mercredi 7 septembre 2011

Serbie des villes. Orsova, kilometre 2960

A Belgrade, la bureaucratie heritee du communisme constitue pour moi une benediction. L'attente d'un colis envoye de France en Chronopost mais bloque a l'aeroport de Belgrade du fait des innombrables papiers et preuves diverses que je dois fournir et que l'on me demande au compte-gouttes - photocopies du passeport, du tampon sebe, mais aussi attestation officielle du caractere personnel du colis et de l'importance que celui-ci revet pour la suite de mon voyage... - m'oblige a passer dans la capitale pres d'une semaine. Une semaine de repos, de promenades solitaires dans les jolies rues du centre de la ville, de douces soirees avec quelques filles belges rencontrees sur place - une semaine salutaire qui me donne envie de reprendre la route, qui me permet de retrouver, enfin, la cuiriosite et les fourmis dans les jambes qui m'avaient abandonnee un peu avant Belgrade.



Je loge chez Milos. Il se presente comme journaliste de cinema - un grand mot certainement pour designer le magazine dans lequel il travaille dix jours par mois, et qui lui font gagner une centaine d'euros. De l'argent de poche, en somme : Milos a vingt-huit ans et vit encore chez sa mere, dans un immeuble de la banlieue de Belgrade. Il m'a invitee sans d'ailleurs lui demander, ni meme la prevenir. Depuis sa chambre, elle me regarde arriver avec un peu de mefiance. Nos rapports seront cordiaux, d'ailleurs, mais j'apprendrai un peu plus tard par Milos qu'elle lui a vertement reproche mon sejour chez eux. "Oui, tu comprends... Je ne fais pas d'effort pour chercher un travail. Alors je crois que ca l'enerve un peu de voir que, dans le meme temps, je ramene des gens a la maison, comme ca". Effectivement, je ne peux que comprendre. Et mesurer ce que la situation a d'invivable. Milos s'approche de la trentaine et ne peut esperer aucune intimite, quand sa mere, qui vient de feter ses soixante fait encore a manger pour un grand ado de vingt-huit ans. Mais a Belgrade, la situation n'est pas inedite. Milos mesure la difficulte de trouver un travail qui lui permettrait d'avoir un logement a lui. Alors, il a trouve la solution : il ne cherche plus. Ce n'est pas le seul que je rencontre, a Belgrade, a vivre dans cet entre-deux permanent, a osciller entre un fatalisme qu'il appelle "optimisme" et une revolte un peu sterile contre cet etat des choses qu'il n'a plus vraiment le courage de changer. Et je le comprends un peu : apres avoir passe une semaine a courir apres mon colis, a me heurter a l'absurdite de l'administration serbe, je me suis moi aussi laissee rattrapper par cette torpeur et ce fatalisme. Alors une vie entiere ! Reprendre le velo, me remettre en mouvement, est d'autant plus important.




