lundi 1 août 2011

Langueur danubienne. Linz, kilomètre 1440


Soir après soir, je demande, timidement, l´hospitalité à ceux que je trouve sur mon chemin. Et, soir après soir, je me demande ce qui pousse ceux-ci à accepter si facilement. A me laisser parfois un simple bout de jardin où planter ma tente ; souvent un lit ; presque tous les soirs, un repas et la promesse d´une conversation qui peut se prolonger indéfiniment. Pourquoi me laisser ainsi partager un petit instantané de leur vie ?
Parfois, je les sens agir par devoir, et même, peut-être, par devoir religieux. C´est Klaus, évangéliste, qui prie pour moi lorsque je vais me coucher et me donne, le lendemain, une minuscule bible en anglais après que sa fille de huit ans s´est tant attristée de mon athéisme. D´autres fois, il y a, c´est certain, le besoin de me protéger et de veiller sur moi. "Je pourrais être ta mère !" m´ont dit avec bienveillance Léa, Daniella ou Claudia, avant de me gaver de petits gâteaux.
Parfois encore, on ne m´accepte pas. Je n´ai pas le droit au jardin, je dois passer mon chemin. Il m´a été dur les premiers temps de m´entendre dire non, avant de réfléchir : après tout, je ne peux pas en vouloir aux gens de ne pas vouloir de moi, qui débarque à l´improviste, bouscule leur programme, gros sabots et habits sales.
Ce matin, c´est autre chose encore. Je dors sous ma tente, dans un petit champ qu´on m´a laissé sans plus de détail, et je m´étonne d´entendre un "Petit-déjeuner ?" enjoué me réveiller. Ce ne sont pas mes hôtes qui me proposent ainsi de me joindre à leur table, mais la voisine, grande blonde à queue de cheval, un peu forte, le sourire collé aux lèvres. Une vraie allemande de carte postale. Gerda, encore une, m´invite donc parce que "les enfants n´arrêtaient pas de me demander qui était cette campeuse à côté de chez nous ! A la fin, je me suis dit, pourquoi ne pas l´inviter ?". Je fais donc connaissance avec Monya, Steffen et David, trois gamins curieux et timides qui me regardent en coin.  Et avec Thomas, le mari, qui installe aussitôt les enfants devant un planisphère pour que je leur explique mon voyage. Me voilà en train de donner un cours de géographie à ce charmant public, et je découvre là une nouvelle raison qui pousse parfois les gens à m´accueillir : la curiosité de qui je suis, la joie de pouvoir apprendre des choses de moi le temps d´un petit-déjeuner, et celle aussi de pouvoir m´apprendre des choses en retour : l´ensemble de la famille, k-way et parapluie, me prend par la main pour me montrer le château du village, d´où l´on voit la plaine à merveille. Napoléon est monté là en son temps pour contempler ses troupes massées à ses pieds. Thomas m´explique tout cela et les enfants l´écoutent de toutes leurs oreilles. Je pars sur les coups de midi, après que Gerda m´a préparé un pique-nique gargantuesque ; avec la sensation d´avoir le temps d´une matinée partagé dans cette famille quelque chose de nouveau, de simple, d´un peu magique.



Grosse fatigue : mon voyage connait une petite pause de trois jours à Kelheim, chez Gabi, voyageuse invétérée. Qu´ils sont doux, ces moments passés dans le jardin, autour du feu et d´une bonne bière allemande, ou à crapahuter, à pied cette fois, le long du Danube ! C´est ici qu´il est le plus beau d´Allemagne, à l´étroit au milieu de falaises qui font délicatement apparaitre toutes les nuances de vert de la création.
Sur l´une des rives du Danube, trois marins d´eau douce, casquette de capitaines vissés sur la tête, attendent placidement dans leur pirogue qu´on sollicite leurs services pour traverser le fleuve. Á voix basse, pour ne pas les déranger, Gabi m´explique : "Ce sont des retraités, qui occupent leurs étés à faire les passeurs sur le fleuve. Ils sont fous du Danube, du calme qui s´en dégage. L´un d´eux a même descendu tout le fleuve en kayak, jusqu´à la mer Noire ! Leur joie, c´est aussi de se retrouver là, ensemble, tous les jours. Boire des bières, jouer aux cartes." Comme un fait exprès, lorsque je me retourne de nouveau vers eux, ils se sont regroupés sur le bateau de l´un, concentrés à l´extrême sur leur jeu de tarot. Rien ne bouge autour de nous. Tout est silencieux, si ce n´est le faible clapotis de l´eau, et je peux presque entendre les cartes se poser tranquillement sur la glacière qui fait office de table. J´ose à peine respirer, de peur de troubler le tableau.
Un marcheur est apparu de l´autre côté. Il tente de faire signe aux placides marins, se résoud à interrompre le silence ambiant en criant un "ouh, ouh !" qu´il veut le plus discret possible. Les trois hommes se retournent sans se presser, lui font un signe las accompagné d´un "ouais, ouais..." traînant... Et retournent à leur partie. Pas le choix pour le marcheur : il faudra attendre la fin du jeu pour pouvoir traverser. Le Danube obéit toujours à ce rythme qui lui est propre et qui me frappe tant depuis le début. A une temporalité qui s´étire comme de la guimauve, à l´image du fleuve qui se traîne de toute sa longueur entre les gorges qui le bordent.



