Je ne suis pas ménagée à la sortie d'Esfahan. Le vent et le sable, la pluie, la police même, se succèdent avec une précision parfaite pour me faire perdre tous mes moyens. Images d'apocalypse que ces milliers de grains de sables balayés par un vent terrible qui viennent me heurter de plein fouet, faire tomber mon vélo, m'empêcher d'avancer. Dégoût total de cette pluie glacée, d'autant plus insolite et injuste dans ce paysage aride, qui n'en finit pas de tomber, moqueuse et vicieuse.
Enfin, j'arrive à Shiraz. Je ne sais qu'une chose : on doit venir me récupérer sur la route pour m'emmener dans la maison qui m'héberge. Je roule un peu à l'aveuglette, quand enfin une voiture s'arrête devant moi. La fille qui en sort me fait instantanément sourire : son écharpe grise négligemment jetée sur ses cheveux glisse jusque sur son cou. Ses énormes lunettes de soleil et son manteau au ras des fesses viennent compléter le tableau. Sareh me tend la main et me salue avec un drôle d'accent américain : elle a vécu cinq ans près de Chicago quand elle était encore gamine, pour que son père finisse son doctorat. Et puis ils sont retournés à Shiraz. "Mais alors il faudra que tu lui demandes pourquoi ! On n'a jamais compris. Je crois qu'il ne supportait pas d'être aussi loin de sa famille. Et d'être aussi loin de l'Iran. C'est son pays".
Pour elle, c'est différent. Diplômée d'architecture, professeur à l'université, elle s'envole dans trois mois pour Melbourne. Elle aussi, elle va y passer son doctorat. Mais elle, elle ne reviendra pas. "Ce qui va le plus me manquer quand je serai en Australie ? Les vieux bâtiments de Shiraz. Si tu savais comme j'aime me balader dans cette ville, passer mon après-midi dans les jardins, dessiner les vieilles maisons... Oh, et bien sûr, la cuisine aussi, ça va me manquer." Mais pas la famille, pas spécialement. Sareh rigole : "Je suis la moins iranienne de la famille ! Je ne suis pas vraiment attachée à toutes ces valeurs familiales. Et il n'y a pas que ça. Ma sœur aînée s'est mariée avec son premier copain, mon autre sœur n'en a eu qu'un et je crois bien que la plus petite n'en a jamais eu. Et moi... Ouh là là ! Je ne peux même pas les compter !". Et elle ajoute, après un silence : "Au fait, je vais boire du vin, demain avec des amis. Tu veux venir ?".
On serait tenté, à voir cette drôle de fille qui slalome en professionnelle dans les embouteillages en écoutant de la pop américaine, les cheveux à l'air libre, et qui remet son foulard avec juste ce qu'il faut de nonchalance et de désinvolture quand elle s'arrête aux feux rouges, d'en faire comme un symbole politique. C'est là le vice de la République Islamique de faire du moindre geste de n'importe quel citoyen, et surtout de n'importe quelle citoyenne, quelque chose de politique. C'est vrai, être rebelle en Iran, c'est laisser dépasser un peu trop de cheveux, ou rire un peu trop fort, ou c'est boire un verre de vin en cachette chez des amis. Mais Sareh ne se résume pas à ça. Sareh, c'est juste une fille chouette, artiste et dragueuse, cultivée et futile, rebelle c'est vrai, mais un peu par conviction et beaucoup par plaisir. Une fille qui quitte l'Iran parce qu'elle ne supporte pas la condition des femmes ici, mais aussi et surtout parce qu'elle pense avoir plus de chances de réussir sa carrière ailleurs.
Je suis entrée en Iran en cherchant inconsciemment des signes politiques partout, les signes de l'oppression et les signes de rébellion, encore sous le choc de toutes ces images de juin 2009 et des milliers d'Iraniens dans la rue. Quelle erreur ! Sareh vient me rappeler avec ses conversations qui durent jusque tard dans la nuit et ses problèmes amoureux que l'Iran, n'en déplaise aux politiciens de toute sorte qui aimeraient le voir prospérer ou être rayé de la carte, c'est d'abord un pays qui pleure et qui rit, qui s'amuse d'un rien, qui palabre à longueur de temps, un pays qui vit.
On serait tenté, à voir cette drôle de fille qui slalome en professionnelle dans les embouteillages en écoutant de la pop américaine, les cheveux à l'air libre, et qui remet son foulard avec juste ce qu'il faut de nonchalance et de désinvolture quand elle s'arrête aux feux rouges, d'en faire comme un symbole politique. C'est là le vice de la République Islamique de faire du moindre geste de n'importe quel citoyen, et surtout de n'importe quelle citoyenne, quelque chose de politique. C'est vrai, être rebelle en Iran, c'est laisser dépasser un peu trop de cheveux, ou rire un peu trop fort, ou c'est boire un verre de vin en cachette chez des amis. Mais Sareh ne se résume pas à ça. Sareh, c'est juste une fille chouette, artiste et dragueuse, cultivée et futile, rebelle c'est vrai, mais un peu par conviction et beaucoup par plaisir. Une fille qui quitte l'Iran parce qu'elle ne supporte pas la condition des femmes ici, mais aussi et surtout parce qu'elle pense avoir plus de chances de réussir sa carrière ailleurs.
