Les journées qui suivent mon départ de Jalgaon me voient, enfin, tomber malade. Neuf mois environ que je le redoutais ! Mais la chaleur, qui commence à se faire intense, l'usure du voyage, le régime alimentaire draconien que ces purs végétariens me font subir ont finalement raison de ma santé. Insolation et fièvre inexpliquée se relaient pour me faire passer quelques jours désagréables. Les journées passées au fond de mon lit sont forcément des journées de spleen et de mal du pays. Il est plus agréable d'être malade et dorloté chez soi que seul au bout du monde ! Ces jours-là, j'en viens à ruminer les aspects de ce pays qui me gênent le plus. Et d'abord cet amour de la hiérarchie et cette culture du service, ou bien de la servitude. Il n'y a rien qu'ils aiment tant. Chez les familles aisées, c'est flagrant. Elles s'entourent d'une armée de serviteurs, de "boys" à la peau toujours plus foncée, chargés de porter mes bagages, de faire le jardin ou d'apporter un verre d'eau au maitre des lieux. On me fera régulièrement des commentaires sur la difficulté qu'il y a des nos jours à trouver des domestiques qui ne soient pas fainéants, ou qui ne demandent pas trop d'argent. Cela n'est d'ailleurs pas propre aux familles aisées : la classe moyenne elle-aussi veut ses domestiques et exige qu'ils restent là du matin au soir, quitte à sacrifier toute notion d'intimité et de vie privée. Le fait d'être servi prime. Plaisir qui se combine toujours avec le plaisir de servir. Qu'un invité se présente et il est accueilli avec le plus d'empressemement possible. Le verre d'eau qui se tend n'est pas qu'un simple verre d'eau, mais un verre posé sur un plateau que l'on présente à l'invité avec un léger hochement de tête et dont on attend toujours, patiemment, qu'il soit fini avant de repartir avec, en cuisine.
Les repas sont toujours particulièrement compliqués. Je ne mange bien souvent que toute seule, et toujours avant les autres membres de la famille. La portion qu'on me sert de riz, de lentilles et de légumes est toujours ridiculement petite, mais à présent je ne me laisse plus avoir : car je sais bien que sitot la dernière bouchée avalée, quelqu'un se précipitera pour me resservir, et toujours d'une ration trop petite, rien que pour le plaisir, dirait-on, d'avoir à me resservir à nouveau. Rien ne me crispe plus que ce léger froissement du rideau de la cuisine qui tente de se soulever le plus discrètement possible, que ce fugace coup d'oeil jeté à mon assiette pour vérifier que je ne manque de rien, tandis que personne ne me parle. Ce manque de spontanéité parfois, est pesant. Et il me faut en déployer, de l'énergie, pour réussir à dépasser ce statut d'étrangère, d'invitée, et réussir enfin à échanger, un peu plus simplement !
On m'avait prévenue, deux jours à peine après mon insolation, alors que je m'apprêtais à prendre la route : "Tu veux voyager le jour du festival de Holi ? Mais c'est très dangereux !". En enfourchant mon vélo, je m'étais dit que décidément, ce pays, c'était peut-être un peu trop pour moi. Car le jour de Holi, le grand jeu est de se lancer de la poudre colorée et des bombes à eau les uns sur les autres, et surtout d'en recevoir soi-même. C'est donc peu dire que, encore faiblarde, j'étais sur mes gardes en traversant les villages qui ne manquaient certainement pas de cacher, dans leurs ruelles adjacentes, des chenapans aux mains colorées. Et il est vrai que j'ai bien vu ce jour-là nombre de gamins hilares et colorés de la tête aux pieds, mais pas la folie que j'imaginais - et à laquelle il m'aurait fallu moi-aussi échapper. En réalité, c'est surtout parce qu'il ne s'agissait ici que de la première salve. Le vrai Holi allait de dérouler quelques jours plus tard - et ce jour-là, pas question pour moi de prendre la route.
C'est donc à Indore que je m'apprête à passer Holi. La veille au soir, une grande fête est organisée quelque part dans la ville pour commémorer le jour saint - car, aussi profane que paraisse les manifestations ce jour-là, Holi est d'abord un jour saint, ou l'on commémore la victoire du sacré - le bucher sur lequel brula la soeur d'un roi impie, et auquel survécut un fervent dévot. L'histoire est tragique et morbide à souhait - mais bon, à Holi, on ne s'en souvient pas trop. Et ce soir-là, justement, l'ambiance n'est pas aux lamentations, dans cette assemblée de messieurs en beaux costumes, de femmes en saris, et d'enfants galopant partout, au son de la musique beaucoup trop forte qu'un orchestre joue avec enthousiasme. Sur la scène, pour faire bonne mesure, deux petites filles immobiles et costumées figurent Shiva et Parvati. Les pauvres ne s'amuseront pas beaucoup de la soirée, figées dans la posture mythique des deux dieux. Pour le reste, la fête bat son plein. Tour à tour les femmes puis les hommes se lèvent et s'avancent au milieu de la fosse. Chez les femmes, qui tournent toutes en rond au rythme des tablas, la danse a quelque chose de sérieux et de consciencieux qui vient contraster avec leurs mines réjouies et leurs éclats de rire. Quand vient le tour des hommes, c'est la folie totale : on gesticule dans tous les sens, on s'embrasse et on hurle sa joie. Il n'y a pas d'autres mots : c'est une joie pure et sans bornes qu'ils laissent éclater. Pas une goutte d'alcool n'est servie, pourtant on se laisse aller avec bonheur aux plus complètes extravagances. Un mari à qui sa femme a laissé, le temps de chercher dans la foule leur petit garçon, son sac à main, devient instantanément l'objet des rires de la foule en liesse qui entreprend de le grimer en femme à grand renfort de maquillage et de couronnes de fleurs. Sa femme, revenue sur ces entrefaites, éclate de rire en découvrant le tableau et demande à être transformée en homme. Et aussitot le jeu s'étend, et tous les couples de l'assemblée, les messieurs aux beaux costumes et les femmes aux nobles saris, échangent leur role dans des gloussements incontrolables.
