mardi 17 janvier 2012

Des martyrs et des oiseaux. Shiraz, kilomètre 7415

Les trois semaines écoulées ressemblent fort à des vacances au beau milieu de mon voyage. Trois semaines sans vélo et sans incertitudes, trois semaines partagées entre l'attente de mon visa indien à Téhéran et le doux plaisir des retrouvailles familiales à Ispahan. Trois semaines durant lesquelles ce fichu visa indien qui n'arrive pas m'oblige par manque de temps à renoncer à tout faire à vélo. Pour la première fois, je prendrai le bus sur cinq cents kilomètres. Cela ne se fait pas sans quelques pincements au cœur. Mais un voyage se nourrit aussi de concessions.


Je loge dix jours durant chez Ruhollah, et me balade des heures durant dans cette capitale incroyable, l'une des plus polluées du monde où pourtant dans chaque rue coulent des petites rivières charmantes charriant l'eau des montagnes toutes proches.
Le week-end, il est rare que l'on reste à Téhéran. Mon visa indien est toujours en attente, alors j'accepte la proposition de Ruhollah : une petite escapade de deux jours à Mashhad, à la frontière afghane, l'un des principaux lieux saints de l'islam chiite, et pour cause : c'est là que l'imam Reza aurait trouvé la mort il y a près de douze siècles. Depuis, des milliers de croyants viennent pleurer chaque jour sur son mausolée... Pour moi, c'est peut-être l'occasion de me replonger dans l'ambiance de l'Achoura qui m'avait tant subjuguée à Tabriz.
Aller à Mashhad depuis Téhéran est tout un périple, et c'est ainsi que je me retrouve dans un compartiment pour femmes du train de nuit Téhéran-Mashhad, en compagnie de deux filles de mon âge. L'une est voilée des pieds à la tête, l'autre laisse négligemment tomber son foulard qui pendouillait déjà bien bas sur son cou dès que le train est en marche. Et la troisième, c'est moi, qui lance des sourires timides auxquels on ne tarde d'ailleurs pas àrépondre. Les filles parlent un anglais hésitant, on se comprend à demi-mot. Comme un fait exprès, cette nuit est la plus longue de l'année... Et en Iran, on la fête comme il se doit. Les filles m'expliquent les festivités : on se réunit en famille, autour du feu, et on passe la soiréeà se lire des poèmes et à manger amandes et noix. L'intérieur d'un compartiment de train est l'endroit rêvé pour cette occasion et nous grignotons nos fruits secs pendant que l'une d'elle essaie tant bien que mal de me traduire les poèmes de Hafez. Coupées du reste du monde qui se manifeste néanmoins de temps à autres par le biais d'un contrôleur venant vérifier que tout va bien et nous obligeant dans le même temps à remettre nos foulards, nous sommes comme dans un cocon rassurant et douillet. Le thé circule autant que les vers de Hafez ou d’Omar Khayyâm et je décide tout à coup que cette nuit dans ce train qui nous emmèneà l'autre bout de l'Iran sera ma nuit de Noël.
A personne demain n’est promis.
Garde en joie ce cœur plein de mélancolie.
Bois du vin au clair de lune, ô ma lune, car la lune,
Bien souvent brillera sans plus nous retrouver.


