18 mois à vélo, de Paris à Shanghai, le long des grands fleuves mythiques...
mardi 30 août 2011
Premieres angoisses. Belgrade, km 2660.
Je prends du retard sur ce blog. Il est vrai que je n'ai pas trop eu l'occasion de trouver des accès à internet ces derniers temps. La vraie raison, c'est que j'ai eu peur.J'ai eu peur de venir raconter ce que je vivais parce que je n'en étais pas très fière. Et qu'il m'a fallu un bout de temps avant de pouvoir digérer cette semaine et les états d'ame qui n'ont eu de cesse de l'accompagner.
Ivan et Dragica ont soixante-dix ans, un peu plus, un peu moins. Ils me reçoivent dans une maison qui, au fond, n'en est pas une. A la place, ce sont quatre pièces indépendantes les unes des autres, quatre granges plus ou moins aménagées en pièces à vivre. Ivan et Dragica vivent seuls ici. Ils n'ont pas d'enfants - "C'est mieux comme ça !" me dit Dragica en riant. Ivan a travaillé longtemps comme menuisier avant qu'un accident de machine ne vienne lui arracher trois doigts et le condamner au repos forcé avec une petite pension d'invalidité qui les fait vivre tous les deux aujourd'hui. Dragica a travaillé douze ans à l'usine ; ce n'est pas assez pour pour pouvoir espérer une retraite. Ivan croit en Dieu. Dragica, non ; c'est un drole de couple que j'observe par-dessus la tasse de café en poudre - elle qui s'inquiète de manière si pragmatique de la manière dont je vais vivre l'année qui vient, et lui, qui répète inlassablement : "Mais je te dis qu'il n'y a pas de problèmes, puisque je prierai pour elle !"
Assis sur le lit qui sert aussi de canapé dans la cuisine, Ivan me parle, des heures durant, de sa révélation chrétienne. C'était en 1993, pendant la guerre. Il avait alors prié des nuits durant pour que les bombes les épargnent, Dragica et lui. Elles les ont épargné, Ivan s'est mis à étudier la Bible. Il me raconte avec force détails les nuits d'angoisse pendant lesquelles les bombes sifflaient tout autour de lui, et ces journées de folie, quand l'inflation était tellement forte que plus personne ne comprenait ce qui se passait. Il a conservé de cette période un billet d'un million de dinars qui ne permettait pas alors d'acheter un litre de lait. Et puis, d'autres souvenirs, d'autres bombes : Ivan avait 6 ans en 1944. Il me raconte la main de sa mère qu'il se rappelle avoir serré si fort, cette année-là, tandis que Dragica dépose sur la table le repas du soir : un peu de pain et d'énormes morceaux de lard qu'elle découpe de la pointe de son couteau. Il me raconte enfin, avec encore quelques étoiles dans les yeux, le premier Russe qu'il a vu, à la libération. Quel souvenir ! Il était immense, terriblement effrayant, posté devant la petite boutique ou Ivan allait acheter des bonbons. Mais il avait regardé le petit garçon droit dans les yeux, avait souri, et avait sorti de la poche de sa chemise un petit harmonica qu'il lui avait donné. La scène est digne d'un film. Ivan rit doucement en l'évoquant.
Le lendemain, au moment de partir, Dragica et Ivan m'apportent dans un sac en plastique poisseux un pique-nique monstrueux avec des morceaux de lard qui font mon repas pour une semaine. J'ai l'habitude de ces attentions. Mais Dragica revient avec un pantalon et deux vestes qu'elle me force à prendre dans mon sac, pour quand il fera froid. Ivan sort de la poche de son jean son porte-monnaie, qu'il ouvre pour sortir tout l'argent qu'il renferme. Il me tend le paquet de billets. Je panique, je secoue la tête, répète bêtement non. Je maudis mes lacunes en serbe qui m'empêchent de lui expliquer que je ne veux pas de son argent, que je n'en ai pas besoin. Mais il ne comprend pas, me répète que c'est pour m'acheter du pain. De guerre lasse, Ivan glisse les billets dans ma poche. Je comprends que je ne peux pas refuser. Je repars le coeur gros, avec tout mon attirail qui coute plusieurs années de leur pension. Je me sens mal, plus incertaine que jamais quant à ce que je suis venue faire ici. J'ai la sensation d'être une imposture, pire encore, une spoliatrice. J'arrive quelque part et je prends toujours beaucoup. Sans être vraiment sure de donner quoique ce soit en échange.