Et le lendemain ne vient pas tempérer les ardeurs. La journée commence pourtant tout à fait tranquillement. Tout au plus se barbouille-t-on un peu de poudre sur le visage en se souhaitant "happy holi", et l'on fait mine de ne pas trop prêter attention aux enfants qui s'aspergent copieusement dehors... Mais c'est un leurre. En vérité, la tension est palpable et tout le monde sursaute sans réussir à le cacher à chaque fois que la sommete retentit. Seul Tejas, le père, semble vraiment travailler, assis à son ordinateur. Enfin, sur les coups de midi, c'est l'explosion : la famille élargie débarque en frappant bruyamment à la porte, la mère de maison et sa fille, moitié hurlant, moitié riant, courent se réfugier dans la pièce du fond en prenant bien soin de claquer toutes les portes. Les mains couvertes de peinture, les nouveaux arrivants à qui on a fini par ouvrir se précipitent à l'intérieur dans un fracas indescriptible, en évitant tant bien que mal les meubles et les coins de murs de cet appartement décidément bien trop petit pour une telle débauche d'énergie... Du coup, la fête déborde dans le hall de l'immeuble. Splash ! La cage d'escalier. Splash ! La porte d'entrée. Tout est aspergé, repeint à la mode Holi, en de grosses taches roses et jaunes. A l'intérieur, l'appartement n'est plus qu'un champ de ruines multicolore, un chantier ou seul Tejas, toujours à son clavier mais peinturluré de la tête aux pieds, semble ne s'être rendu compte de rien. Les femmes, quant à elles, se débattent toujours, répétant à qui veut l'entendre que ça suffit, ravies en réalité de se retrouver ainsi barbouillées. Les bombes à eau commencent à pleuvoir tout autour de nous.Holi est assurément la fête rêvée des enfants du monde entier. Mais ce jour-là, dans ce hall d'immeuble, dans tous les halls d'immeuble de l'Inde tout entière, ce ne sont certes pas les enfants qui s'amusent le plus...
Juliette,
RépondreSupprimerBonsoir, que cela fait du bien de vous lire, après avoir passé une demi-journée à Aix! Vous nous faîtes du bien, et j'espère que vous n'êtes plus malade.
Je vous transmets un écrit de Jules Renard :
''Les plus beaux écrits sur la campagne s'écrivent en ville''
Courage, et à très bientôt de vous lire....et relire
Jean Marie
tu dois vraiment bien t'amuser ... t'es toute mignonne sur la photo. Bon mon commentaire ne sert pas à grande chose. Juste à te dire que j'aime bien ton dernier, on sent tout de suite le changement d'ambiance par rapport l'Iran. Quel choc culturel n'empêche , tu en vois de toutes les couleurs, c'est le cas de le dire. Prends soin de toi, la santé avant tout quand même. Et puis tu as l'air préssé de partir et changer de ville, mais au point où tu en es , un jour de plus ou moins... prends ton temps ...
RépondreSupprimer(Moi je suis revenue en Allemagne du nord au fait, rien de palpitant, je retrouve la même ville que j'ai laissée l'année dernière,ah la la tu pédales vers l'est et je persiste à aller au nord, on va avoir du mal à se croiser !)
bisou
Selcan
Juliette,
RépondreSupprimerAutre pays, autres moeurs. Ton regard aiguisé, ta plume alerte traduisent bien le choc culturel que tu vis en Inde. Tu avances mais ménage-toi.
On t'embrasse
Francine et Pat
Coucou Djioul !
RépondreSupprimerTu sembles bien t'amuser là-bas, pendant que d'autres travaillent !!!
M'enfin j'me fiche, moi aussi je fais du vélo avec les beaux jours qui reviennent. Quand tu seras de retour, on ira se faire un col tous les trois (avec le Clèms à la traîne qui nous suppliera de l'attendre ;) ).
Super article, vivant comme tout, ça donne envie. Et enfin une photo de toi ! Tu as finalement trouvé une personne de confiance à qui prêter ton appareil ?!! Rassure-moi, ce n'est pas pendant ton insolation ?
Gros gros bisous.
Frantz
Coucou ma Julietta!
RépondreSupprimerJe suis toujours autant impressionnée, jamais je n'aurai pensé que tu arriverai jusque là aussi vite.
Je te souhaite encore du courage pour la suite, n'arrête jamais d'écrire!
A ce propos, je sais pas si t'as déjà tout prévu, mais ça te dirait qu'on collabore à la fin de ton voyage pou mettre en pages tous tes écrits, en faire un livre? En gros je te propose mon aide de graphiste qui veut bosser dans l'édition :)
Je te fais d'énormes bisous
Pédale bien !
Lucile
Je ne vous connais pas, mais...Bravo ! ce dernier petit mot est stupide, insuffisant...Ce que je veux dire, c'est que par votre voyage à l'arrache, vous allez vers la vraie humanité...loin de la norme occidentale où tout est marchandisé. Donc Bravo
RépondreSupprimersalut Juliette j’espère que tu a reçu mon message avec le planigue de classe découverte
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