Je suis entrée en Iran en cherchant inconsciemment des signes politiques partout, les signes de l'oppression et les signes de rébellion, encore sous le choc de toutes ces images de juin 2009 et des milliers d'Iraniens dans la rue. Quelle erreur ! Sareh vient me rappeler avec ses conversations qui durent jusque tard dans la nuit et ses problèmes amoureux que l'Iran, n'en déplaise aux politiciens de toute sorte qui aimeraient le voir prospérer ou être rayé de la carte, c'est d'abord un pays qui pleure et qui rit, qui s'amuse d'un rien, qui palabre à longueur de temps, un pays qui vit.
Sareh n'est pas faite pour vivre en Iran mais s’il y a bien une ville qui lui ressemble et qui peut l'accueillir, ici, c'est Shiraz. Si Paris est une ville d'automne, Shiraz est définitivement une ville du printemps, joyeuse et tranquille, souriante et paresseuse. Les jardins éclatent partout dans les rues, les palmiers s'échappent de toutes les cours de maison. Shiraz est la ville des poètes, la ville du vin, la ville des roses et des cyprès. Il y a ici, même en pleine hiver, une certaine douceur de vivre, un raffinement tout persan qui se moque bien du reste du monde.
Il faut aller pour s'en rendre compte sur la jolie tombe du poète Hafez, où se pressent continuellement, peu importe l'heure et peu importe le temps, des admirateurs de tous âges qui effleurent la tombe du doigt, respectueusement, se récitent des poèmes ou ouvrent en solitaires leurs livres de Hafez pour y lire l'avenir. C'est une pratique bien courante ici : poser au maitre une question sur son avenir, ouvrir l'un de ses livres au hasard et y piocher deux vers. Ceux-ci sont si profonds, regorgent de tant de sens différents qu'il n'est pas rare qu'ils permettent vraiment de trouver une réponse à sa question. Et cela rend sa poésie, encore maintenant, si vivante et si proche de chacun que je comprends l'engouement des jeunes et leur rassemblement, ce soir, sur la tombe du grand poète.
Il faut aller aussi se promener à vélo par un vendredi matin un peu frais, une thermos de thé bien calée sur le porte-bagage, dans les rues de la jolie Shiraz, se perdre dans ces ruelles incroyables, croiser les pâtres et leurs troupeaux à deux pas de la plus grande artère de la ville, s'arrêter enfin manger des petits gâteaux dans l'un de ses improbables jardins, ouverts aux quatre vents, à l'ombre d'un palmier qui semble avoir été là depuis toujours, impassible et solitaire.
Il faut surtout emprunter enfin une voiture, la remplir en chemin de filles toutes plus maquillées les unes que les autres et qui entrent dans l'habitacle chargées de nouveaux parfums, souriantes et heureuses de vivre. Et se rendre ensemble et en secret chez un ami de Sareh, une grande salle plongée dans l'obscurité où quatre bougies allumées guident le chemin vers une petite table sur laquelle on aura disposé, miracle, quelques verres de vin rouge. Le vin de Shiraz a le délicieux goût du désert et de l'interdit, et nous le sirotons, tous ensemble complices, levant notre verre à la grandeur de l'Iran et la beauté de ce pays, et nous moquant bien, comme Sareh et comme Shiraz toute entière, de ces dirigeants rebutants que personne n'écoute et qui ne nous valent pas.
Et je repars, amoureuse folle de Shiraz.
La route qui part de Shiraz et qui file vers le sud est un petit bonheur. Après ces lignes droites interminables qui semblent se perdre dans le désert, ces kilomètres entiers de poussière et de sable, il faut bien me frotter les yeux : au loin, ce ne serait pas... Un arbre ? Ce n'est pas un mirage : les oasis se succèdent, véritables tours de magie dans cet univers si austère. J'ai du mal à croire à ces orangers éclatants, à ces pelouses aussi vertes que des terrains de golf qui tout à coup bordent la route. Le désert de nouveau puis, quelques kilomètres plus loin, la même luxuriance. Les oasis sont de petits miracles. Et la vie qui en dépend y semble condensée, plus intense qu'ailleurs. Les villages que je traverse déballent à chaque fois leur étalage de richesse sur les trottoirs, dattes et oranges que l'on vend à la criée et avec le sourire, entre deux bouts de gazon. A-t-on jamais été plus conscient que dans le désert de ce que l'émergence de la vie compte de merveilleux et d'insensé ? Et l'a-t-on jamais mieux exprime ailleurs que dans le désert ?