... Sauf qu'ils n'ont plus rien à faire ici et que, pour le coup, ils seraient bien mieux dans leur propre pays. On n'est pas forcément plus heureux au soleil.
A coté de ça, quand tu as un travail ici, c'est vrai que tu peux avoir un train de vie qui dépasse de très loin ce que tu peux espérer en France. Du coup, on assiste très souvent à l'excès inverse, des expats qui brisent des tabous, des limites auxquels ils se seraient pliées sans même y penser en France. Ici quand tu es expatrié, la norme veut que tu aies au moins une femme de ménage. On nous l'a fait comprendre dès qu'on est arrivés. Du coup, au début, on était un peu ennuyés, on ne savait pas vraiment quoi lui faire faire... Je dois avouer que depuis que les enfants sont nés, c'est quand même plus pratique. La notre vient du lundi au vendredi, de 10h a 19h environ. Elle s'occupe des nfants, fait le ménage et la cuisine. On nous dit qu'on la paie trop ; je ne vois pas en quoi. La vie n'est pas si bon marché ici. Mais il y en a chez qui c'est la folie. Ils exigent que la bonne soit là les week-ends, qu'elle arrive le dimanche avant qu'ils soient levés, pour leur préparer leur petit-déjeuner... Un truc qu'ils n'imagineraient jamais en France, bien sur ! Les voyages se font avec la bonne, pour qu'elle s'occupe des enfants, ce qui fait qu'ils ne partent pour ainsi dire jamais en famille. Voilà ! Et pour tout ca, ils paient une misère..."
L'exploitation de l'homme par l'homme a de beaux jours devant elle quand elle se fait loin de chez soi. Et toujours sous le soleil. Comme si c'était moins grave.



"Et oui, comme tu le vois, il y a de tout ici ! Le problème du Cambodge, c'est qu'il n'y a pour ainsi dire pas de réglementation. Du coup, il est très facile pour les Occidentaux de venir, d'y rester d'y faire un peu tout et n'importe quoi. Il y a beaucoup de dérives. Avec les ONG notamment. Tu as du remarquer le mombre effarant d'ONG qu'il y a dans ce pays ! Or, si à la fin de la période khmère rouge, soit dans les années 1980, elles étaient nécessaires, tant le pays était à feu et à sang, et tant il y avait tout à reconstruire, aujourd'hui elles ont bon dos pour justifier un assistanat qui sert tout sauf la cause du Cambodge. Mais comme rien n'est controlé... Et elles restent là, ça fait des décennies maintenant qu'elles sont là, alors que l'idée d'une ONG à la base c'est quand même de mener un projet de développement qui soit viable sans elle, puis de s'en aller, non ? Mais personne ne se pose de questions et, quand tu vois combien sont payés certains de leurs responsables, tu comprends mieux qu'ils ont tout intérêt à rester là. Et ensuite, en France, les mêmes viennent toujours te présenter la même image du Cambodge, une vision misérabiliste au possible. Bonjour l'envie de se reconstruire après ça..."
Prisonnier à la fois d'un passé douloureux et jamais raconté, et d'un futur qui n'offre pas beaucoup de perspectives, le Cambodge semble s'embourber doucement mais surement, cas d'école de l'aide humanitaire et de ses travers. Solène et Laurent poursuivent :
"Il y a aussi, ici, une violence latente, qu'on masque derrière un sourire et une attitude policée, mais qui s'exprime de temps à autres de manière extrême. Comment faire autrement après les années de terreur de Pol Pot ? Une étude a récemment montré que 70 pour cent de la population cambodgienne avait des problèmes psychologiques. Ici, on l'a vu avec par exempls notre chauffeur de tuk-tuk, une vraie crème, à qui on laisse les enfants en toute confiance, et qui s'est retrouvé à brandir une barre de fer à bout de bras, en pleine rue, après un accident avec un autre type. Il a fini par se calmer parce que j'étais là, avec les enfants, mais quand même, je t'assure que ça fait bizarre !"