Au soir, je fais escale dans un petit village où les jardins sont soigneusement clos. J´essuie deux refus avant qu´une petite vieille ne sorte de chez elle pour promener son chien, au moment même où je traîne mon vélo devant chez elle.
"Vous cherchez quelque chose ?". Je la regarde, j´hésite. Je balbutie un "neeein...". Cette petite vieille ressemble certainement trop à celles qui me regardent en coin d´habitude, qui ne répondent pas à mes "hallo", qui me refusent leurs jardins. Finalement, je me ravise. Après tout, rien ne coûte d´essayer. Elle me regarde, me répond très vite. Je percois au vol qu´elle a une chambre libre, finis par la suivre dans sa maison, et hop, me voilà installée. Le temps que je me retourne, elle est déjà partie promener son chien ; mais à son retour, elle monte tout de suite me voir, deux poires dans les mains qu´elle pose devant moi.
"Bon, maintenant, tu m´expliques ce que c´est que ce voyage."
Je lui sors mon plan, lui explique en détail les pays que je compte traverser, ceux qui me fascinent, ceux qui me font un peu plus peur. A la fin de chacune de mes phrases, Elfriede marque un temps d´hésitation, comme pour bien assimiler tout ce que je viens de lui dire, puis éclate d´un gros rire sonore. Elle finit par me laisser,  me souhaitant un "gute nacht" un peu timide, craignant peut-être de me déranger, ne se doutant pas que j´ai les mêmes appréhensions de mon côté. Il n´est pas toujours aisé de savoir ce qu´attend l´autre en face... Pourtant, elle revient, le programme télé à la main, triomphale. "C´est encore moi mais il y a quelque chose qui pourrait t´intéresser !" Je la regarde tapoter la télécommande d´un autre âge, la secouer dans tous les sens comme pour mieux la faire marcher. L´image apparait soudain : sur la première chaîne, des clones de nos animateurs francais se trémoussent en gloussant dans un décor multicolore. Le petit encart, en bas à droite, me dévoile le titre de l´émission : "Le grand tour du monde". Elfriede guette ma réaction à chaque pirouette de l´animateur : "Tu vois, je te l´avais dit, ca doit être intéressant pour toi !".


Les Allemands font souvent peu de cas du diner, qu´ils expédient sans facon. Le petit-déjeuner en revanche, c´est plus sérieux, et Elfriede m´invite en grande pompe à le prendre avec son mari Richard et elle. Leur salle à manger me fait un drôle d´effet, avec tous ces aieux et parents en photos sur le mur droit, regardant droit dans les yeux les icônes de Jésus et de la Vierge sur le mur gauche. Comme je l´interroge sur les photos, Elfriede me présente rapidement la famille avant de chasser de la main tous ces fantômes morts ou trop éloignés. "Enfin, ce n´est pas très intéressant, quoi...". Elle ne se confie pas beaucoup : mon voyage l´intéresse bien plus. Je retrace une nouvelle fois pour Richard mon parcours futur, répond à ses questions angoissées et à d´autres, qui me surprennent plus. "Et votre président, c´est toujours De Gaulle ?":
Dans cette maison qui ne retentit que des tics-tacs des pendules et des aboiements épisodiques du caniche, je suis dans un autre monde, à mille lieues des soirs précédents. Et pourtant, ce sont les mêmes sollicitations, les mêmes idées que j´ai retrouvées partout ailleurs : me prendre en photo pour envoyer cette dernière à ma "pauvre maman", me laisser l´adresse de la maison pour que je les rassure, une fois arrivée à Shanghai. Je m´émerveille de cette communion d´idées entre personnes pourtant si différentes. De cette gentillesse et de cette attention qu´on me témoigne. Ceux qui m´hébergent croient souvent être les seuls à le faire, les seuls à me donner autant, sans se douter qu´ils sont les maillons d´une chaine de plus en plus longue. J´espère à l´arrivée pouvoir me souvenir de chacun.


Richard me prend en photo auc côtés d´Elfriede, avec un Polaroid bien sûr. Je jette un coup d´oeil à leurs silhouettes voûtées et inquiètes pendant que j´enfourche mon vélo ; bouleversée de cette rencontre hors du temps, un peu gênée des a priori que j´avais, ravie que ces deux petits vieux les aient fait mentir.

