samedi 24 septembre 2011

Roumanie rurale. Silistra, km 3600



Quand on voyage, il faut apprendre à accepter un certain nombre de choses ; et d'abord accepter de ne pas partager autant qu'on le voudrait, ni aussi rapidement qu'on le souhaiterait ou qu'on l'avait imaginé. Accepter cela, cela prend du temps et c'est loin d'être facile.
Je resterai en tout moins de trois semaines en Roumanie : c'est peu pour apprendre intégralement une nouvelle langue. Cela implique de longues conversations où l'on opine de la tête sans rien comprendre du tout à ce que notre interlocuteur nous dit, ou encore la frustration, après avoir posé une question qui nous tient à coeur, de n'être pas tout à fait sûr d'avoir compris la réponse. Cela signifie aussi un temps non négligeable passé le nez plongé dans les méthodes Assimil, à ingurgiter un vocabulaire dont on n'est pas sûr qu'il nous servira, et à se demander, avec une pointe d'angoisse, si à force de passer des heures à ressasser les conversations stéréotypées de la méthode, on ne rate pas finalement des conversations autrement plus intéressantes avec ceux qui nous entourent.
Il faut réussir à accepter ces premières journées, toujours un peu angoissantes, où l'oreille n'arrive à se fixer sur aucun mot, où les règles de grammaire dûment apprises ne nous sont d'aucune utilité face à ce mur d'incompréhension sur lequel on ne trouve aucune prise. Il faut accepter enfin et ce, dès le début, qu'on ne commencera probablement à maîtriser vraiment la langue, ou qu'on aura cette illusion, qu'au moment de passer la frontière pour se plonger dans un nouvel univers linguistique, dans un nouvel océan d'incompréhension.
Il faut apprendre à accepter cela parce que cette manière de voyager est passionnante. Mêler la découverte d'un pays à l'apprentissage d'une langue, c'est se laisser emporter dans une sorte d'expérience un peu magique. Chaque jour, sans qu'on sache trop pourquoi, quelque chose se débloque - le passé composé que l'on n'avait jamais réussi à identifier nous semble soudain tout naturel - et on pénètre, tout en douceur, en une sorte d'alchimie mystérieuse et enivrante, au coeur de la langue en même temps qu'au coeur du pays.
Et c'est comme ça que chaque jour, la Roumanie m'apparaît un peu plus clairement, comme dans la chambre noire du photographe où les contours encore flous de la photographie se révèlent peu à peu, faisant apparaître à chaque instant de nouveaux détails.

Ainsi, de la Roumanie, j'ai d'abord aimé les Roumaines, dont je ne comprenais pas un traître mot les premiers jours, et qui m'intimident un peu avec leur air toujours autoritaire, leur manière de me tirer par la manche pour m'entraîner dans la cuisine, leurs gestes imposants qui me désignent sans esquisser un sourire un endroit où m'asseoir. Mais après m'avoir regardé longuement, pensivement, il n'est pas rare que leur visage s'éclaire soudain et que, de manière tout aussi brusque elles s'approchent de moi pour déposer sur mes cheveux un baiser sonore. Ce geste me bouleverse toujours un peu, me laisse chancelante, un sourire incertain aux lèvres. L'apprentissage de la langue passe par là : ces moments de grandes incompréhensions où l'on a toujours un peu peur de celui qui nous parle et que l'on ne comprend pas. Ionela n'arrêtait pas de me montrer les tomates sur la table de la cuisine en me répétant quelque chose sur un ton de plus en plus dur. Après de longues minutes de vains efforts où je commençais à me dire que, peut-être, elle ne voulait tout simplement plus de moi chez elle, j'ai fini par comprendre : Ionela me demandait seulement comment on appelait ces aliments en français. "Ah...! Tomates, c'est des tomates...". Je n'oublierai jamais son sourire, enfin complice.



Un peu plus tard, toujours sans comprendre grand chose au roumain, à peine quelques mots saisis au vol, par-ci, par-là, j'ai observé la Roumanie en silence, assise sur un banc ; et c'est sur un banc que j'ai appris le roumain. Dans chaque village, presque devant chaque portail, il y en a un, sur lequel on aime s'asseoir à toute heure de la journée. il n'est pas rare, après avoir débarqué chez quelqu'un, avoir déchargé mes affaires et mangé un morceau, que l'hôte ou l'hôtesse des lieux me demande, un soupçon d'excitation dans la voix : "Bon, et maintenant... On va au portail ?"
Aller au portail, c'est donc cela : s'asseoir sur un banc, et attendre que le monde vienne à soi. On attend en silence, de longues minutes durant. De temps en temps, un voisin, une connaissance, un parent, passe et s'arrête. Et c'est toujours la promesse d'une discussion de cinq minutes ou de plusieurs heures, suivant l'humeur. On est parfois rejoints par d'autres. Devant certains portails, ce sont de vrais attroupements qui se forment, à grands renforts d'éclats de rire ou de voix, d'engueulades et de réconciliations.
Avec mes faibles notions de roumain, au départ, je me laissais seulement bercer par les intonations des femmes qui tour à tour racontait leur histoire aux autres. L'une d'elle parfois s'enflammait et j'écoutais avec plaisir sa voix partir dans les aigus tandis qu'elle racontait une anecdote particulièrement croustillante.
Peu à peu je me suis mise à comprendre, tout doucement, ce qu'elles racontaient, dans ces fameuses conversations interminables. Les potins du village que l'on égrène de manière interrompue sans se soucier au juste de qui cela concerne vraiment. Les nouvelles des enfants souvent partis à l'étranger, ou dans des villes, plus grandes, ce qui revient au même, ils sont tellement loin maintenant... Le résumé du feuilleton de la veille, quoi tu ne l'as pas regardé ? Alors Julio a découvert qu'elle le trompait, si si, je t'assure ! Et chaque nouvel arrivant a droit aux mêmes histoires, répétées, indéfiniment, par ceux qui les ont déjà entendues. Ce sont ces longues conversations "au portail", je crois, qui m'ont fait à la fois apprendre le roumain et aimer ce côté-là de la Roumanie. Ces conversations où, si souvent, j'ai entendu "oui parce que, comme on dit chez nous...". Je n'ai jamais compris la suite, du reste toujours différente. Mais les proverbes énoncés étaient toujours en vers, et la langue qu'à ce moment-là je ne comprenais pas enveloppait à chaque fois le pays tout entier dans une poésie délicate.



