jeudi 15 septembre 2011

Aux Portes de Fer. Calarasi, km 3200

Quelques kilomètres seulement après la frontière serbo-roumaine, le paysage change radicalement. Les immenses plaines arides du nord des Balkans ne semblent plus, tout à coup, qu'un lointain souvenir. Devant moi, qui me bouchent la vue, des falaises immenses. Il me faut un peu de temps avant d'associer ce paysage incroyable à une expression que j'avais lue bien souvent sans trop comprendre à quoi elle faisait référence : les Portes de Fer. Je savais qu'on leur accolait facilement l'épithète "terribles", ou "majestueuses", mais je me représentais avec difficulté ce qui se cachait derrière cette expression un peu pompeuse.

Après avoir dévalé avec tant de facilité et d'insouciance les montagnes bavaroises, après s'être si bien installé dans les plaines hongroises et serbes, le Danube doit, un millier de kilomètres avant de se jeter dans la Mer Noire, se frayer avec d'immenses difficultés, un chemin entre des gorges qui s'étendent sur une centaine de kilomètres. Hallucinant de majesté à Budapest, ou il montrait au monde entier son immensité et sa supériorité sur presque tous les autres fleuves européens, le Danube se fait ici tout petit, humble à nouveau pour saluer les falaises qui le regardent de haut.
Je comprends alors pourquoi l'on parle de Portes de Fer. Ici, l'eau semble s'écouler au compte-gouttes, comme soumise au bon vouloir de la montagne. La route est déserte, le silence total. Il n'y a que moi, le fleuve et la montagne. Liés de manière si intime, si complice, que j'ai l'impression d'en faire pleinement partie.



Les Romains déjà considéraient que ces fameuses Portes de Fer représentaient la fin du monde civilisé. Le Danube s'écoulait bien sur sur encore mille kilomètres après les gorges. Mais c'était déjà un autre fleuve, ou plutot le fleuve d'un autre monde, qu'ils regardaient toujours avec un certain dédain mêlé de dégout. Bien plus tard, ces portes conservèrent ce caractère teinté de mystère car, après elles, c'était l'Empire ottoman, les ennemis turcs qui menacèrent longtemps les Empires européens avant que les aléas du dix-neuvième siècle ne fassent taire cette menace. Les Portes de Fer alors, c'était à la fois une protection, et cet ailleurs inquiétant que l'on voulait ignorer. Le fleuve, à cet endroit, est plein d'écueils et de récifs. La navigation y a longtemps été impossible car trop dangereuse : et des siècles durant, les Européens en étaient réduits à regarder les Portes dans un silence inquiet, en se demandant avec nervosité : qu'est-ce qu'il y a, au juste, derrière ?

Les Portes de Fer - et j'y suis. Les passer en vélo n'est pas non plus chose aisée : les cotes se succèdent et le vent, terrible, ne me laisse pas beaucoup de répit. Cela ne rend l'instant qu'encore plus beau. Car moi aussi, sur cette centaine de kilomètres, je retrouve l'inquiétude et l'excitation des navigateurs. Il me faut moi aussi suer sang et eau sans savoir au juste ce qui surgira de cette suite de falaises plongeant dans l'eau, avec en tête toutes les légendes dont on entoura, siècle après siècle, cet autre monde qui n'était déjà plus l'Europe.
Mais il y a plus encore. Je ne peux en pédalant détacher mon regard de l'eau qui file en contrebas. Je suis le Danube depuis sa source - depuis deux mille kilomètres déjà. Je l'ai connu naissant puis impérial, synbole déchu mais toujours grand de l'Europe centrale. Aujourd'hui, ce Danube m'entraine ailleurs, de l'autre coté.

C'est moi aujourd'hui qui me demande ce qui m'attend derrière les Portes de Fer.

 Et un sentiment incroyablement intense, difficilement explicable, s'empare de moi tandis que je pédale, de plus en plus vite, le coeur battant. Celui de comprendre profondément, pour la première fois peut-être, le monde dans lequel je vis. De ressentir son unité, par-delà les siècles, par-delà les kilomètres. Et, surtout, celui d'en faire partie, au plus profond de moi-même.



Un peu plus loin, un peu plus tard, les Portes de Fer sont derrière moi déjà. Devant, ce n'est plus, depuis plus d'un siècle, la Turquie, mais une large plaine qui vallone doucement, de temps à autre. L'été touche à sa fin sur le calendrier, mais ici, il joue les prolongations. Je ne dois pas être la première à le dire : la Roumanie a
quelque chose de l'Italie. Je la retrouve dans cette jolie langue pleine de "cha" et de "ca", dans les maisons blanchies à la chaux qui semblent saluer gaiement sur les bords des routes, dans les "ciao !" des vieux et des plus jeunes qui agitent la main sur mon passage. Ce matin-là, juste après les Portes de Fer, la route est belle, et les seuls véhicules avec lesquels j'ai à composer sont les charettes à cheval remplies de paille ou de monceaux de bois, cliché rassurant de la Roumanie rurale. Un couple de paysans rigolard me crie de m'arrêter, de m'approcher de la charette. La femme me donne en souriant deux belles grappes de raisin, me lance un "ciao, bella !" sonore et me laisse repartir.
Parfois, ma route est dure et chaque coup de pédale est un enfer.
Parfois, elle est sublime et je sens sur mon palais ce gout incroyable de liberté qui me terrasse et me donne des ailes tout à la fois.
 Et parfois, ma route, c'est cela : un vent doux qui me balaie les joues, des arbres juste assez grands pour me faire de l'ombre sur le bord du chemin, et quelques grains de raisin sucrés sur mon guidon, que je picore de temps à autre, sans même y penser.

6 commentaires:

  1. Coucou Djioul
    Pas évident de laisser un comm après tes articles !
    On les lit tous avec attention, on attend les autres avec impatience, on passe de l'Histoire aux histoires, puis à la géo, bref on retourne à l'école !
    On t'embrasse tous, profite bien c'est bientôt fini ^-^
    Frantz

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  2. tu vas aimer la Roumanie et ses habitants !
    rachidus

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  3. bravo, bon courage
    bizzz de la marne

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  4. Bravo ma Juju,j'ai toujours autant de plaisirs à te lire.Bon courage,je t'embrasse Patricia

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  5. Bon courage et bonne route. C'est toujours aussi palpitant et aussi bien raconté.

    Thierry (Ton ange gardien............... de la paix)

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  6. Bonjour Juliette. Je lis très régulièrement ton blog, d'abord peut être parce qu'il est bien écrit, et il m'a accroché, comme on est accroché à un bon roman. Mais je sais que ce n'est pas un roman, et le fait que ce soit réel me rend d'abord un peu inquiet pour toi, je dois l'avouer, mais surtout admiratif de la détermination dont tu fait preuve. En même temps, quand je lis la richesse des rencontres que tu fais, des relations que tu parviens à nouer dans une langue qui n'est pas la tienne, quand je vois ta capacité à comprendre ces gens que tu découvres, je me dis que oui, ce voyage en vaut la peine, pour qui sait le vivre comme tu le vis.
    Philippe

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