De mes conversations avec eux se dessine donc un Cambodge complexe et passionnant, aux questionnements multiples, que mon simple passage chez les gens ne me permet pas vraiment d'appréhender. Car mon voyage au Cambodge a, inévitablement, quelque chose d'un peu frustrant : je n'avais pas prévu que j'y passerais autant de temps, alors je n'ai pas pris la peine d'apprendre la langue. Comme en Hongrie, je traverse le pays sans base, condamnée à une communication minimale avec les familles qui m'accueillent. Confamnée à ne pas vraiment comprendre le pays, à ne pas pouvoir le rationnaliser, condamnée surtout à laisser toutes mes questions sans réponses. Tant pis. Tant mieux : car ce faisant, j'apprends à appréhender autrement le pays : à le ressentir. Mes sens en alerte s'en donnent à coeur joie. L'odeur de la pluie sur le bitume quand vient enfin éclater l'orage libérateur d'une journée harrassante de mauvais soleil... La caresse d'un souffle de vent sur ma peau. Les couleurs électriques, métalliques, royales du ciel à l'infini. Le picotement de la soupe au gingembre : tout me pénètre en douceur. Je deviens hyper-sensible, réceptive à tout : et le soir je reste longtemps les yeux grands ouverts, étendue sous la moustiquaire, à écouter le moindre bruit, le jappement des chiens, le rire des enfants qui ne s'arrêtent décidément jamais de rire, le ronronnement des moteurs, le crépitement de la pluie.
Et ça tombe bien : le Cambodge est d'abord un pays qui se ressent. Délicatesse ; peut-être que pour l'aimer, il ne faut pas chercher à le comprendre ; seulement lui sourire, et le voir venir comme un cadeau. Et je me prends, au bord du Mékong, à rêver de poser mon vélo, d'enfoncer mes deux pieds le plus profondément possible dans la lathérite, cette terre rouge et meuble comme devraient l'être toutes les terres, à m'y planbter comme un arbre et à rester là pour des siècles, ancrée à la terre.
Il y a ici quelque chose qui me touche profondément sans que je sache quoi exactement. Peut-être seulement le fait qu'ici on se lave à l'eau de pluie et qu'on se sèche au soleil. Que tout semble simple et doux. Je traverse le pays avec pour livres de chevet les témoignages des survivants de la période khmère rouge. Le contraste entre la brutalité, la froide exécution de l'horreur, et la vie des cambodgiens que je rencontre chaque jour, leur gentillesse souriante, me fascine. Rien n'est réglé au Cambodge, le passé ne passe pas, il semble roder, tapi, prêt à bondir... Mais au-delà, il y a cette vie au présent, cette vie qui est là tout entier, et ces scènes fugaces que je tente d'ancrer à jamais dans ma tête : deux fillettes en ombre chinoise qui jouent au badminton dans une ruelle sombre. Un jeune homme qui lit en tailleur sur les bords du Mékong. Une gamine qui danse en riant aux éclats sous la pluie, se croyant seule...



Le cinéaste franco-khmer Rithy Panh, rescapé du génocide, écrit : "Aux intellectuels de l'Ouest, qui ont rédigé des odes et des poèmes, des tracts, des livres, ou des articles enthousiastes, et qui aujourd'hui encore, depuis le monde démocratique, aspirent à un communisme nouveau, purifié, lissant dans les salons leur radicalité de velours, je dis : il n'y a qu'un homme". Tout est dit.
Et c'est peut-être pour cela que ce pays me bouleverse aussi profondément - comme me bouleversait l'Iran de Sareh. Parce qu'au delà des idéologies froids et pures, il y a toujours un homme, qui sourit au bord de la route.
En parcourant à vélo les routes cambodgiennes, je n'ai jamais autant l'impression de communier avec mes frères humains.

Quelques kilomètres avant la frontière laotienne, je suis frappée de plein fouet, Fièvre de cheval, articulations douloureuses : un retour à Phnom Penh s'impose pour quelques tests. C'est le chikungunya. Repos forcé, et somme toute pas désagréable, dans une maison que je commence à bien connaitre... Merci, Solène et Laurent.

7 commentaires:

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  2. Magnifique billet ! Et félicitation pour ce chemin parcouru !
    On sent la même magie qui te transportait en Iran oeuvrer ici. Décidément, tu finiras bientôt ton voyage en écrivant des poèmes.
    En tout cas, merci pour ce billet, c'est une perle de poésie, tous les voyageurs s'y retrouveront, lorsque le temps s'arrête et que les sensations envahissent tout.
    Bonne convalescence et hâte de lire les prochaines rêveries d'une promeneuse solitaire.

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  3. Bonjour Juliette,
    nous nous sommes rencontrés avec mes amis à Darjeeling - ou plus exactement en redescendant de Sandakphu... - pour un déjeuner puis un dîner entre français en voyage en Inde (mi-mai)...
    Je suis heureux de lire la poursuite de tes aventures et j'espère que tu vas te remettre très vite !! Continue à nous faire rêver par ton parcours, tes rencontres et tes mots !...
    A bientôt.
    Jacques

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  4. repose toi bien Juju, j’espère que tu vas vite guérir pour reprendre tes si belles aventures....prend soin de toi!!!!Johanna

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  5. nous apprenons aujourd'hui par Colette T. que tes parents sont à tes côtés!.. Comme tu vois, les nouvelles vont vite... Nous sommes donc rassurés sur ton état desanté. Rien que leur présence va largement contribuer à ta guérison!! Bientôt un an que tu quittais ST DIE après les feux d'artifice du 14 juillet sous la pluie. J'ai bien peur que ce ne soit la même situation cette année. Bisous à vous tous. A bientôt ..à Lamarche?

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  6. C'est fascinant de te lire...remet toi bien et bon courage pour la suite.
    Bises.

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  7. Yann et Bertrand16 juillet 2012 à 10:14

    Halala, le Cambodge ne t'auras donc pas épargné! Égoïstement on a envie de lire la suite bien sure, alors remet toi bien. Bon courage Juliette. Bises de tes vieux compagnons de russe.

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