Cette sensation, probablement, est renforcée par les conditions de mon voyage, tellement difficiles en ce moment. La chaleur est harassante, suffocante, atteint au pire de la journée les 45 degrés. La Serbie s'étend devant moi comme une immensité plane et aride, striée par des routes qui s'étendent, rectilignes, sur plusieurs dizaines de kilomètres. Je ne rencontre personne d'autre que, parfois, des chiens de bergers qui défendent âprement leur territoire face à la menace que je constitue, ou des travailleurs, de temps à autre, le dos courbé par l'effort, la peau luisante de transpiration. Lorsque nous nous croisons, chacun regarde l'autre comme s'il était un mirage, une apparition venue de nulle part, dont l'existence même est inconcevable par cette chaleur. La Serbie toute entière m'apparait irréelle, enveloppée d'un brouillard brulant.
Et lorsqu'enfin j'arrive à destination, c'est mon corps à présent qui parle en premier. J'ai besoin d'une douche, j'ai besoin d'un immense verre d'eau, j'ai besoin de manger, j'ai besoin de dormir. Je ne peux plus me satisfaire d'un autre rythme, j'ai du mal. Et cette dépendance si forte, que jamais je n'avais ressentie avant, me rend irritable, moins encline à la conciliation. Me voilà défaite, à nu. Je suis partie pleine de jolies idées, de principes inaltérables, la fleur aux dents. Je me croyais plus forte que jamais. Je croyais que j'étais comme ci et comme ça, je proclamais que je serais comme ci et comme ça. Je parlais de connaissance de soi, de beauté de l'effort, de partage universel. La vérité, c'est que je n'en savais rien. Et puis le voyage arrive. On pédale avec insouciance, le sourire aux lèvres, les premiers jours. Mais on arrive à chaque nouvelle étape
un peu plus usé, on en repart toujours un peu moins régénéré. C'est le risque d'un voyage de ce type : on croit se connaître à peu près. On dit qu'on part pour se chercher, sans trop savoir d'ailleurs à quoi cela correspond. Et puis, à force de se chercher, on en arrive à se trouver... Mais qu'arrive t'il si l'on ne supporte pas ce que l'on trouve ? Je me croyais courageuse mais la moindre petite contrariété m'abat. Tolérante mais je m'irrite dès que l'on ne réagit pas comme je le voudrais. Généreuse mais je ne fais, souvent, que prendre.
Comble de malchance, l'arrivée à Belgrade est la plus éprouvante qui soit. Le vent souffle par bourrasques dans mon nez pendant soixante-dix kilomètres. L'entrée dans la capitale se fait par une artère immense et criblée de trous, qui draine des centaines de voitures à la minute. Je ne mets pas longtemps à saisir le fonctionnement des bus ici : ils me klaxonnent systématiquement, quelques secondes avant de me dépasser. Pas pour me prévenir de ne pas faire d'écart, comme je le croyais naivement. Mais bien plutot pour me signaler qu' il faut me jeter immédiatement dans le bas-coté herbeux car il est hors de question qu'ils dévient d'un poil de leur route. Je m'en suis rendue compte quand le premier bus est passé si près que j'ai senti la carrosserie effleurer mon genou. Alors je serre les dents, je ravale mes larmes. Je ne regarde plus rien que mon guidon.
