mercredi 22 février 2012

Au pays du rituel. Aurangabad, km 8450



Mon voyage prend une drole de tournure ces derniers temps et avec l'accélération qu'entraine inévitablement l'avion, je ne sais plus trop ou donner de la tête. Après Dubai, me voilà projetée pendant près d'une semaine dans l'univers étrange mais finalement plutot plaisant d'une bande de Francais venus faire du yoga sous les tropiques. Avant de partir à la conquête de l'Inde, ou que l'Inde ne vienne me conquérir, je me plais à les cotoyer pendant ces quelques jours, à me reconnaitre en eux, bonne francaise que je suis, à partager des conversations anodines mais si précieuses pour moi, et même, peut-être, à retrouver dans leurs questions sur mon périple et les commentaires qu'ils peuvent en faire, les raisons qui m'ont poussée à partir. On a si vite fait de les oublier, quand on est seul depuis si longtemps !
Et puis, surtout, quelle joie de partager cette semaine avec Nelly et Marie, de retrouver le bonheur d'être ensemble, un thé aux épices à portée de main et l'océan jamais bien loin ! Cette petite semaine avec elles ne m'apprend pas grand chose de l'Inde, mais entre l'Iran et les trois prochains mois dans ce pays qui m'impressionne depuis le début, elle constitue une parenthèse nécessaire, vitale, pour la suite de mon voyage. Et au moment de repartir, je me sens pleine d'energie, le moral au plus haut.
Il faut bien peu de temps avant que la route ne quitte le bord de mer et ne se mette à vallonner puis à monter carrément : ce sont les ghats, ces petites montagnes cotieres qui bordent l'immense plateau péninsulaire. La route, étroite au possible est encore bien luxuriante et la végétation, touffue, m'offre des coins d'ombre salutaires. Soudain, j'aperçois une silhouette à la sortie d'un virage : oh, oh, un singe... Pas un, mais une dizaine de singes silencieux qui ont investi la route déserte et qui se dirigent lentement vers moi. Je ne suis pas des plus rassurées : tous me fixent, d'un regard énigmatique que je suis tentée d'interpréter comme perfide... Il faut me voir avancer,essayant d'éviter tout geste brusque, un gros bout de bois brandi au-dessus de ma tête, le vélo dans l'autre main, ne sachant pas trop s'il faut croiser leur regard ou pas... J'essaie de paraitre imposante mais je n'en mène pas large ! Finalement, ils me regardent passer en silence sans chercher à mal. Et un énorme camion arrivant dans l'autre sens à toutes berzingues, klaxon hurlant, a tot fait de les renvoyer dans leurs arbres !



Une petite poignée de kilomètres plus loin, ça y est, je suis sur le plateau. La végétation a changé, l'horizon se dégage. Sous mes yeux s'étalent tous les verts de la création, entre rizières et plantations de cannes à sucre.  A l'horizon, quelques monts jaunes ou bruns posés là comme en pleine mer viennent mettre un peu de relief. Quelque chose me frappe dans ce paysage mais j'ai du mal à savoir ce que c'est ; je ne me lasse pas de l'observer sans comprendre pourquoi il me fascine tant. Soudain ça y est ; ces couleurs... Je crois bien ne les avoir jamais vues avant. Ce n'est ni vraiment du vert, ni vraiment du brun, ni vraiment du jaune, mais autre chose, comme si l'on avait posé sur ce paysage un papier calque adoucissant tout, en même temps que l'on avait braqué dessus une lumière crue révélant les moindres details. Cette douceur et cette netteté conjuguées me subjuguent, comme si je voyais le monde pour la première fois.




Quelques kilomètres avant Kolhapur, le dérailleur changé en urgence en Iran lache à nouveau. Le vendeur m'avait fièrement précisé qu'il était "made in Taiwan", gage selon lui d'une qualité indéfectible ! Tout est relatif, et il est temps que j'arrive a Aurangabad, ou mes parents doivent m'avoir envoyé en poste restante un bon vieux dérailleur Made in Germany à qui j'accorderai beaucoup plus facilement ma confiance... En attendant, je n'ai pas d'autre choix, pour la troisième fois en trois cents kilomètres, que de m'arrêter faire réparer.