Au petit matin, je retrouve Ruhollah et je laisse là mes compagnes de voyage. L'Imam Reza m'attend.
Je suis partie de Téhéran avec un tchador qu'une amie de Ruhollah m'a prêté. Je me sens un peu anxieuse en quittant l'hôtel : les non-musulmans n'ont pas le droit de pénétrer dans le saint des saints. Je n'y serais pas allée par moi-même... Mais Ruhollah a insisté : l'imam Reza se fiche bien de qui est musulman et de qui ne l'est pas. Et il m'a invitée. C'est une affaire qui ne regarde que lui et moi. Après la fouille de rigueur à l'entrée du mausolée, je pénètre enfin dans l'enceinte. La nuit tombe doucement. L'ambiance est magique. Le lieu d'abord : les immenses places qui cernent le mausolée, toutes couvertes de faïences bleues, sont sublime. La coupole se dresse fièrement au second plan. Le soleil qui se couche darde ses rayons sur les carreaux, les rendant encore plus bleus qu'ils ne sont. L'endroit est l'un des plus beaux que j'aie jamais vus. Mais ce n'est pas ce qui rend cet instant magique. Ce qui m'enveloppe de toute sa chaleur dès que je pénètreà l'intérieur du monument, c'est ce murmure permanent, cette ferveur incroyable. Car le lieu est habité et tous ceux qui sont là se pressent pour la même raison : honorer la mémoire de l'imam et lui rendre hommage.
Au moment où nous nous approchons de la salle qui comprend la tombe de l'Imam, j'hésite encore un peu, mais Ruhollah me pousse : "Vas-y ! Je t'ai dit qu'il t'avait invitée !" Alors, j'entre. A l'intérieur, c'est la cohue. Les femmes se poussent sans ménagement pour aller au plus près de la tombe et pour avoir la chance de la toucher. Je dois faire attention en marchant à ne pas écraser toutes celles qui sont assises et qui inlassablement lisent le Coran ou prient. Il y a toujours du bruit ici, entre les murmures du Coran qu'on récite, les pleurs, les bruissements des tchadors. Je ne m'approche pas trop près, juste assez pour apercevoir la tombe tout en verre et les mains qui empoignent les barreaux, les femmes qui sanglotent, les pétales de rose que l'on jette sur la tombe. En quittant le lieu, je croise une femme en larmes, le téléphone portable brandi bien haut en direction de la tombe, pour que son interlocuteur de Téhéran ou d'ailleurs lui aussi puisse parler à l'imam et peut-être faire un vœu, lui qui n'a pas pu se rendre àMashhad. Quand je ressors, je retrouve Ruhollah et lui aussi est en larmes. Nous marchons un peu, sans parler, comme dans un état second. En apesanteur.
Le mausolée de l'imam Reza illustre bien toute la complexité et toute l'ambivalence du chiisme à l'iranienne. Ce mélangeétonnant de superstition pure et de véritable ferveur. Les deux sont intimement liées dans une union sacrée qui me dépasse un peu mais dont le spectacle me plait beaucoup. Ruhollah incarne bien ce double aspect de la religion, lui qui me confie aller voir l'imam Reza chaque fois qu'il a une décision importante à prendre, pour se porter chance autant que pour apaiser son esprit et pour trouver la bonne réponse, la bonne voie dans cette ambiance incroyable. On jette des billets de banque, pratique impie par excellence, à l'intérieurmême de la tombe de l'imam pour qu'il réalise nos rêves les plus chers, mais on pleure en un deuil éternel sa mort violente. L'imam est un maitre, un modèle et un bon génie, mais aussi un frère que l'on pleurera toute sa vie.
Ce culte des martyrs a un pendant beaucoup plus contemporain que je retrouve, lorsque je reviens àTéhéran, en visitant l'immense cimetière du Paradis de Zahra. Les cimetières iraniens sont des lieux de vie par excellence. On y vient toutes les semaines, on y retrouve ses amis, on y pique-nique directement sur les tombes, et on y pleure aussi bien sûr beaucoup ; mais en Iran, pleurer, c'est d'abord un témoignage de vie. Je me balade longuement dans les allées de ce cimetière qui n'a rien de joli mais qui respire une certaine forme de vie, et à voir toutes ces femmes qui pleurent et qui rient à la fois en déposant des pétales de fleurs sur la tombe de leurs parents, j'ai moi aussi le sourire aux lèvres. J'aime tant les cimetières... Comme toujours dans ces lieux, une certaine sérénité me gagne. Et puis soudain, j'arrive dans l'aile des martyrs.
Dans les années 1980, l'invasion de l'Iran par l'Irak de Saddam a donné lieu à une guerre qui a embrasé la région pendant huit ans. Huit longues années durant lesquelles les principales victimes mortes au combat n'étaient pas des soldats surentrainés mais des jeunes garçons sans expérience, dont certains n'avaient pas encore fêté leur treizième anniversaire. Leur rôleétait simple et clairement défini : marcher sur les mines pour libérer le passage aux armées plus expérimentées. Bien sûr, le gouvernement n'a pas hésitéà mener une abjecte propagande pour amener les adolescents à s'enrôler - sans prendre en compte d'ailleurs l'avis de leurs parents. Mais cette propagande se faisait sur un terreau déjà existant : ce culte du martyre qui envahit toutes les consciences, cette gloire du sacrifice ultime, cette exaltation de la mort pour servir une cause plus noble. Et aujourd'hui dans l'aile des martyrs, avec le souvenir des pleurs pour l'Imam Hossein ou pour l'Imam Reza, devant ces centaines de photographies toutes différentes et pourtant toutes semblables - des garçons plus jeunes que mon frère qui sourient d'un air à la fois revanchard et insouciant, aujourd'hui sur ces tombes, j'accepte de ne pas comprendre, de ne pas juger, ou peut-être que je refuse de comprendre, et moi aussi, je pleure.