Et puis... En quittant l'artère, enfin, je respire. La rue parallèle est fleurie, on n'entend presque pas le bruit des voitures. Le Danube coule en contre-bas, plus paisible que jamais. Je relève la tete. J'ai l'impression que ça fait dix jours que je ne l'ai pas fait. Mais aujourd'hui, en regardant devant moi, je ne vois que la route qui me reste a parcourir. Elle m'apparait plus longue que jamais.
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Aïe aïe aïe... Courage Juju! Oui c'est dur, mais tu analyses très justement les choses, et c'est ça qui est enrichissant pour toi, même si tu as l'impression parfois que tout est négatif. Et n'importe qui à ta place aurait des moments de découragement et de mauvaise humeur. Plein de bisous. Marjo
RépondreSupprimerJuliette,
RépondreSupprimerQuel bonheur de te lire enfin! Après quinze jours sans nouvelles,tu nous bouleverses. On t'embrasse.
Francine et Patrice
Meine libe Juliette!
RépondreSupprimerEndlich! Ich sehe immer neugirig deine blog, vileicht kann ich neue Nachricht lesen.
Wir wünschenb viele Kraft und alles gute für Dich!
Mit viele grüsse! Márti und Familie (aus Ungarn)
Nous te suivons depuis le début Juliette ! ce que tu écris nous passionne et nous touche beaucoup ;amicales pensées et encouragements !!!
RépondreSupprimerFrançoise et Jean Paul
Allez July ! Courage ! ne te désespère pas, tous ces gens a qui tu crois prendre quelque chose, tu leur offre aussi beaucoup (certes c'est moins matériel, mais je pense qu'ils se souviendront longtemps de cette petite française qui passât un jour avec son vélo pour aller au bout du Monde...). Nous attendons chaque fois avec beaucoup d'impatience la suite de tes aventures. Prends soins de toi... @+++. ton Beauf... Steph
RépondreSupprimerSalut Juliette,
RépondreSupprimerne te décourage pas même si c'est bien légitime de ta part! Tu as eu un passage à vide mais tes forces, ton optimisme et ta farouche envie de découvrir des cultures vont revenir!!
On fait un triathlon dimanche et on pensera à toi quand on sera sur le vélo!
Bisous. Céline
J'ai aimé l'aventure, la nature mais je ne suis pas sûre du tout que j'aurais eu ton courage ...!
RépondreSupprimerDans quelques jours, la rentrée et je vais commencer par ça : TON INCROYABLE AVENTURE ...!
Et j'espère que dès lundi soir, tu auras un message de tes futurs "suiveurs ...!
Courage, Juliette .... Chaque tour de roue est un tour de vie et de découverte .
Enormes bisous.
Momo
Je comprends ce que tu écris ici, Juliette, ce que tu ressens, ce que tu croyais et que tu piétines en ces heures difficiles. C'est le lot de tout voyage au long cours, surtout lorsqu'on l'expérimente en solitaire. Mon amoureuse Florence et moi avons longtemps bourlingué à vélo (en Roumanie et en Bulgarie notamment), mais sur des périodes de deux mois seulement. Nous croisions également les camions fous, les chiens errants, les sangliers, les ivrognes irrités, la lie des peuples et son cortège de malheurs. A force, nous avions décidé de tirer un trait sur la moyenne kilométrique. Ne pas nous laisser emporter par la fatigue qui noircit la route à parcourir, les jours, puis les nuits. Nous arrêter une semaine si besoin. Voire plus. Puis repartir sereins, sans oublier de lever la tête sur les petites beautés du monde. Car je pense profondément que l'essence du voyage n'est pas le point B que l'on veut relier au point A : c'est le mouvement lui-même qui compte. Respirer, apercevoir l'arbre, la chapelle, le ruisseau ou les couleurs dont la vue te redonne confiance en ces coups de pédalier qui suivront...
RépondreSupprimerCourage, Juliette, on pense très fort à toi !
Max (qui revient tout juste de chez Marjorie et François, d'où le saut sur ton blog) (Superbe écriture et grande émotion à chaque article d'ailleurs : la grande classe !)
