lundi 5 mars 2012

Jusque sous les ongles. Sendhwa, km 8800



Il y a quelque chose en Inde qui diffère vraiment des autres pays. On met un certain temps avant de comprendre ce que c'est, avant de mettre un mot sur cette force puissante et enivrante qui semble tout entier nous envelopper, sans jamais nous lacher. Et puis soudain on le remarque : l'Inde tout simplement est un pays plein - un pays entier, et même l'Iran et son raffinement à coté n'apparait que comme un espace imcomplet, ou comme un peuples qui n'a pas réussi, ou pas voulu, occuper totalement son territoire. En Inde c'est différent - en Inde, tout est saturé. Il n'y a jamais aucun répit pour aucun des sens, et les Indiens s'efforcent avec frénésie de remplir tout ce qui pourrait, à un moment ou à un autre, paraitre vide.
Il n'y a qu'à voir la manière dont ils mangent, sans couverts : il ne s'agit pas ici de porter simplement la nourriture à sa bouche, non ; il s'agit auparavant de mélanger le riz au curry et de touiller, de malaxer longuement la mixture de sa main doite, avec une délectation, une sensualité dont ils ne se lassent jamais. Le toucher : un sens qu'on néglige tellement chez nous ! En Inde, il se rappelle à chaque repas. Quant au gout, c'est pire encore. On le sature au maximum. La cuisine que l'on me sert est d'une finesse incroyable mais ne serait pas complète sans une sévère dose de piment qui enflamme mes papilles et leur fait crier grace trois fois par jour. Eux ne comprennent pas ce que l'on peut trouver à la fadeur.



Mes trajets sur la route sont plutot tranquilles, tant que je ne traverse pas de villages : je repose mes yeux au contact des douces couleurs du paysage, mes oreilles à celui d'un silence relatif. Mais l'entrée dans un village m'entraine immédiatement dans un tourbillon sidérant de puissance : tous mes sens s'allument et s'alertent à la fois. La vue : tout à coup c'est le même arc-en-ciel criard qui vient remplir mes pupilles. Ces saris sont trop rouges, trop jaunes, trop verts ! Même la burqa de certaines femmes musulmanes, qui ne laisse apparaitre que leurs yeux, semble trop noire. Les fleurs sont partout, provocantes de profusion. Flamboyants et bougainvillées débordent et tant pis si les couleurs ne sont pas assorties ; ce qui compte, c'est que cela pète, tonne, que cela marque, quoi !
L'odorat : difficile de décrire ce savant mélange de parfums qui saute immanquablement au nez dès que les premières baraques sont en vues, toujours à peu près le même, mais dont les subtiles variations différencient les villages qui s'égrènent... Un mélange de fumier et d'encens, de gaz d'échappement, de bétail et de noix de coco, qui me laisse toujours vaguement nauséeuse, une fois le village hors de vue.
L'ouie : au contact des villages, les klaxons, du reste jamais totalement en berne, se réveillent et hurlent à qui mieux-mieux, au milieu du meuglement des vaches, de la litanie incessante des prières, des vendeurs a la criée - et des hurlements de joie des gamins qui ne manquent jamais lorsque l'un d'eux a repéré le drole de vélo tout chargé de bagages qui descend la grand rue...
Si l'on rajoute à tout cela le trafic fou auquel il faut prêter une attention constante, les spectacles de rue et les scènes imprévues qui captent toujours mon regard, on comprend que je ressors de chaque village éreintée, aspirant à un peu de calme pour reposer mes sens avant le prochain assaut...



C'est ça, l'Inde, ce pays si complet qu'il pénètre partout, s'infiltre jusque sous mes ongles - j'ai beau les frotter et les récurer, ils restent ici toujours noirs de crasse et de poussière, noirs d'Inde. Qu'il me fait éternuer sans raison à longueur de journée, qu'il me pique les yeux et me brule la langue, et qu'il me laisse à l'intérieur une drole de sensation, celle d'une ame qui au contact de ces sens réhaussés voudrait grandir, grandir grandir... Pour se mettre elle-aussi à hauteur.