Pancevo, quelques kilometres apres Belgrade. La ville industrielle porte encore les stigmates des bombardements de l'OTAN, et les raffineries eventrees par les bombes diffusent dans l'air un poison qui vient grossir demesurement les statistiques sur les cancers developpes ici. Je dors pour une nuit dans l'appartement minuscule de Cornelia, au dernier etage d'une immense tour de beton. C'est son compagnon, Mare, maire d'un village aux environs, dans lequel je m'etais arretee la nuit passee, qui m'a invitee chez elle. Sans lui demander son avis. Il l'a seulement prevenue d'un coup de fil rapide et expeditif. "Tu as une invitee pour la nuit. Essaie de rentrer tot".
Mare porte toujours sur lui le parfum ecoeurant d'une eau de toilette bon marche. A son cou, une chaine en or, a son poignet, des bracelets qui cliquettent. Il parle toujours aux femmes d'un peu trop pres, enserrant les epaules de ses interlocutrices d'un geste dont on ne sait jamais s'il est protecteur ou plus ambigu. Il y a, dans sa maniere de vouloir m'aider, quelque chose qui me derange profondement.
Et je ne peux m'empecher de me demander, lorsque je vois Cornelia arriver pour la premiere fois, ce qu'elle fait avec lui.
Cornelia a trente ans lorsque Mare en a cinquante-deux. Elle est tres belle, toute pimpante dans sa jolie robe noire et, lorsqu'elle pousse la porte de l'appartement et qu'elle me voit, son immense sourire me rassure - je me sentais tellement mal a l'aise a l'idee de dormir chez quelqu'un a qui on l'avait impose. C'est que Cornelia parle anglais - un peu seulement : elle l'a appris a l'ecole, et n'a jamais l'occasion de le pratiquer. Mais ces quelques mots qu'elle prononce, en balbutiant au debut, puis avec un peu plus d'assurance, ces bouts de conversation que nous echangeons toutes les deux, tout au long de la soiree, lui sont incroyablement precieux.
Car voila : Mare, lui, ne parle pas anglais. Tout juste annone-t-il les phrases usuelles - "how are you ? what's your name ?". Une fois cela effectue, il reste assis sur la banquette du restaurant ou il nous a invitees et nous regarde en souriant, un peu betement, mais toujours avec cet air auto-satisfait qui me deplait de plus en plus.
Cornelia de temps a autres lui sourit, caresse affectueusement sa main par dessus la table. Mais ce qu'elle me raconte, en anglais, est bien different.
"Je travaille dans une petite epicerie ici, a Pancevo. Mais je ne supporte plus mon metier. Tu te rends compte, j'ai trente ans et je suis condamnee a vendre toute ma vie des bouteilles de lait, sans pouvoir changer... Mais qu'est ce que tu veux que je fasse ? Je devrais deja etre contente d'avoir un travail. Ici, c'est une chance.
 Le probleme c'est l'argent aussi. Tu as vu la ou je vis. Pour moi ca va, mais pour ma fille.. Elle a quatre ans, et elle habite au village, avec son pere. J'ai divorce il y a quelques annees.Avec l'argent que je gagne, je ne peux pas l'elever chez moi. Je la vois, une fois par semaine. Elle vient me rendre visite, denain a Pancevo. C'est tout.
Alors, oui, j'ai un travail. Mon salaire me sert a payer mon loyer. Une fois cela fait, il ne me reste rien. Le reste, c'est Mare qui me le donne. La nourriture, quelques habits. Il m'aide beaucoup. Financierement, tu vois.
Ce que je voudrais c'est avoir une maison au bord de la mer, avec ma fille. Ou bien partir a l'etranger. Si un jour j'ai la chance de pouvoir habiter a l'etranger, je te jure, je pars tout de suite, je quitte Mare immediatement. J'emmene ma fille, c'est tout. De toute facon, il me remplacera vite ! Si seulement je pouvais partir..."
Et elle me debite tout ca, de plus en plus vite, tout en adressant toujours les memes sourires a Mare, qui ne comprend rien. Elle s'en fiche : pour ce soir, elle a la superiorite sur lui. Pour ce soir, elle peut me dire ce qu'elle veut, me faire comprendre a demi mot l'horreur de sa situation de femme entretenue qui ne peut esperer autre chose que de rester la, dans son epicerie, a dependre d'un homme qu'elle n'aime pas, et a penser a sa fille et a la vie qu'elle ne peux pas lui offrir. Je la sens qui jubile a me raconter cela alors qu'il ne comprend pas, a gagner pour une soiree au moins un peu de l'independance qu'il lui refuse sans menagement d'habitude. Et je partage un peu de sa jubilation. Mais au retour du restaurant, en le regardant lui caresser les cheveux avec complaisance, et l'appeler de sa voix mielleuse "mon chaton, mon chaton...", plus que du fait de cette odeur persistante et agressive d'eau de toilette, j'ai la nausee.

6 commentaires:

  1. je suis une élève de Mme Thouvenot
    as-tu pris des réserves d




    c'était amel de la classe de Mme Thouvenot

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  2. je te souaithe un bon courage et bon voyage

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  3. Ma Juliette (Je vais prendre des nouvelles de ma Juliette comme je dis à ma compagne)

    Après trois semaines sans prendre de nouvelles je te retrouve en Serbie après t'avoir quitté en Autriche.
    Il n'est pas trop facile parfois d'être hors de son pays et à la lecture de ton blog du nous fait voir d'autres pays où il faut vraiment être adaptable comme tu l'es pour pouvoir supporter sans craquer. Les relations humaines qui tu me fais partager m'enrichissent aussi. N'oublie pas que tu n'es pas seule et que NOUS SOMMES LA. Dans les moments difficiles ou de doutes pense à nous. Nos pensées t'accompagnent ,nous sommes à tes côtés.
    A bientôt de te lire.
    Thierry de ST DIE DES VOSGES (ton Ange gardien ..de la Paix)

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  4. ce qui est rageant c'est lorsque l'on est conscient de sa situation et que rien ne peut changer.
    on dit merci à l'otan.
    rachidus

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  5. C'est avec beaucoup d'intéret que je lis votre aventure. Ne se passse pas un jours sans que je pense à vous. Parfois je vous imagine, soufflante, haletante, courbée sur votre bicyclette. A d'autres moments je vous devine tentant une conversation avec des hôtes étonnés, perplexes, et totalement différents de vous. Quelle belle aventure humaine ! Sans doute m'aurez-vous reconnu.Mes initiales vous y aideront. Pensez-vous à des photos de vous ? Cordialement. - M.J. -

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  6. Salut Juliette, on se connait pas, j'suis une amie à ton frère Clément. Mais je tenais à te dire que je trouve ton aventure MAGIQUE, c'est franchement admirable. J'suis émue à chaque fois que je lis tes articles :)Plein de courage pour la suite, et mes respects de surcroît!
    Pauline.

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