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerSalut Juliette,
RépondreSupprimerJe suis ton blog avec beaucoup d'assiduité, plongée dans un mélange de curiosité, inquiétude et admiration.
Cela ne m'étonne pas que les gens veuillent te donner des choses, quand tu leur raconte ce que tu entreprends ! Mais j’admets que c'est difficile à accepter. Je ne m'étonne pas non plus de ta fatigue, après tout ce que tu as déjà parcouru. Ménages toi, Juliette, prends le temps de découvrir, d'assimiler, de te reposer... Enfin prends soin de toi, quoi. Que ce voyage reste un plaisir. Je t'embrasse
Violette
Beaucoup de courage à toi Juliette.
RépondreSupprimerEn tout cas, la fatigue, n'enlève rien à ton don d'écriture : cet article est encore extrêmement bien rédigé ... on s'y croirait !
Ce n'est peut-être qu'une petite baisse de moral et de tonus, repose-toi bien le corps et l'esprit, et l'entrain va revenir de plus belle !
Lucie
Bon courage ma filleule.J'ai toujours autant de plaisir à te lire.Je t'embrasse Patricia
RépondreSupprimerC'est tout un roman que je découvre et que je dévore en te lisant..Ton courage angoisse le monde et le rend bien plus plaisant..
RépondreSupprimerJe te féliciterai qu'à ton arrivée pour t' éviter tout découragement, mais ce sentiment d'admiration ne peut être évitable..Bon courage Juliette.
Un cousin Rennais. Florent
..."ne peut être INévitable"...
RépondreSupprimerjuliette,
RépondreSupprimerc'est un vrai bonheur de te lire régulièrement même si, parfois, on préfererait être à tes côtés pour t'encourager à poursuivre cette magnifique aventure!!! bon courage et du courage, tu en as plein tes sacoches, c'est certain, bises marie-pierre vanel
Salut Juliette,
RépondreSupprimerIl faut que tu continue à croire en cette belle aventure, quand j'en parle autour de moi on me regarde avec des grand yeux et on ne doute pas de ton courage :-) ces gens qui t'offrent des choses sont des cadeaux de la vie. Le fait d'accepter leurs présents ne doit pas te faire culpabiliser, pour eux je pense qu'étant donné leur condition de vie ils sont réellement heureux de pouvoir rendre service à quelqu'un. En tout cas je pense à toi et t'envoie plein d'ondes posistives ^^ je te souhaite plein de courage et carpe diem :)
Marion
Hello Juliette,
RépondreSupprimerJ'adore tes récits, c'est très bien que tu parles de tes coups dur, tout entre dans les perspectifs plus réel.
News de chez moi, Louis est de retour de New York, James est partie vivre à Lille avec sa copine et moi je travail comme dab, mais je parte sur l'Ile de Rhodes une semaine début octobre avec Jean Mi.
Sinon tout va bien ici.
Salut Juliette,
RépondreSupprimerComme toujours tes articles sont vibrants d'humanité et d'humilité. Je te lis avec un immense plaisir, et je te souhaite beaucoup de courage. Tu traverses forcément des épreuves, un tel périple ne va pas sans quelques difficultés et remises en question. Mais tu en sortiras grandie, prends soin de toi et prends le temps de te reposer. Le surmenage rend les choses plus difficiles.
Quant aux personnes que tu rencontres, je ne suis pas étonné qu'elles soient si accueillantes et te donnent tant. Ce que tu leur offres n'est certes pas matériel, mais bien plus précieux encore : une bouffée d'oxygène dans une vie monotone, un passage éphémère qui ravive certainement de nombreux souvenirs. Tu sèmes l'espoir sur ta route, et cela n'a pas de prix, d'où leur difficulté pour te remercier à la hauteur de ce que tu leur as apporté. Ces gens se souviendront encore de ta visite improbable pendant des années.
Bon courage pour la suite !
Hadrien
salut juliette, je suis tout a fait d accord avec Hadrien.
RépondreSupprimerbientot tu auras le rythme dans la peau
coragio
rachidus1