vendredi 10 février 2012

Parenthese apocalyptique. Kholapur, km 8000




Mon départ d'Iran est un peu précipité. Après Shiraz, je collectionne les déboires mécaniques. Le vent fait de nouveau des siennes et les dernières cotes iraniennes sont rudes. Sans que j'y prenne garde, la fatigue devient soudain accablante, irresistible. Je cale sur la dernière part de désert (bon, d'accord, elle était facile). Il me faut une pause, une pause réconfortante. Et justement, à Goa, en Inde, mon amie Nelly et son amie Marie m'attendent. Et soudain, j'ai besoin de les voir, d'urgence. A Bandar-Abbas, derniere ville d'Iran sur le golfe persique, je mets tout en oeuvre pour trouver un bateau au plus vite. C'est beaucoup trop long, beaucoup trop compliqué. Alors je prends une grande inspiration et j'accepte que mon voyage s'accélère un peu. Un avion est réservé le soir même pour Dubai, un autre m'emmènera le lendemain à Goa. Je savais depuis le début que je ne pouvais pas arriver en Inde par voie terrestre - le Pakistan me refuse son visa. Mais en avion ! A peine le temps de réaliser, et je suis en route pour l'aéroport. Ma phobie de l'avion me prend viscéralement, en même temps que mon empressement à essayer de ne rien perdre de mes dernières minutes en Iran. Dans un voyage comme celui-ci, on est toujours obligés de regarder en avant. Devant, c'est l'Inde, Nelly et Marie. Et plus rien ne me retient ici... Plus rien que le souvenir de ces deux mois passés dans un pays dont je ne soupçonnais ni la grandeur ni la force des émotions qu'il allait me procurer. Et je m'en veux sur la route qui me mène à l'aéroport ce soir-la, je m'en veux d'être à ce point parasitée par ma peur de l'avion et de ne pas réussir à penser à l'Iran de toutes mes forces, l'Iran et ses martyres, l'Iran et ses poètes, l'Iran de Rahim et Maryam et Ruhollah et Sareh, le premier pays que j'ai aimé passionnément, malgré tout.



Difficile de faire rentrer mon vélo dans un si petit avion. Je pleure de trouille sur la piste au moment d'embarquer, et je manque bien faire demi-tour. Un sursaut me pousse à l'interieur de l'appareil, ou l'on n'est pas plus d'une cinquantaine. Mes sanglots d'angoisse provoquent immédiatement les rumeurs les plus folles (j'entends dire jusqu'au fond de l'avion que je suis dans un tel état parce que mon père vient de mourir...) puis les rires et la sympathie de mes voisins lorsque l'on finit enfin par comprendre que j'ai peur, tout simplement. Les mamies iraniennes se relaient pour me donner de petites claques sur les joues, et l'hotesse fait jouer ses relations pour me faire visiter le cockpit pendant le vol - oui, comme pour les petits enfants...

De Bandar-Abbas à Dubai, il n'y a qu'un golfe à traverser. En avion, cela se fait en une demi-heure, une bagatelle. Mais pour moi, habituée depuis des mois à voir changer le monde en douceur sous mes roues, c'est un choc que j'ai du mal à encaisser. Difficile de trouver plus violent que le contraste entre la campagne iranienne ou j'ai dormi la veille et la ville ultra-moderne que l'on peut distinguer quelques minutes avant que l'avion se pose sur la piste. Pour accentuer encore le contraste, je suis accueillie ce soir par Alexandre, ingénieur français expatrié depuis trois ans aux Emirats et qui me reçoit dans la confortable suite d'hotel que lui octroie la compagnie qui l'emploie ici.
Arriver à Dubai de nuit a quelque chose qui relève de l'hallucination, avec ces visions fugitives en forme de flash, ces gratte-ciel qui montent si haut qu'on n'en voit pas le sommet, ces lumières à outrance à peine voilées par une légère brume, et ce silence, ce silence assourdissant sur la quatre-voies ou l'on n'entend de temps en temps que le bruit des moteurs des voitures de luxe qui nous dépassent. L'Iran ne m'avait pourtant pas deshabituée au silence. Il y a du silence dans le désert, un vrai silence troublé uniquement par les antiques camions que l'on entend venir de loin. Mais le silence de Dubai la nuit - ce silence ouaté et climatisé, ce silence futuriste qui n'a rien de naturel ni d'humain - ce silence me prend aux tripes et à la gorge tandis que continue la valse des villas et des palaces, la ronde des néons colorés et des tours de verre, sublimes et glacantes.



Alexandre m'accueille avec une gentillesse tout à fait reposante. Nous allons boire une bière au café d'un palace ou l'on paie sa nuit un millier d'euros - on ne se refuse rien. Une bière ! Depuis le temps que j'en rêvais ! En Iran bien sur l'alcool est proscrit. Aux Emirats, pays non moins religieux, il est proscrit aussi. Mais ici, comme pour tout le reste, on s'en arrange... Je passe à Dubai la nuit la plus confortable de mon voyage, les lumieres scintillant encore à travers mes yeux fermés, malgré l'obscurité totale de la chambre d'hotel - ça aussi, j'avais oublié ce que c'était.

