mardi 11 octobre 2011

La fin de l'Europe. Istanbul, km 4260

C'est l'histoire d'une rencontre ratée avec un pays. Il faut dire que ça partait mal : plus rapidement encore que ce que je m'étais imaginé, la Bulgarie venait m'arracher au Danube. Je ne serais donc pas allée jusqu'au delta : ma route vers Istanbul me cueille alors qu'il reste au fleuve un peu plus de trois cents kilomètres à parcourir avant de mourir en mer Noire. A Silistra, je quitte le fleuve à regret après qu'il m'ait accompagnée sur qelques deux mille cinq cents kilomètres. J'ai toujours en tête cette histoire qui me suit depuis Kelheim : en sortant de la ville allemande, accompagnée par mon hôte Gabi et un peu inquiète de mon voyage à venir, quelque chose sur l'eau avait retenu notre attention. Flottant avec insouciance, retenue deux temps à autres par les roseaux qui bordaient le fleuve, une bouteille en verre nous avait fait de l'oeil. Dedans, un message ! Mon humeur maussade du jour m'aurait fait continuer mon chemin sans trop prêter attention à ces enfantillages. L'enthousiasme permanent de Gabi l'a fait sauter à l'eau en deux temps, trois mouvements. Et voilà la bouteille sur la rive et deux cyclistes émoustillées essayant d'extraire le fameux message...
Le bout de papier ne comportait ni nom, ni adresse. Juste une phrase écrite en allemand au stylo bic : "Qui que vous soyez, bonne chance dans tout ce que vous entreprendrez !"
Mon voyage avait reçu la bénédiction du Danube en personne, et quitter celui-ci à la frontière bulgare avait forcément quelque chose de l'ordre du crève-coeur.

Après Silistra donc, ma route sans plus aucun fleuve pour la border s'étire vers le sud. Les collines, jamais très hautes, qui se succèdent consciencieusement sur plusieurs centaines de kilomètres entreprennent un minutieux travail de sape. Surtout, mes soirées bulgares sont mornes et sans intérêt. Les portes s'ouvrent difficilement, je traverse le pays dans une indifférence quasi-générale. La Bulgarie me boude, et je le lui rends bien. Alors que la Roumanie m'invitait à flâner et à prendre tout mon temps, je traverse sa voisine en un éclair. Mais quand personne n'est là au matin pour me regarder partir, quand personne ne me pousse à grands renforts d'accolades vers l'étape suivante, je m'essouffle plus vite, ne comptant que sur moi-même.
Du coup, c'est vidée que j'attaque une nouvelle côte. Je ne les compte même plus mais celle-ci, impossible de la franchir. A défaut d'un peu de réconfort, j'ai besoin de sucre. Arrêtée sur le bas-côté, mes tartines de miel dans la main, je m'efforce de me remonter le moral quand une voiture pile devant moi. Deux gars plutôt baraqués, l'air peu avenant, en sortent : la route est déserte et moi, pas très rassurée... Mais le premier instant d'auto-examen passé, ils me font de grands sourires un peu hallucinés : tout à coup c'est une avalanche de paroles qui s'écroule sur cette semaine passée dans le silence indifférent : qu'est-ce que je fais là ? d'où est-ce que je viens ? mais pourquoi ? Ils m'indiquent tout excités une source où je pourrais remplir ma gourde, insistent pour voir ma carte routièe et m'expliquer le chemin à prendre. Ils finiront par me laisser repartir non sans avoir une dernière fois demandé si j'étais bien sûre de ne pas avoir besoin d'aide. Les pauvres ont l'air déconfits de ne rien avoir à me donner qui pourrait m'être utile. Ils ne se doutent pas que ce jour-là ce sont probablement leurs attentions et leur sollicitude, leur intérêt à mon égard, qui me permettront de franchir cette sacrée côte et d'aller au bout de l'étape.

Et puis, je passe en Turquie, et soudain, tout se ralentit. Je dois m'arrêter régulièrement pour accepter le thé qu'on m'offre sur le bord de la route, je fais de moi-même des étapes moins importantes, j'ai de nouveau l'envie de me poser. Je commence à le comprendre : ce voyage n'a rien de régulier ni de linéaire. Rien n'est écrit, tout se construit, coup de pédale par coup de pédale. Et j'ai de nouveau des histoires à raconter, des rencontres qui surgissent à foison.

Sur la route qui décidément n'en finit pas de monter et de descendre, le tenancier d'un improbable boui-boui, coincé entre deux stations service, me hèle. Je m'arrête : les hommes - camionneurs - qui sont là me font signe de m'asseoir, m'apportent un thé brûlant et revigorant. Avant même d'avoir réalisé, un plat de boulettes de viande au riz est posé sur la table. Je n'ai pas à payer : un sourir au patron qui hoche la tête d'un air tranquille suffira. Alors que je mange mes boulettes de viande sous le regard amusé et intrigué des autres clients, on m'apporte, sans un mot, un livret défraichi. Je l'ouvre. C'est un livre d'or que les voyageurs, à pied ou à vélo, qui se sont arrêtés ici signent depuis 1982... Des petits mots d'aventuriers partis d'Allemagne, d'Ecosse ou de Fance, en diection d'Istanbul, de Jérusalem ou d'ailleurs, parsèment les pages de ce dôle de recueil. C'est comme si les voyageurs du monde entier s'étaient donnés rendez-vous dans cet endroit paumé, à plusieurs mois d'intevalle. Je laisse mon petit mot à destination des prochains qui s'arrêteront dans quelques mois. Et en sirotant mon thé, dans ce bouge hors du temps, je perds mon regard dans l'horizon d'où je viens, persuadée de bientôt voir surgir le futur cycliste qui passera par là...