Kolhapur est une ville indienne comme on se les imagine, avec sa démographie anarchique, ses habitants qui débordent sur les trottoirs et jusque sur la chaussée, au mépris des rickshaws qui font tout de même savoir qu'ils existent à grand renfort de klaxons. Ses couleurs incroyables et violentes à l'extrême, le violet vif des saris, le rose flushia des fleurs, le jaune des temples. Et ses effluves ennivrantes, assomantes presque, cet encens et ces épices omniprésents qui font tourner ma tête et me font éternuer à tout bout de champ. Bienvenue en Inde ! Mon vélo et moi faisons bien pale figure à coté, tous perdus que nous sommes parmi les vaches sacrées. Mais il ne faut pas bien longtemps avant que mon air un peu déboussolé n'attire la compassion... Et Kavita me tape sur l'épaule, demandant de sa grosse voix qui roule les r et écrase les voyelles : "Arrrre you looost ? Do you need soooome help ?". Un simple petit "yes", timidement prononcé, déclenche toute une suite de réactions en chaine. Kavita et sa soeur Annu arrêtent un rickshaw en se jetant presque sous ses roues, négociant le prix de la course, chargeant - qui l'aurait cru possible ? - mon vélo dans la minuscule cabine arrière, m'y font asseoir et font de même, chacune d'un coté, me souriant l'une et l'autre à pleines dents et me parlant toutes les deux en même temps, l'une terminant les phrases de l'autre. J'en ai le tournis, mais les deux soeurs sont terriblement efficaces : mon vélo est réparé sans attendre, et moi, invitée à prendre le déjeuner chez elles. J'y resterai deux jours.
Kavita et Annu ont appris l'anglais au lycée. Elles le parlent très bien, mais il ne leur sert pas à grand chose : depuis qu'elles ont fini l'ecole, elles travaillent dans le petit restaurant que tient leur mère - leur père, malade, est allité toute la journée. "Restaurant" est un bien grand mot ; même "gargotte" parait un peu trop pompeux pour l'espace que la famille occupe entre deux maisons - une petite allée que l'on a recouverte d'un toit en tole et à l'entrée de laquelle on a apposé une grande pancarte signalant qu'ici, l'on peut manger. Pendant la journée, l'espace sert de maison ; des petites cloisons figurent habilement les differentes pièces. Mais à partir de 18h, branle-bas de combat ! On déménage tout, on réagence le plus rapidement possible, et par un tour de passe-passe, la maison devient une cantine modeste ou une dizaine de clients peut tenir. La cuisine est un peu juste pour préparer tant de repas différents : la chambre du fond dont on a nettoyé le sol pour l'occasion sert d'antichambre aux préparations culinaires d'Annu, pendant que son père ronfle, étendu sur une natte à coté d'elle. Il faut dire que c'est le seul endroit ou il peut esperer se reposer un peu, la télé hurlante et les clients gouailleurs revendiquant bruyamment leurs droits.
Le cadre est un peu triste et l'hygiène inexistante, pourtant on se presse et tous les soirs le boui-boui affiche complet. Peut-être est-ce du à la famille de Kavita et d'Annu, leur père, tout en moustaches à qui l'on surprend de temps à autres un sourire, leur mère toute frêle et toute petite qui se tord de rire devant Tom et Jerry, leurs deux frères costauds et timides, et la petite Saakshi, petite danseuse de dix ans, la fille d'on ne sait plus trop qui, tant elle passe tout son temps libre ici, virevoltant parmi les légumes et les carafes d'eau.




Une fois le dernier client parti, la petite ruelle peut redevenir une maison et retrouver sa quiétude. Comme tous les soirs, on lave tout de fond en comble pour effacer le souvenir du restaurant et le parfum de la viande qu'on a coupée à même le col. On installe les moustiquaires par-dessus les tables - car les tables du restaurant, une fois les clients rentrés chez eux, deviennent des lits sur lesquels se serre toute la famille. Kavita profite du calme revenu pour décorer mes mains au henné - point par point, détail par détail, sous l'oeil sérieux de Saakshi qui apprend.
Enfin, une dernière prière avant d'aller se coucher.Quel cérémoniel ! Kavita remplit de fleurs jaunes et oranges un petit bol en bois. Une fois celui-ci plein à ras-bord, elle le pose sur un guéridon et va cueillir dans le petit autel de la maison Ganesh le dieu-éléphant, petite statuette pas beaucoup plus grosse que nos soldats de plomb, toute dorée, qu'elle dépose immédiatement sur les fleurs coupées comme elle coucherait une poupée dans un petit lit. Elle allume à ses cotés quelques batons d'encens, deux ou trois bougies, appelle enfin toute la famille. On pose sur le front de Ganesh quelques points de poudre colorée, et la prière commence. On la chante en tapant dans les mains, l'air concentré, s'interrompant de temps en temps pour rappeler à l'ordre Saakshi qui court partout. Une fois la prière finie, on replace Ganesh dans sa petite maison, à coté des autres dieux miniatures ; on le réveillera le lendemain.



C'est qu'en Inde Dieu est partout, et comme il est impossible de le représenter sous sa forme absolue, on utilise tous ces petits avatars. Dans chaque maison on n'a de cesse de me présenter avec un mélange de fierté et d'affection les dieux-statuettes qui ornent l'autel familial. Ils sont parfois si nombreux que les rituels matinaux, perpetrés par le chef de famille, prennent pas loin d'une heure. C'est qu'il faut les réveiller, tous ces dieux, chaque matin les faire entrer dans les petites statuettes avant de les révérer comme il se doit. Et s'il n'y avait que les dieux ! Mais l'on adore aussi le soleil et la lune et toutes les rivières sacrées - et l'on se prosterne chaque matin aussi bien devant Ganesh que devant une vasque qui renferme un peu de l'eau du Gange...
Dieu est partout et pour les Hindous cela n'est pas peu dire. L'on répond toujours de la même manière à mes demandes d'explication concernant les divers spectacles insolites auxquels j'assiste sans cesse en Inde. Une procession de femmes au front couvert de poudre safran ? "C'est Dieu", me répond-on. Un homme jouant du tambour dans les rues à la nuit tombante ? " C'est Dieu", m'assure-t-on. Trois femmes qui hurlent en le suivant ? "Toujours Dieu", affirme-t-on. Et toutes ces personnes que je vois ce matin-là, un sourire béat aux lèvres, peinturlurées en rose des pieds à la tête, vêtements compris, comme si on leur avait jeté un grand pot de peinture dessus, c'est Dieu aussi, je présume ? "Ah, non ! Ca... C'est les élections". Au pays du rituel, les lendemains d'élections locales prennent eux-aussi des allures de cérémonies sacrées ou les heureux votants s'aspergent mutuellement des couleurs du vainqueur. Mais avec un tel serieux, une telle minutie, que cela aussi, on le croirait sacré.