Avant Aurangabad, je m'arrête deux jours pour rendre hommage à Shiva.  Je n'arrive pas à savoir si la fête est nationale, si elle ne concerne que l'état du Maharashtra ou seulement ce petit village. C'est qu'il y en a tellement, des fêtes, et il y en a tellement, des dieux ! Je suis hébergée chez Arun, le médecin du village, et sa femme, petits vieux adorables qui m'emmènent chez le photographe pour une séance en bonne et due forme de laquelle ils me laissent un tirage. La démarche est jolie. Le lendemain, à la première heure, je vais avec lui sur les lieux du culte, à la confluence de deux rivieres sacrées qui coulent à quelques kilomètres de là. L'endroit est noir de monde, et les scooters qui trimballent toutes la famille peinent à se frayer un chemin parmi la foule des dévots. Alors nous, en voiture, nous n'avons aucune chance d'y arriver, et ce ne sont pas les coups de klaxons rageurs d'Arun qui changent grand chose à l'indifférence des gens autour de nous ! Nous rebroussons chemin, il faudra revenir dans l'après-midi. Nous nous rabattons pour l'heure sur un petit temple du village, dédié à Shiva et ouvert à la fête ce jour-là. Dans le minuscule édifice, une demi-douzaine de personnes sont rassemblées autour du lingam, l'emblême phallique vénéré du dieu. Un prêtre brahmane psalmodie des prières d'une voix monocorde, sans jamais s'arrêter. Deux hommes assis en tailleur versent sur le lingam une petite fiole d'eau, le plus doucement possible. Ils veillent à la remplir aussitot qu'elle est vide : il ne faut jamais qu'ils s'interrompent de verser, tant que le prêtre récite. A l'opposé du cercle, trois femmes assemblent avec minutie des fleurs coupées qu'elles déposent avec soin autour du lingam, selon une logique qui m'échappe. L'ensemble est pratiquement plongé dans la pénombre. Seules quelques bougies renvoient sur les murs en pierre leur omble tremblotante... C'est à peine s'ils remarquent mon intrusion. Je me plante dans un coin de la pièce, retenant mon souffle, ne comprenant rien à ces rituels et me laissant seulement bercer par la litanie et les effluves d'encens...




L'après-midi, nous retournons sur les rives de la rivière. Toute la famille nous accompagne pour l'occasion. Il y a toujours une foule compacte sur les berges. Des enfants tous nus courent sur les ghats, ces grandes marches qui descendent jusqu'à l'eau, permettant aux pélerins de prendre leur bain dans les eaux pures et purifiantes de la rivière sacrée. La foule se presse aux différents temples disposés un peu partout autour de la confluence. Dans le plus imposant, il y a près d'une demi-heure d'attente pour pouvoir déposer ses offrandes devant le lingam sacré ! Mais le spectacle est aussi à l'extérieur, toujours dans l'enceinte du temple : c'est assez fascinant de voir les sadhus, ces vagabonds mystiques en turban et qui croisent souvent mon chemin le long des routes, prendre refuge sous les arcades du temple et y vivre pour quelques jours, juste à coté des devots venus prier seulement le temps de l'après-midi. A deux pas de la foule en liesse, ils sont là, certains dorment, d'autres mangent, et le peu qui leur sert de vêtements sèche à la vue de tous sur des fils à linge de fortune tendus entre deux piliers...

Mais la vraie attraction de l'après-midi, c'est la visite rendue au gourou. On peut voir des photos de celui-ci un peu partout dans les maisons ou dans les rues. Rattaché au plus grand temple de la zone, il est naturellement le gourou de tous les villages environnants. Sangita, la belle-fille d'Arun, m'explique : "Le gourou, ce n'est pas un prêtre ; c'est quelqu'un qui nous donne des conseils, qui nous montre la voie. Nous, on lui rend visite une fois par an environ, on vient lui demander sa bénediction, lui demander son avis sur les choix qu'on doit faire. C'est un peu comme notre père !". Pour l'instant, il faut différer la visite au gourou - il n'est pas à son poste, au grand dam de tous ceux qui se pressent, qui se marchent les uns sur les autres, qui se haussent sur la pointe des pieds. Quant a moi, je suis très curieuse de le voir, ce gourou pour qui certains viennent de fort loin !
Je le verrai un peu plus tard dans l'après-midi : alors que nous sommes assis à l'ombre du temple, Arun nous appelle, ne tenant plus en place : ça y est ! le gourou est là ! Aux abords du tapis sur lequel il est assis, c'est la cohue : les gens se poussent et parlent tous en même temps. Nous nous frayons un chemin parmi la foule - l'autorité du médecin fait son effet ! Débouchant aux premières loges j'assiste médusée au spectacle d'un gros homme enturbanné, assis un peu lascivement sur une sorte d'estrade, tandis que les dévots qui ont réussi a s'approcher se bousculent pour lui baiser les pieds avec ferveur et déposer quelques billets dans les mains de ses acolytes. Lui baiser les pieds ! J'en suis à me demander s'il faut moi-aussi que je me plie en deux pour embrasser les petons du saint homme, quand le medecin lui hurle, pour se faire entendre, que je suis venue de France en vélo pour le voir. Rien que ça ! Cela n'a pas l'air d'étonner plus que ça le gourou, qui me regarde d'un oeil impavide, puis qui finit par fouiller dans la caisse en carton à coté de lui avant de me donner une noix de cajou en pendantif, sensée me protéger des démons. Ca tombe bien, l'oeil de Fatima que l'on m'avait offert en Turquie a rompu il y a à peine deux jours : les dieux semblent se relayer pour me protéger... Je reçois le cadeau sous l'oeil jaloux du public, tandis que la femme d'Arun me crie : "Remercie-le !! C'est un grand honneur !" avant de se jeter littéralement aux pieds du gourou et de l'embrasser avec dévotion. Je tente de faire deux ou trois namaste respectueux dans un chaos indescriptible, il me lance un sourire placide, puis nous laissons la place à d'autres. Je suis encore éberluée de ce spectacle impressionnant. Les imams d'Iran étaient morts depuis plusieurs siècles ; les gourous indiens sont vivants mais ne mouillent pas beaucoup plus la chemise... En Inde et en Iran en tout cas, le spectacle est le même, et la ferveur égale ; car, ici et là, ce qui compte, ce n'est peut-être pas tant qui l'on adore, mais simplement le fait d'adorer...