Plus tard sur la route, c'est Mustafa et sa famille qui m'ouvrent leurs portes. L'invitation est venue comme ça, sans que j'aie rien demandé. Mais voilà : Mustafa est routier. Le voyage, il connaît.
Voilà plus de vingt ans qu'il trimballe son camion sur toutes les routes d'Europe. Assis dans son fauteuil, une bière à la main, il m'égrène avec délice, comme si c'étaient des bonbons, les noms des villes qu'il a traversées, parfois seulement frôlées, du bord de l'autoroute : Milan... Monaco... Cannes... Il ne s'y est jamais arrêté, ne les a jamais visitées. N'en a jamais eu envie. L'important est ailleurs : dans cet appel plus fort que lui qui le pousse à bouger, sans cesse. A se sentir toujours un peu chez lui, toujours un peu étranger. Dans le drôle de rapport qu'il entretient avec les autres routiers, qu'il ne connaît pas, qu'il entrevoit seulement à travers le pare-brise de leurs camions, mais auxquels ils se sent indéfectiblement lié. Et avec qui, parfois, il lui est arrivé de partager des moments d'une intense humanité. Il me montre sur la table du salon une pile de cahiers qui s'entassent là, progressivement, depuis vingt ans : ses carnets de voyage. Vingt ans de sa vie. Tout y est consigné, les rencontres et les réflexions sans fin qu'il mène sans y penser pendant ses longues heures au volant. Il me raconte ses routes passées, bien sûr, mais invariablement il s'interrompt, rêveur. C'est qu'il pense sans cesse à un autre voyage : le prochain, toujours le prochain...
Au matin je quitte Mustapha avec la curieuse sensation que l'on m'a ouvert une petite porte vers un monde que je n'avais même pas soupçonné. Si proche du mien pourtant. Et je reprends la route en souriant bêtement à tous les camions, même à ceux qui roulent un peu trop près de moi.

Et soudain, me voilà à Istanbul ; j'y resterai six jours. L'arrivée est laborieuse, dangereuse, interminable ; mais, tout à coup, je ne peux plus aller plus loin : le Bosphore me coupe la route. De l'autre côté, l'Asie et les montagnes qui perdues dans la brume me font déjà de l'oeil.
Alors je repense à ces trois mois, au Danube, aux Portes de Fer, à chacune de mes rencontres.
 Bien sûr j'avais imaginé mon voyage avant de partir et bien sûr je rêvais alors beaucoup plus aux parfums d'Asie qu'aux plaines hongroises ou serbes. Mais lorsque je quitterai Istanbul, que d'un coup de bateau j'enjamberai le Bosphore pour l'Asie tant fantasmée, que j'entamerai un nouveau voyage bien différent de ces trois mois passés, je le ferai en me sentant plus européenne que jamais.

7 commentaires:

  1. Coucou Juliette,
    C'est toujours un immense plaisir de suivre ta flanerie à vélo autours du monde, de ce perdre dans ces mots de voyage qui font rêver.....
    Rentrée d'Argentine il y a un mois et demi je commence seulement à y voir un peu plus clair...à defaut de pouvoir partagé un poulet curry ou risotto avec toi je t'envoies un mail tout bientôt, promis !
    Bonne route turque et courage pour les montagnes !!
    Mathilde

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  2. Au revoir l'Europe, bonjour l'Asie! Quelles nouvautés vas tu découvrir? Nul doute que tu auras encore bien des commentaires à nous livrer. Nous commencions à trouver le temps long, 2 semaines sans lire ta prose! La famille parle beaucoup de tes prouesses et t'encourage vivement. Bisous. Nadette - Gilbert

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  3. Bonjour Juiliette

    Nous te suivons depuis le début

    Cathy et Patrick

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  4. Tu nous plonges dans ton voyage et on ne voudrait pas en sortir. On te lit avec délice.
    Francine et Patrice

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  5. Nous avons des nouvelles fraîches à te donner de tes parents! Nous leurs avons fait une courte visite la semaine dernière à la librairie et avons suivi ta route sur la grande carte. Quelle leçon de géographie! on révise en permanence.Bonne route un peu escarpée certainement et gros bisous. Nadette-Gilbert

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  6. après l'article aujourd'hui sur l'Est Républicain, je suis venue sur ton blog ; c'est vraiment passionnant, si bien écrit et décrit. c'est formidable que tu aies fait ce choix, tu vas être marquée pour la vie d'après ce que je lis. J'ai fait pas mal de voyages en routarde, mais toujours accompagnée. Bravo, mille fois bravo et courage. je vais essayer de lire tout ton journal ; je connais tes parents par amarelli. Bises et merci.

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  7. Merci pour tes bons voeux Juliette ! Nous on te souhaite de continuer ton aventure fantastique avec plein de joies et une santé infaillible !!!
    J'ai beaucoup pensé à vos retrouvailles familiales ; nous aurons certainement des nouvelles bientôt ... Grosses Bises de Françoise et Jean-Paul Keller

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