11 commentaires:

  1. Quels changements, & quel accueil! Ça donne tellement envie!

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  2. Emmène-nous Juliette, on te suit.
    Bisous
    Francine et Patrice

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  3. Je suis avec un plaisir intact tes aventures, tes messages sont autant de bouffées d'oxygène qui stimulent mes envies d'aventure.
    Bon courage et continue a nous tenir au courant de tes rencontres (qui continueront a être bonnes j'espère !)

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  4. un petit coucou, juliette, au cours de ta longue route qui nous fait rêver et voyager un peu avec toi... Bon courage pour la suite, bises
    marie-pierre

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  5. Toujours aussi passionnants tes récits. & toujours aussi bon de lire tes aventures, lorsqu'on est pour l'instant clouée devant un bureau et ses piles de bouquins ou cours rébarbatifs. Je commente rarement, mais à chaque fois que je passe ici c'est un immense plaisir de s'évader grâce à tes mots... Merci mille fois et, surtout, Bon Vent pour la suite!!
    Keep rocking!
    Axance, une Z.

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  6. Bonjour Juliette, tu me fais rêvé chaque fois que te lis, mais aller voir l'Inde est pour moi un rêve à réaliser. Fais moi rêvé encore s'il te plaît et en attendant je cours voir Nelly pour qu'elle me raconte tout. Je t'embrasse.

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  7. Eh Juliette comment ça « univers étrange mais finalement plaisant » ? ? ? On était pas bien à faire « auuumm » sur la plage ? On avait l'air bizarre, c'est ça ?… Bon, finalement t'as pas tort… En dehors de ça, tes histoires sont très intéressantes, tout comme ta manière de les raconter, et elles donnent envie… d'aller en Inde. (Et les photos aussi, si si.) Profite bien.
    Signé : Are you French ?

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  8. Plus loin qu'Alexandre Juliette... plus loin qu'Alexandre...
    très émouvant tout cela. bonne route !
    Nicolas (à Charmes)

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  9. oh le coup du lendemain d'élections c'est sympa ! Tu ne sais sans doute pas que quelqu'un a déjà essayé de mettre Hollande en blanc ... Moi, j'aimerais voir Sarko en petit homme tout vert !
    Bonne route et nous on retourne à la lecture des projets de voyages Zellidja des jeunes de Lorraine (Mongolie, Jordanie, Vietnam, Sénégal, etc.) ; ça doit te rappeler quelque chose ... Le voyage commence toujours par un premier pas ou un premier coup de pédale.
    Eva & JP

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  10. Bien sûr je viens à chaque fois m'enivrer des fumets du voyage, soutenir tes tours de manivelle, m'échapper un peu, bien sûr il y a les paysages, et les joies, les frayeurs, et le battement des coeurs qui trépignent autour de toi... Mais je n'oublie pas aussi la puisssance de tes mots. Pendant que les billets s'empilent, le verbe prend de l'ampleur, des couleurs, du grain si fin, gonfle ses joues et repart à la charge sans frémir, comme au point cardinal d'un concert de feu. Je suis convaincu que résonne ici le futur d'une écrivaine hors des cadres. Roule, Juliette, rencontre les peuples, ils seront à jamais le terreau de tes prochains romans.

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  11. Après un long silence, qu'il serait trop long d'expliquer ici, je vous rejoins quelque part sur une route du Cambodge. Je continue à vivre vos découvertes, vos étonnements, vos souffrances, vos peurs. La fatigue ne semble pas altérer votre capacité à observer, à écouter, à chercher à comprendre. Vous parvenez même à prendre du temps pour nous faire partager votre expérience et vos émotions. Constatant votre force de caractère et votre détermination, je demeure admiratif.Mon seul regret et de ne pas disposer de photos de vous(avec votre vélo) accompagnée de vos hôtes ou au premier plan d'un paysage,devant un monument, que sais-je encore... Je ne désespère pas d'en trouver une un jour sur ce site ou dans ma "boîte courriels". Avec votre autorisation j'en ferais bon usage. Cela me permettrait de donner de vos nouvelles à un public lecteur qui s'interroge de ne plus en avoir.(Vous aurez compris quel est le scripteur de ce message). Je vous souhaite bonne route. Très chaleureusement. -MJ -

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