Je repars de cette journée de fête fatiguée mais émerveillée, avec une fois encore l'impression d'en avoir pris plein les sens. Quel pays ! Et c'est encore la grande magie de l'Inde que de m'offrir comme un cadeau, soixante kilomètres et autant de coups de klaxon plus loin, les grottes hindouistes et bouddhistes d'Ellora. Construites sur plusieurs siècles, au début de notre ère, elles recèlent des trésors de statues dont chacune d'elles raconte l'une des innombrables histoires de la mythologie hindoue et rend compte du foisonnement incroyable de cette Inde toujours en ébullition.


Et c'est une plus grande magie encore de l'Inde que d'offrir, sur ce même lieu, dans l'une de ces grottes sombres et fraiches, batie comme une cathédrale, ou soudain, en entrant, l'on n'entend plus rien que le bruit de sa propre respiration, un bouddha d'une simplicité si pure et si dépouillée que, habituée depuis quelques semaines a cet enivrement constant des sens, a cette folie incessante, je reste plantée longuement devant lui, sans pouvoir détacher mes yeux, sonnée.


5 commentaires:

  1. je me régale à la lecture de ton récit, je sens ,je goute, je savoure ,je respire l'Inde à travers tes mots
    chris lulu's mother

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  2. Comment vas-tu ?
    Ta maman m'a dit que tu étais tombée malade . Est-ce que tu es remise d'aplomb ? Prends-tu le temps de te reposer un peu ?
    Nous allons parler de toi demain après-midi en présence de tes parents qui vont être interviewé par des enfants de la classe pour la Radio Paul Bert qui va émettre dans Vandoeuvre pendant 5 jours .
    Je donnerai l'enregistrement de l'émission à tes parents .
    Nous parlons souvent de toi en classe : les enfants ont regardé avec un silence religieux la dernière vidéo reçue .
    Le temps passe trop vite car nous avons tout le lundi pris pratiquement par le sport ( piscine et tennis de table) et ce projet radio nous a "bouffé" même si c'est passionnant ;
    Bon courage à toi . Quand on voit le nombre de kms déjà parcouru en si peu de temps, c'est vertigineux .
    Demain,les enfants t'envoient leur message sur leur blog de classe .
    Bisous et chapeau !
    Monique

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  3. Dominique (Vasseur) Michaud13 mars 2012 à 12:24

    Bonjour Juliette, je suis Dominique (Vasseur) mais je m'appelle Michaud actuellement car je suis remariée, et j'étais institutrice à Brabois. Je me souviens très bien d'une petite Juliette Jacquemin , qui savait lire avant son age, était d'une gentillesse et d'une modestie incroyable, est-ce toi cette vigoureuse voyageuse que je viens de découvrir grace à une article dans l'Est Républicain.
    De toute façon, bravo pour ton voyage.
    C'est un rêve que mon mari a eu sans pouvoir le réaliser et nous allons lire ton blog avec plaisir.
    Prend bien soin de toi.
    Dominique Michaud

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  4. Chère Juliette!!
    Tu as le don à chaque fois de me transporter dans tes aventures!!! Ta plume est ravissante et donne envie de continuer à lire même quand il n'y a plus d'articles. Je te souhaite bon courage pour la suite. A chaque fois que je viens sur ton blog, je suis toujours autant impressionnée ;-) Take care! I wish you all the best!
    Bises meaux-génépistiques

    Audrey

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