Arrêtée pour deux jours chez Paula et son fils Jan, je vois soudain passer un cortège funèbre dans la rue. La cérémonie est orthodoxe bien sûr. On entend arriver le cortège de loin, interpellés par la musique tout en arabesque de deux saxophonistes qui précèdent le corbillard. En fait de corbillard, c'est un tracteur qui passe. Dans la remorque, le corps du défunt, enveloppé d'un linceul et surmonté d'une immense croix qui indique en lettres énormes le nom du mort et son âge, est entouré par quatre femmes qui l'étreignent en pleurant à chaudes larmes. Derrière enfin suit la foule : les femmes, le foulard sur la tête, et les hommes, un grand carré de tissu coloré traditionnel sur l'épaule. Ils ont l'air grave bien sûr ; mais ils ne manquent pas, de temps à autre, d'adresser un petit salut aux voisins qui, à l'instar de Paula, regardent par dessus leur portail passer le mort. Ce n'est pas de la curiosité mal placée : ici, la mort est une chose publique que l'on ne cache surtout pas. Elle fait partie de la vie quotidienne. Un mort se montre et ne s'oublie pas : il n'est pas rare de voir sur les façades des maisons d'immenses photographies rappelant ceux qui sont morts parfois plusieurs dizaines d'années auparavant. Les anniversaires des morts sont fêtés comme il se doit, et pendant six ans, avec des cadeaux et des mets préparés pour les défunts. Et de temps à autre, une tombe émerge, sur le trottoir, parmi les vivants.  Et lorsque je demande à Paula, qui m'explique tout ça, si elle a peur de mourir, elle qui a passé les quatre-vingts-ans, elle me regarde sans comprendre puis part d'un grand rire sonore : "Mais enfin ! Que tu aies peur ou non, de toutes façons, tu y vas ! Alors..." La mort est partout mais elle n'est pas funèbre, ni terrifiante comme chez nous. Elle est là, simplement. Et les cimetières en désordre que je croise souvent sur ma route et qui me rassurent comme des camarades apaisants n'ont pas la froide solennité des cimetières français. Les herbes folles poussent entre les tombes en un joyeux bazar où l'on se sent bien.

6 commentaires:

  1. Juliette,
    Tu peux nous envoûter par la description de paysages, tu peux nous stimuler par ta volonté de pratiquer une langue nouvelle, tu peux nous faire partager les instants poignants d'un départ, mais toujours tu nous touches.
    Francine et Patrice

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  2. Coucou Juliette,

    Je suis nancéien comme toi et aussi aventurier. J'ai réalisé cet été mon deuxième tour d'Europe en solitaire.

    Après 1000km d'aventure, j'ai rejoint ma soeur qui était en vacance dans le sud de la France. Elle m'a donné ton bel article "Est Républicain" et du coup il a traversé l'Europe avec moi.

    Si jamais tu veux me contacter ou jeter un oeil à mon blog:

    http://verybiketrip.com

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  3. Quel bon souvenir que ces 2 jours passés avec toi en Bulgarie!
    Quel plaisir de t'avoir trouvée en très bonne forme!
    Dommage que nous n'ayons pu profiter de tes nouvelles compétences en roumain...
    Plein de bisous.
    Les Jacqueminots

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  4. salut Juliette !
    je sais pas si mes deux derniers commentaires sont affichés, je crois que j'ai pas réussi, enfin bref..
    Je te dis que je te suivais à travers ton blog, je suis vraiment impressionnée, je te savais si sportive que ça. Tu dois avoir des mollets énormes ! Est-ce que tu es en Turquie là ? si tu as besoin d'aide pour communiquer ou si tu veux des conseils de destination tu peux m'écrire. je te donne mon mail, je te répondrai de suite. Tu vas passer par où? tu as de la chance, les turcs sont très accueillants surtout dans la région de la mer noire. Tu peux avoir confiance.mais surveille tes affaires !
    Prends soin de toi, bon voyage!
    selcan.solmaz@hotmail.fr
    bisou selcan

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  5. Salut Juliette

    C est tj agreable de te suıvre.
    Nous on vıent d arrıver a Istanbul.

    On te contacte pour avoır des info sur l obtention du vısa iranien vıa la Turquie.

    Mercı d avance pour ta reponse
    superfrisette@hotmail.fr

    Clo et Yo

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  6. hey hey aussi étonnant que cela puisse paraitre, je suis attentivement tes péripéties et je suis époustoufflée... :) profite à fond, tu en as de la chance de pouvoir faire ça :) mes pensées t'accompagnent,

    Mathilde, ancienne comparse de Génépi

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