17 commentaires:

  1. Coucou Juliette! Je suis passée par ton blog et me voilà! J'aime ce que tu écris du haut de ton petit vélo, ça me rappelle le voyage que j'ai fait en vélo aussi pour traverser la France l'année dernière. Cette année, également attirée par les méandres du Danube, j'ai essayé de me mettre à la navigation mais finalement sans grand succès. Je suis maintenant à Budapest et je m'en vais dans une ferme au sud de la Hongrie dans quelques jours. Je serai à Istanbul en septembre (et pour un an), si jamais tu passes par là, tu peux venir me dire salut. Bon voyage et bons rêves grande voyageuse! Je t'admire énormément de réaliser l'un de mes plus grands rêves! Flore

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  2. C'est très émouvant tout ça :) Grosse bise Juliette. Marjo

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  3. Ne t'arrête pas Juliette
    Je suis accro !!!!
    Te lire semaine après semaine
    est un réel bonheur.
    Merci de partager tes émois
    avec nous, avec moi....

    Chantal

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  4. Très émue par ce dernier post... On t'embrasse très fort ma soeurette,
    Los Peltrios

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  5. Ton récit est très vivant
    On est avec toi
    Patrice et Francine

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  6. J'ai découvert ton périple la semaine dernière sur facebook, depuis j'ai souvent pensé à cette petite (j'm'avance là, si ça s'trouve tu fais 1,80m !!) jeune fille, qui pourrait être la mienne, partie pour cette aventure. Tu es entrain d'engrenger des souvenirs et des expériences qui te porteront longtemps !! Bravo pour tant de courage et de détermination, je suis admirative. De plus, ta façon de narrer est absolument magique ; en fait je voyage par procuration grâce à toi. Bon courage et à bientôt !

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  7. Salut ma Djioul

    Ton blog a de la gueule, y'a pas à dire ! Un plaisir de te lire et d'avoir de tes nouvelles.
    Ton dernier post est vraiment chouette car tu as ajouté plus de photos que d'habitude : on lit un paragraphe, et on rêvasse à ce qu'on vient de lire en matant une image. Trop bon, tu devrais essayer.

    Avant-hier, j'ai fait une trotte en vélo jusqu'à Bar-le-Duc, autant dire que j'ai emprunté une partie de ton chemin et que je pensais souvent à toi. "Elle est passée par là ! Et là ! Et aussi là!". En tous cas, je ne faisais pas le fier avec mes 120 bornes dans les pattes le soir ! Yo Respect.

    Embrasse bien toutes les Gisela et Rodolf pour moi, j'espère que tu reviendras avec des contacts, qu'on sache où se poser quand on ira !

    Herzliche Grüsse.

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  8. Quel bonheur de te lire ma Juliette. Avec Maya on regarde les photos de ton départ. Comme elle disait "Tu nous manques mais quand on pense à toi on est heureuse"
    Je t'embrasse et te donne des nouvelles plus détaillées par mail. Katia

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  9. PS stp un max de photos des rencontres... :) Katia

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  10. Bonjour Juliette que je ne connais pas et qui me donne envie de replonger dans le merveilleux "Danube" de Claudio Magris...un grand livre...Katia a raison : des photos!!! Christine

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  11. Sous un été pluveiux à nancy, lire le blog de ma soeur en argentine et par hasard le tiens m'offre la chance de voyager encore un peu plus loin et ailleurs, dans une autre direction, l'est... Ton voyage a l'air d'être une vraie leçon de vie et tes articles sont super agréables à lire.

    Bonne route à toi !

    Mazout (frère de Mathilde)

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  12. Hello Juliette, je suis happée par tes récits qui me donne l'impression de d'accompagnée ma copine. Je n'ai jamais eu l'occasion de voir l'Allemagne, maintenant il va falloir y aller, tu m'a donner tellement envie de voir ce beau pays. Je t'embrasse.

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  13. saloute juliette, je fais un tour d'espagne a velo. C'est dur, ils ont peur des garcons. Mais aujourd'hui des mecs m'ont aide a avancer parceque j'avais creve. trop cool. Bref, bon voyage!!

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  14. Un tour d'Espagne à vélo? Baptiste? -> Flore

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  15. De Gaulle n'est pas mort pour tout le monde ! c'est fou quand même !
    si t'en as d'autres comme celle là je suis preneur
    rachidus

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  16. Bon voyage Juliette... Chapeau pour cette aventure que tu entreprends. Je te souhaite beaucoup de rencontres, qu'elles soient enrichissantes. Je ne manquerais pas de continuer à te suivre dans les périples de ton aventure.
    Valérie (La Carpinienne)

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  17. Merci a tous, encore une fois !
    Flore, je te rejoindrais avec grand plaisir a istanbul !

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