Il existe aux Emirats quelque chose d'au moins aussi fascinant que toute cette débauche de luxe et ces tours de verre dont on ne sait plus vraiment trop, à les voir ainsi érigées les unes à coté des autres, presque les unes sur les autres, si elles se subliment ou si elles s'annulent entre elles. Cet autre aspect de Dubai, les coulisses du luxe, sa face cachée, c'est tout ce que l'on peut tirer de la terre à quelques dizaines de kilomètres à peine des piscines sur les toits - du pétrole, du gaz, des métaux de toute sorte que l'on puise directement d'une terre saignée à blanc par des moyens toujours plus vertigineux. Alexandre, lui, travaille pour une compagnie qui s'occupe d'aluminium ; pas d'extraction, certes, mais tout de même : rien ne me rejouit plus que de l'accompagner sur son chantier, cet après-midi. Il ne faut pas rouler longtemps pour laisser derrière nous les fastes de Dubai et pour se retrouver, empruntant une autoroute flambant neuve, presque en plein désert. Le chantier n'en finit pas d'arriver, avec toutes les précautions de sécurité d'usage qui donnent à l'ensemble une atmosphère encore plus secrète et excitante. Ici l'ambiance est masculine, des hommes au visage couvert pour se protéger des rudesses du desert. On ne travaille pas aujourd'hui, et nous cheminons sans croiser grand monde, masques chirurgicaux sur la bouche, lunettes de protection aux yeux, gants et chaussures de sécurité.

Rien de commun avec ce que j'ai vu de Dubai jusqu'à present, et pourtant j'en reste bouche bée. Je me sens aussi petite devant ces machines démesurées que devant les buildings de la ville. Le tout est aussi monstrueusement vertigineux. Le chantier s'étend à perte de vue : partout des engins, des cuves, des échaffaudages. Cela n'en finit pas et pour la première fois je prends conscience de l'énergie impensable qu'il a fallu deployer ; des moyens financiers qu'il a fallu mettre en oeuvre, du nombre de machines qu'il a fallu penser, convevoir, faire fonctionner. Les chiffres que m'énonce Alexandre ne font que rajouter à mon vertige. Ces chiffres, ils sont trop hauts, je ne les comprends plus.
Cette incroyable puissance de l'énergie humaine me fascine depuis le debut de mon voyage. Je suis intriguée depuis des mois par l'énergie que l'on peut déployer pour rendre gloire à Dieu, ou au roi, et que j'ai retrouvées dans les mosquées turques ou dans les ruines de Persepolis. Mais ici ! Je repense à ma fascination pour Mashhad et pour son gigantisme, à la difficulté que j'ai eue à comprendre que l'on puisse construire tout cela pour Dieu. Et ce chantier, cet unique chantier, doit être trois fois plus grand...
Ce qui me fascine ici, comme à Dubai, ce n'est pas tant que toute cette energie soit mise en oeuvre pour le dieu Profit - Mashhad elle-même fait bien son beurre sur le dos de l'Imam Reza - mais bien cette démesure ahurissante, ce gigantisme inquiétant. Je repars de Dubai le soir-même, après un dernier tour en voiture des hotels qui collectionnent les records - l'hotel le plus haut du monde, le seul hotel 7 etoiles de la planète... Avec la sensation d'avoir durant ces vingt-quatre heures imprévues assisté à quelque chose, à une partie du monde tel qu'il est en train de se faire - et, peut-être, à la partie finale. Comment aller au-delà ? Juste avant de me déposer à l'aéroport, Alexandre me montre du doigt son immeuble préféré à Dubai : une tour massive et écrasante, presque fortifiée à sa base, façon Metropolis. "Tu ne trouves pas qu'elle a un petit coté fin du monde ?"
Si. C'est tout à fait cela.



5 commentaires:

  1. Juliette, on te lit avec toujours un peu d'angoisse. Que vas-tu découvrir dans cette nouvelle étape? Quelles rencontres vas-tu faire? Et bien sûr te nous emportes et tu nous plonges dans une nouvelle aventure que l'on voudrait prolonger avec toi.
    Francine et Patrice

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  2. Nadette et Gilbert13 février 2012 à 22:09

    c'est toujours avec autant d'întérêt et de curiosité que nous découvrons tes nouveaux commentaires. Nous "connaissions" par tes parents une partie de ton itinéraire actuel, mais là, c'est vraiment avec beaucoup de détails. Que d'images et de souvenirs! Bonne continuation auprès de tes amies,tes nouvelles guides pour un temps. Bisous.

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  3. Très cocasse, cet épisode de l'avion! Tu es donc humaine! J'espère que le vol pour l'Inde se passera mieux!

    Dubaï... Une curiosité à voir sans aucun doute, mais comme tu le soulignes justement, synonyme de fin du monde...

    Bonne chance pour la suite de tes aventures en Inde! Je suis pressé de te lire!

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  4. Eva & Jean-Pierre15 février 2012 à 22:16

    Eva ne comprend pas tout, mais elle dit que c'est très littéraire !
    Le beau n'est donc pas toujours compréhensible ...
    On aurait aimé te voir en vélo au milieu des tours et des limousines de luxe ... mais on espère surtout que tu as trouvé quelques boulons dans cette usine gigantesque pour le réparer. On attend la suite toujours avec la même impatience.
    Attention aux vaches maintenant.

    Jean-Pierre

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  5. Comme je comprend et partage tes angoisses pour l'avion, je vis la même terreur
    à chaque décollage, mais puisqu'au bout il y a l'aventure, alors on ravale ses
    larmes,on s'accroche (à rien je crois ....) et on attend que ça passe.
    Maintenant nous attendons un autre regard , et d'autres belles rencontres .
    Bisous M.JO JPP

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