Et puis, ma famille arrive et soudain tout est si facile. Qu'il est bon d'êtreà nouveau quatre et de se balader sans penser a rien dans les rues d'Ispahan la belle, l'envoûtante. C'est ici, et àShiraz aussi, que l'Iran montre, après son attrait évident pour la mort, à quel point il aime la vie. Tout, des coupoles des mosquées aux façades en émail, éclate de joie. Pas un monument, peu importe l'époque, qui ne soit envahi en peinture par les fleurs et les oiseaux. L'année commence dans la gaieté de l'art persan, et le temps des retrouvailles donne à tout l'Iran des couleurs nouvelles et rayonnantes.
Apres dix jours, me revoilà seule. C'est dur, la solitude, et c'est cruel, quand on a retrouvé pour quelques temps le bonheur d'être entouré. Et au moment de quitter mes parents et de me retourner vers la longue année qui vient, je fais l'état des lieux.
Est-ce qu'il m'en reste encore dans le ventre ?
Ouf, encore un peu.
Est-ce que ça suffira ?
Inch'Allah....

9 commentaires:

  1. C'est un plaisir de te lire !

    Bonne route ...

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  2. Lâche pas l'affaire ! C'est sans doute le plus intelligent, le plus intense et le mieux écrit de tous les carnets de voyage que j'ai pu lire. Tu as toute mon admiration, mon estime et ma tendresse. Je me permets de t'embrasser.
    Stéphane Ribeiro

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  3. jarrive a teheran dans une semaine! :) si tu as des endroits a me recommander, je suis prenante.

    flore

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  4. te voici repartie sur les routes et tes photos nous rappellent une riche architecture
    de l'ouzbekistan que nous avons traversé (en bus bien sur !!!!)les domes et les
    facades sont aussi richement décorées .
    Merci pour cette immersion et bonne route MJ.JP

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  5. Bonjour Juliette, lire tes rencontres me remplit d'émotion, d'enthousiasme. Je voyage et fais des rencontres à travers tes récits, à tel point que ton voyage devient un eu le mien. En effet je ne m'empêcher de parler de ton odyssée sur roue à tout mes amis et à les inciter à lire ton blog. Je trouve ton écriture très touchante et sensible et j'attends avec impatiences tes futurs écrits. Bonne route, bon courage et bon partages.
    Christine, la maman de Lulu.

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  6. On se met a rêver et a t envier. Continue ton voyage juliette et jusqu au bout car on ne le vit qu'une fois. Ton écriture est magnifique, peut-être un livre au bout de ce.voyage ??? Je me permet de t embraser et te souhaite le meilleur pour ton périple .

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  7. Coucou Juliette, je ne sais pas si tu as le temps de lire ces messages... Quant à moi je suis au Burkina Faso depuis deux mois et je vais rester encore pendant 6 mois. La connexion est moyenne et je ne passe toujours qu'en coup de vent. Donc je viens de copier toutes tes publications et je vais me faire une petite soirée escapade où je lirai tes récits comme un roman d'aventures!
    Fière de te connaître! Courage et plein de bises (la bise, un petit souvenir de France!)
    Muriel Champy

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  8. Quelle ballade, ça nous fait réver !! nous, aprés les élections nous "descendrons" en Lozère (600 kms par l'autoroute - 6 heures-) quelle expédition !!!
    Allez bon courage, bon blog, bonnes photos (+) on aime ....

    Lagny le 31/3/12 18:30

    BB (père de Sophie B., nous nous sommes rencontrés au jardin de So)

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  9. hi juliette
    i'm maryam (maryam and rahim) tabriz
    i'm so happy to find your weblog and see your reports.
    good luck

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